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L’homme qui vendait des pizzas. Que reste-t-il de Mikhaïl Gorbatchev ?

histoire

Lien publiée le 20 septembre 2022

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

L'homme qui vendait des pizzas. Que reste-t-il de Mikhaïl Gorbatchev ? - CONTRETEMPS

Retour sur le parcours de Mikhaïl Gorbatchev, du réformateur communiste au vendeur de Pizza Hut, à partir du livre : Gorbatchev. His life and Times, par William Taubman (Simon & Schuster, 2017).

Dans un restaurant de Moscou, une famille se dispute sur l’héritage de Mikhaïl Gorbatchev. « À cause de lui, nous dans nous trouvons dans le chaos économique », se plaint le père. « Grâce à lui, nous avons des opportunités », proteste le fils. Les affirmations sont suivies de contre-affirmations : « A cause de lui, nous avons l’instabilité politique » – « A cause de lui, nous avons la liberté » – « Le chaos total » – « L’espoir ! »

La mère intervient : « Grâce à lui, nous avons beaucoup de choses… comme Pizza Hut. » La famille est d’accord. Comme tout le restaurant, ils se lèvent de leurs sièges, parts de pizza à la main, pour saluer ses réalisations. La caméra coupe sur Gorbatchev lui-même, qui profite de l’attention.

Diffusée lors du Rose Bowl de 1998, cette publicité de Pizza Hut était une représentation plutôt tendue de l’opinion des Russes sur l’ancien président. Elle n’a pas été diffusée dans le pays même de Gorbatchev. Dans les médias russes, il fut largement ridiculisé pour avoir pris part à ce coup d’éclat, vendant son statut passé à des fins publicitaires. Toutefois, il ne s’agit pas simplement de l’histoire d’un homme politique honni dans son propre pays et apprécié à l’étranger. Malgré tous ses diplômes honorifiques et son prix Nobel de la paix, Gorbatchev était loin d’être devenu un homme d’État mondial vénéré. Il était le symbole d’un projet de réforme avorté, d’un échec.

Gorbatchev n’a jamais obtenu le statut de saint libéral conféré à Nelson Mandela, au Dalaï Lama ou (jusqu’à récemment) à Aung San Suu Kyi. Chacune de ces figures pourrait être dépolitisée et canonisée comme un saint ou une sainte des temps modernes, se tenant au-dessus de la mêlée des querelles idéologiques. La tentative de Gorbatchev d’obtenir ce statut a rapidement échoué. Ses politiques de perestroïka (restructuration) et de glasnost (ouverture) en tant que dirigeant soviétique n’ont jamais tenu leurs promesses. L’effort de réforme a été suivi par l’effondrement de l’Union soviétique, puis par un glissement vers le chaos, le gangstérisme et un « ordre » réimposé sous Poutine. Les nouveaux dirigeants de la Russie ont renié le bilan de Gorbatchev.

Face aux succès douteux de la Russie post-soviétique, la nouvelle biographie de William TaubmanGorbatchev : His Life and Times, est une tentative de présenter le bilan du dirigeant sous un jour plus héroïque. Après onze années de recherches et d’entretiens, cet ancien biographe de Nikita Khrouchtchev présente Gorbatchev comme la figure politique la plus importante de la seconde moitié du XXe siècle. C’est lui qui a  mis fin à la guerre froide et, contre son gré, à l’URSS elle-même. Néanmoins, Taubman présente également Gorbatchev comme une figure tragique, qui a brisé le système soviétique sclérosé sans avoir les moyens de créer une démocratie libérale à sa place.

