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    A-t-on le droit de se réjouir de la cérémonie d’ouverture de Paris 2024 ?

    Par Fortmann ( 3 août 2024)
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    Conformément à sa politique bonapartiste (dont la TC parle dans cet article), nous nous attendions à ce que Macron instrumentalise la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques pour en faire son sacre : une cérémonie pétrie de suffisance nationaliste, réactionnaire, commande univoque d’un président confit dans son auto-satisfaction autoritaire, nous offrant son pain et ses jeux – enfin, surtout ses jeux.

    En réalité, ce fut plutôt le sacre de Paris, offrant ses danses et ses paillettes.

    Paris, à travers sa diversité d’époques, de cultures et d’identités. Ce n’est pas France 2024 qui est célébrée, mais bien Paris 2024, qui revendique le titre de bastion de la liberté sexuelle, de la gauche sociale-démocrate, de révoltes historiques. Nous avions omis que la cérémonie d’ouverture n’est pas orchestrée directement par l’Elysée, mais par ce que la bourgeoisie intellectuelle parisienne présente en ce moment sur le devant de sa scène : Thomas Jolly (metteur en scène et depuis peu nouveau directeur du théâtre du Châtelet, soutien de Mélenchon en 2022) et Daphné Bürki (actuellement présentatrice de Drag Race France, émission populaire qui a participé à faire connaître l’art du drag auprès du grand public français), épaulé-e-s par l’historien médiéviste Patrick Boucheron (lui-même proche d’Anne Hidalgo).

    La gauche salue alors l’audace de ce spectacle qui fait hurler l’extrême-droite (et cela jusqu’en Russie et en Hongrie où les responsables politiques parlent de cette cérémonie comme symptôme d’une « désintégration de l’Occident ») : visibilité queer, athlètes noir-e-s placés au premier plan, artistes et sportif-ve-s tant rassembleur-euse-s (Zidane, Céline Dion) que sujets de controverse (Aya Nakamura, dont la présence annoncée il y a quelques mois avait déjà fait grogner la droite raciste). Ajoutons à cela les medleys où se croisent, entre autres, le métal technique de Gojira (qui sert ici de bande-son à une reconstitution carnavalesque de la révolution française), le rap old school de Rim’k (parrain notamment de la « next gen » et du DMV flow) ou encore Cerone, figure incontestée de la scène électro internationale. Les références tant historiques qu’artistiques pleuvent pêle-mêle au service d’un message d’ouverture au féminisme, à la tolérance, à la différence, à la lutte contre l’oppression.

    A priori, tout cela devrait ne devrait prêter qu’à réjouissance. Pourtant, les débats que cette cérémonie a suscités au sein même de nos rangs témoignent de son caractère problématique : comment caractériser cette grande œuvre qui se présente comme programmatique en même temps qu’elle sert de facto  à légitimer une compétition olympique contestée, dans un contexte de tensions nationales et internationales considérables ? Comment mesurer les effets d’une cérémonie ouvertement pop et progressiste en même temps qu’elle sert d’outil de propagande géopolitique (car, qu’on le veuille ou non, la soirée de vendredi était de la propagande) ? Est-il possible de dissocier un évènement à ce point institutionnalisé et qui a vocation à représenter la France (ou sa seule capitale) de celleux qui sont à sa tête ? Il semble en effet difficile aujourd’hui d’alerter le monde entier sur combien notre gouvernement accentue les traits racistes, sexistes, homophobes et répressifs de l’appareil d’Etat français, quand l’image qu’il donne à voir est celle d’un pays fier de ses minorités raciales et de genre.

    La macronie est de fait très forte pour paraître progressiste alors qu’elle tape sur les minorités  à longueur d’année, et elle a conscience de son intérêt à le faire. La chercheuse Maboula Soumahoro explique que « la diplomatie française sait très bien quelle est l’image de la France qu’elle doit vendre actuellement à l’étranger : c’est nous [comprendre : les intellectuel-le-s racisé-e-s] », et ce afin de promouvoir une idée de la nation progressiste et ouverte, d'une République égalitaire, libre et multiculturelle : c'est là l'image que la France souhaite vendre d’elle-même à l'étranger. Macron aime à jouer sur ce tableau : lors de l’édition 2018 de la fête de la musique, il invite le DJ Kiddy Smile, star du voguing, à se produire à l’Elysée, et se fait tirer le portrait en compagnie de ses danseur-euse-s. Il comprend tout à fait l’importance de se montrer en compagnie de représentant-e-s des minorités, choisi-e-s à sa convenance ; par exemple de ce qu’il considère être de bon-ne-s racisé-e-s : intégré-e-s, intellectuel-le-s, artistes… En opposition aux racisé-e-s des banlieues populaires « décivilisés » et « ensauvagés » [Note 1], présupposé antisémites, homophobes et violents. Il joue implicitement sur la même opposition lors de son discours pour la panthéonisation de Manouchian : étranger-e-s, immigré-e-s, soyez prêt-e-s à mourir pour la France, et vous serez dignes d’être reconnu-e-s par nous.