De la paysannerie à la Nomenklatura

Taubman s’intéresse avant tout à l’aspect humain de l’histoire de Gorbatchev et, à cette fin, consacre plus d’un quart du livre à sa vie avant ses six années au pouvoir. Il s’agit notamment d’une description détaillée de la jeunesse de Gorbatchev, en commençant par la famille modeste dans laquelle il est né en 1931. Dès son adolescence, il travaille de longues journées dans les champs, y compris lorsque son père est envoyé au front pour lutter contre l’invasion allemande. Trop jeune pour participer à la guerre, Gorbatchev a néanmoins vécu de première main les ravages de l’occupation nazie.

Dès sa jeunesse, Gorbatchev est un homme de parti, d’abord au sein du Komsomol (Jeunesse Communiste). Sa décoration de l’Ordre du Drapeau rouge du Travail (obtenue avec son père, pour son labeur en tant qu’agriculteur) ainsi que ses brillants résultats scolaires lui permettent d’entrer à l’Université d’État de Moscou, l’école la plus prestigieuse d’Union soviétique. Diplômé en 1955, il devient un dirigeant local du Komsomol dans la ville de Stavropol et, en 1970, il est promu patron du Parti Communiste dans cette ville du sud.

C’était une époque de grands changements en URSS. La victoire sur l’Allemagne nazie signifiait la nécessité de reconstruire, mais aussi l’espoir que le pire des sacrifices était désormais terminé. Après la mort de Staline en 1953, ce sont des éléments plus libéraux qui affirment leur contrôle sur l’État et le nouveau secrétaire général Nikita Khrouchtchev entame un processus de réforme. Celui-ci s’exprime notamment dans le discours du XXème Congrès de Khrouchtchev, qui dénonce le culte de la personnalité et les actes de répression injustes. Néanmoins se posaient les questions plus larges de l’origine de ces maux et des changements que le système allait maintenant subir.

À l’Université d’État de Moscou, Gorbatchev fait preuve d’une certaine défiance à l’égard des rituels du régime. Mais la résistance au dogme ne l’a pas conduit à se faire une idée fondamentalement différente de ce que l’Union Soviétique pourrait devenir. Gorbatchev s’est tenu à l’écart des éléments plus proprement « dissidents » qui cherchaient à renverser le système.

Il est resté proche du courant khrouchtchévien, espérant la fin de la pire répression stalinienne. Cependant, la ligne de conduite de la direction n’était pas claire. Elle est testée pour la première fois lors du soulèvement hongrois de 1956. La réponse de Moscou a été d’envoyer les chars, réimposant dans le sang la domination soviétique. Quelle que soit la libéralisation au sein de l’URSS, il n’y avait aucune chance que Moscou permette la désintégration de sa sphère d’influence gagnée au prix de la guerre.

Gorbatchev lui-même a ouvertement soutenu cette action, tout comme il avait soutenu la répression du Printemps de Prague par Brejnev en 1968. En fait, ces événements illustrent le problème fondamental des relations de l’URSS avec le reste du bloc de l’Est. Permettre à un seul régime socialiste de rompre avec l’hégémonie soviétique menacerait l’unité du bloc et le rôle de l’URSS en tant « qu’État leader » dans le camp socialiste. Pourtant, le fait de contrecarrer les efforts visant à créer un « socialisme à visage humain » a lui-même miné l’unité et l’idéalisme du mouvement communiste dirigé par les Soviétiques, lui donnant un caractère ouvertement répressif.

En tant que secrétaire général à partir de 1964, Leonid Brejnev a élaboré une doctrine dure de sécurité collective au sein du bloc de l’Est, imposant une unité de fer depuis Moscou. Cela correspondait à l’importance qu’il accordait à la stabilité. Pourtant, le régime perdit également son prestige, tant au niveau international qu’au niveau national. La montée en puissance de la Chine, de Cuba et du Vietnam en tant que centres alternatifs de l’autorité révolutionnaire le mit particulièrement en évidence. Gorbatchev est essentiellement le produit inverse de cette période. Trop jeune pour faire partie de la génération héroïque de l’URSS pendant la guerre, il fait partie de ces communistes qui ont gravi les échelons du parti à mesure que la croissance économique ralentissait et que l’État soviétique perdait ce qui lui restait de mission historique.