    Alors, cette cérémonie peut certes être considérée comme une manière pour la gauche culturelle de « faire la nique à Macron », dans la mesure où elle donne à voir un contraste frappant avec la politique de celui-ci. Mais cela n’empêche pas qu’elle soit aussi une démonstration de « soft power » [Note 2] qui a permis un « rayonnement de la France », c’est-à-dire en fait, pour l’essentiel, de la bourgeoisie française, qui peut se payer le luxe d’une certaine diversité culturelle, d’une indéniable créativité des artistes qu’elle promeut et d’une intégration dans ses standards d’artistes d’origine populaire. Dès lors, même si ce n’est sans doute pas la cérémonie de leurs rêves, Macron et ses ministres ont bien compris le profit symbolique qu’ils pouvaient tirer de cette démonstration, en surfant cette vague du cool et en saluant sur X les performances de Zidane et Aya Nakamura à coups de petites références humoristiques.

    Pour autant, après la montée du RN qui nous a tant inquiété-e-s, la visibilisation des minorités peut être saluée. De manière générale, nous la soutenons car elle permet aux opprimé-e-s de gagner en sentiment de légitimité et de prendre confiance en eux/elles, ce qui est crucial pour prendre le chemin des luttes ; de plus, cela permet de faire évoluer les luttes en général, en exigeant des convergences, en ouvrant les secteurs en lutte les uns aux autres, etc.  Cependant, si elle est faite à doses homéopathiques, si elle se cantonne aux spectacles, au sport ou même à la superstructure politique, la visibilisation des minorités devient aussi une manière pour les dominant-e-s non seulement de se donner bonne conscience, mais surtout de faire croire à la grande masse des opprimé-e-s qu’ils/elles sont responsables de leur sort, puisque certain-e-s de leurs « semblables » ont su réussir. On peut même voir dans l’invisibilisation, cette fois, des femmes portant le voile [Note 3] une mise en compétition de groupes d’individus entiers, dont les identités seraient tantôt « absorbables », tantôt inadmissibles. La France est le seul pays au monde à appliquer ce règlement islamophobe. Ce dimanche 28 juillet, Tina Rahimi, une boxeuse australienne, s’exprimait courageusement à ce sujet sur son compte Instagram : « Vous ne devriez pas avoir à choisir entre vos croyances ou religion et votre sport. C’est ce que les athlètes français sont forcés de faire. Peu importe ce à quoi vous ressemblez ou comment vous êtes habillés, votre appartenance ethnique ou votre religion. »

    De ce point de vue, si la cérémonie des JO a pu être perçue, parfois appréciée, à une échelle de masse [Note 4] comme image idéalisée d’une France rêvée, le soutien qu’elle a recueilli dans une partie de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie relève quant à lui au mieux de la naïveté, au pire de l’hypocrisie. Comme pour illustrer cela, à la suite de ce coup d’éclat qui a placé les minorités en première ligne de la nation, pas grand-chose n’est fait pour endiguer le flot d’attaques sexistes, homophobes, transphobes ou racistes qui pleuvent sur elles depuis plusieurs jours. Les associations LGBT+ s’en inquiètent déjà, tandis que les membres du gouvernement restent silencieux-ses face au cyberharcèlement que subit la danseuse Barbara Butch depuis sa prestation. Ainsi, seule, la visibilisation nous fait boîter : elle est consubstantielle aux luttes, mais doit s’accompagner pour être conséquente d’une organisation collective déterminée à changer radicalement les structures qui nourrissent les oppressions [Note 5].