Au pouvoir

Lorsque Gorbatchev rejoint le Comité Central du Parti Communiste en 1971, l’Union Soviétique n’a plus le vent en poupe. La décennie suivante sera marquée par la stagnation économique et le durcissement d’une élite dirigeante gérontocratique axée avant tout sur la stabilité. Elle doit constamment faire face aux défis de la périphérie. Les grèves polonaises de 1980-81 cristallisent l’opposition de l’Europe centrale et orientale au système du Pacte de Varsovie, une opposition qui s’exprime également dans des mouvements intellectuels dissidents comme la Charte 77 en Tchécoslovaquie. Tout cela alors que l’URSS s’enlisait dans un bourbier militaire en Afghanistan.

Le leadership soviétique reflète ces défis. Gorbatchev était allié à des personnalités comme Iouri Andropov, qui, en 1981, conseillait à Brejnev de ne pas intervenir directement par la voie militaire pour supprimer l’opposition polonaise. Secrétaire général du Parti Communiste de la fin de l’année 1982 jusqu’à sa mort au début de l’année 1984, le vieil Andropov a préparé Gorbatchev à devenir son successeur. Après un bref interrègne sous Konstantin Tchernenko, Gorbatchev devient en janvier 1985 le chef du parti et de l’État.

Ses politiques de perestroïka et de glasnost visent à sortir l’Union Soviétique du repli conservateur de la période Brejnev. Toutefois, contrairement aux dirigeants chinois des années 1990, cette approche n’accordait en fait que relativement peu d’importance à la privatisation de l’économie. Sur le plan interne, le changement le plus important a été le relâchement du contrôle de la presse et la tolérance accrue envers la critique publique. L’intention de Gorbatchev en 1985 n’était pas de dissoudre l’État soviétique. Cependant, le fait de lever le voile sur l’atmosphère répressive a ouvert un tourbillon de contradictions.

Les historien.ne.s ne s’accordent pas sur le rôle des facteurs économiques dans le déclenchement de la crise finale de l’URSS. Les dépenses militaires soviétiques s’étaient accumulées sur une longue période et n’ont pas augmenté soudainement en réponse à l’expansion du budget de la défense américain par Reagan. Cependant, il y a eu une combinaison de facteurs perturbateurs. La chute des prix mondiaux du pétrole, qui coïncide avec le règne de Gorbatchev, porte un coup sévère à un système déjà affaibli et les économies défaillantes d’États comme la Tchécoslovaquie, l’Allemagne de l’Est et la Pologne dépendent de plus en plus des prêts occidentaux.

En ce sens, les développements dans les pays du bloc de l’Est ont joué un rôle décisif dans le démantèlement de l’Union soviétique. Le plus important à cet égard a été le revirement explicite de Gorbatchev par rapport à la doctrine Brejnev, indiquant clairement que l’URSS n’interviendrait pas pour soutenir les régimes du bloc de l’Est en difficulté. La crise de la dette à la fin des années 1980 et la pression qui en résulte sur le prix des biens de consommation ne font qu’alimenter les manifestations de rue dans des pays comme l’Allemagne de l’Est et la Pologne. Dans certains États, ces manifestations sont en partie animées par des mouvements syndicaux indépendants et de gauche, mais elles sont également marquées par un fort rejet de la domination soviétique.

Gorbatchev n’était pas directement allié aux mouvements réformateurs des autres pays du bloc de l’Est ni le défenseur d’une voie alternative spécifique au socialisme. Ses interlocuteurs privilégiés étaient des partis réformateurs mais non dirigeants, comme les communistes italiens, liés comme lui à une identité spécifiquement « communiste » et pourtant en rupture avec la réalité de l’URSS. Au sein même des États du Pacte de Varsovie, le conflit opposait des états communistes fragiles, dépendants du soutien soviétique, à des mouvements pro-démocratiques.