    Enfin, quel que soit notre avis et notre analyse sur la cérémonie d’ouverture elle-même, elle ne saurait nous faire oublier que ces JO sont en eux-mêmes une opération de propagande pour les classes dominantes du monde entier, et en particulier les bourgeoisies des pays impérialistes : les JO véhiculent l’idée d’une possible « compétition pacifique » et respectueuse entre les Etats, compétition dont le gagnant serait le plus méritant et non le plus puissant. Tout l’inverse de ce qu’il se passe réellement dans l’ordre mondial, et, au final, au sein même des JO : les plus grosses « moissons de médailles » sont souvent celles des pays qui ont su déployer le plus d’infrastructures sportives par le passé. Tout cela sans parler du déferlement de milliards d’euros gaspillés alors que la misère et la guerre règnent et que la plupart des gens manquent cruellement des moyens de faire du sport dans de bonnes conditions. Il ne faut pas oublier non plus tout ce qui s’est passé en France avant l’ouverture des jeux,  et tout ce qui se passe en ce moment en termes de répression des libertés, de mépris de la vie et de la dignité humaines : les ouvriers qui ont perdu la vie sur les chantiers des infrastructures des JO [Note 6], les familles laissées sans hébergement d’urgence, les personnes sans domiciles déplacées hors de la capitale, les étudiant-e-s boursier-e-s privé-e-s de logement pour que les forces de l’ordres soient logées au CROUS, les installations de systèmes de surveillance liberticides, la délégation d’Israël accueillie toute honte bue. Rappeler ceci n’est ni moralisateur, ni, comme on a pu l’entendre ici et là, le signe de notre incapacité à éprouver une quelconque « joie » devant une performance artistique. Mais c’est, par exemple, faire honneur aux milliers de militant-e-s qui ont lutté contre ces jeux olympiques de longues années durant, et à leur combat contre tout ce que ces « festivités » ont fait et font encore peser de menaces sociales, écologiques ou sécuritaires sur la population [Note 7].

    C’est aussi la manifestation d’une déception, car ce boost de paillettes pour Macron atténue finalement le coup de force doux et poli qui se déroule en ce moment : trois semaines après le second tour des législatives, le résultat des urnes n’a toujours pas été respecté. Macron maintient son gouvernement et fait passer par décrets ses lois inégalitaires et racistes. Après un mois de campagne puis les pourparlers du NFP pour décider d’un-e Premier-e Ministre potentiel-le, les militant-e-s de gauche sont épuisé-e-s ; mais les JO étaient une occasion en or pour faire pression sur le gouvernement par la lutte et la rue. Or, les directions syndicales, la CGT en tête, appellent à se retrouver seulement à la rentrée. La direction de la CGT, a même, par l’intermédiaire de Bernard Thibault portant la flamme olympique, revendiqué sa participation à l’organisation des JO !. Son blason redoré par les JO et son opposition endormie, Macron a donc tout le confort de maintenir son pouvoir autoritaire [cf. https://tendanceclaire.org/article.php?id=1951].

    Notes

    [1] Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a fait à plusieurs reprise mention d’un « ensauvagement » pour parler implicitement des jeunes des banlieues qui seraient responsables d’une recrudescence de la criminalité.

    [2] En relations internationales, le « soft power » désigne la plupart du temps la capacité d’une puissance à exercer une influence par un moyen autres que sa capacité à contraindre (« hard power »), notamment via l’appareil militaire : la culture en fait partie.

    [3] Tant dans la cérémonie, où elles demeurent l’une des rares minorités à n’avoir pas été représentées, que dans la compétition olympique, où les athlètes françaises se sont vu interdire le droit de porter le voile

    [4] D’après un sondage Harris Interactive réalisé le 27 juillet sur un échantillon représentatif, 81% des français considéreraient que la cérémonie d’ouverture « donne une bonne image de la France ». 75% estimeraient que la cérémonie les a « rendus fiers ». Source : https://harris-interactive.fr/wp-content/uploads/sites/6/2024/07/Rapport-Toluna-Harris-La-perception-de-la-ceremonie-douverture-Jeux-Olympiques-de-Paris-2024-par-les-Francais-Paris-2024.pdf

    [5] Nous renvoyons ici aux remarques de Sasha Anxty, militante de Révolution Permanente : https://x.com/yeezlouise/status/1817633317576913036

    [6] Joao Batista Miranda, 61 ans ; Amara Dioumassy, 51 ans ; Seydou Fofana, 21 ans ; Franck Michel, 58 ans ; Abdoulaye Soumahoro, 41 ans ; Maxime Wagner, 37 ans ; Jérémy Wasson, 21 ans

    [7] Nous pensons par exemple à la grève d’octobre 2023 des travailleurs sans-papiers des chantiers des JO, organisée notamment par des collectifs de sans-papiers de la région parisienne, la CNT-SO et la Marche des Solidarités. Ou bien encore au travail minutieux d’information et d’organisation mené par Saccage 2024. En ce moment même, iels tiennent une permanence anti-répression et violences policières.

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