Le refus de Gorbatchev d’intervenir pour défendre les autres gouvernements du Pacte de Varsovie permettra en 1989 des élections partiellement libres en Pologne et la chute du mur de Berlin. Cependant, la dynamique spécifiquement nationaliste de ces mouvements a également alimenté les tensions au sein même de l’URSS. Imitant les mouvements nationaux d’Europe centrale et orientale, certaines parties de l’Union Soviétique ont elles-mêmes demandé à être indépendantes de Moscou. Alors que les républiques commencent à éclater, les tensions ethniques se répandent dans les États baltes et le Caucase. Le leader de la république russe Boris Eltsine s’affirme à son tour contre Gorbatchev et l’État soviétique unitaire.

La crise finale est due à une réaction brutale au sein de la direction soviétique. Le 19 août 1991, alors que Gorbatchev est en vacances en Crimée, les partisans de la ligne dure soviétique déclarent un nouveau régime. En deux jours, le coup d’État échoue, l’armée déclarant sa loyauté à Eltsine. Gorbatchev est rétabli dans ses fonctions, mais le projet de réforme a échoué. Les tensions nationales se sont développées pendant des décennies ; le processus de libéralisation ne les a pas apaisées, mais les a plutôt laissées éclater au grand jour. Eltsine rencontre les dirigeants ukrainiens et biélorusses pour déclarer une « Communauté d’États indépendants » plus souple. En démissionnant de son poste de président soviétique le jour de Noël 1991, Gorbatchev sonne le glas de l’URSS.

Des regrets, j’en ai eu quelques-uns

Taubman présente Gorbatchev sous un jour sympathique, mais comme un personnage qui a déclenché des événements échappant à son contrôle. L’escalade rapide de la libéralisation vers la destruction totale de l’URSS a immédiatement écarté le président soviétique de la vie politique. Il en a été réduit à parcourir le monde occidental en quête d’acclamations publiques, se faisant même transporter aux États-Unis dans un avion appartenant au magazine Forbes, l’autoproclamé « Outil Capitaliste« . En 1994, il comparaît comme témoin dans le procès des comploteurs d’août 1991, mais sa comparution ne donne lieu qu’à un échange de coups de gueule entre lui et ceux qui l’accusent de trahir l’URSS.

La décision malheureuse de Gorbatchev de se présenter à l’élection présidentielle de 1996 illustre l’ampleur de sa chute dans la politique intérieure russe. L’élection marque une révolte de l’électorat contre la montée en flèche du chômage et le chaos social du début de la période de transition, le candidat communiste Guennadi Ziouganov étant au coude à coude avec Eltsine au premier tour. La compétition oppose le désir d’un retour à la stabilité d’antan à la promesse que le capitalisme russe pourrait finalement se rétablir. Se présentant comme indépendant, Gorbatchev n’obtient qu’un faible 0,5 % des voix.

Si la plus grande réussite de Gorbatchev a été de mettre fin à la guerre froide, à vingt-cinq ans de distance, cela ressemble moins à un succès complet. En 1991, il a donné le feu vert à la guerre menée par les États-Unis en Irak et la dissolution du contre-pouvoir soviétique allait enhardir les néoconservateurs dans leur projet de refaire le monde à l’image de Washington. La montée de la démocratie dans l’ancien bloc de l’Est est un succès plus certain, même si Gorbatchev lui-même déplora l’expansion de l’OTAN dans l’ancienne sphère d’influence de son propre pays.

Le jeune paysan avait gravi tous les échelons du système soviétique, devenant son « produit idéal ». Pourtant, en fin de compte, Gorbatchev n’a même pas été en mesure de défendre ses propres actions, ni de s’identifier aux maigres progrès réalisés.

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David Broder est l’éditeur de la revue Jacobin en Europe et un historien spécialiste du communisme en France et en Italie.