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Le caprice de Marianne

Lien publiée le 5 octobre 2014

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http://www.ars-combat.fr/actualites/breve-161.html

Hier, Marianne a été humiliée. Où était-ce avant-hier ? Je ne sais plus. Ils étaient quatre, la haine chevillée au corps. Ces corps, lourds, sombres, qui se sont abattus sur sa chevelure de feu, enflammant son cœur d’une rancœur indescriptible. Ils l’ont attrapée, violemment, sous les regards hagards et rieurs de ses petits camarades de classe lâches et sournois. Ils l’ont jeté à terre, pensant par là même la ramener à son essence, dans les tréfonds de l’Enfer. Ce macadam, froid et sale, qui a accueilli l’apeurée, frêle et innocente, incapable de comprendre pourquoi elle est si différente. Puis, les coups de pied, les larmes et ce ciseau tranchant qui coupe, qui coupe ses mèches de cheveux. Et ces rires, elle les entend encore, des rires de joie, de joie sadique. D’innocents petits enfants qui jouent à dominer, qui jouent à humilier, qui jouent à détruire, détruire pour vaincre l’Autre, celui qui ne ressemble pas au clan, le barbare, l’étranger, le roux. L’enfance préfigure la vie d’adulte. Vision dantesque.

Aujourd’hui, Marianne a été humiliée. Encore. D’autres corps, encore plus lourds, encore plus sombres, dépourvus de ciseaux tranchants. Mais quelques mots suffisent à transpercer un être. Un objet, Marianne est vue comme un objet de curiosité, un objet de convoitise, un objet de désir avide, la tentation du diable. Une belle personne devrait-on dire. Non, une belle rousse, disent en chœur ces sans-esprits. Ils n’étaient plus quatre à l’assaillir, mais des dizaines à l’humilier et à s’en débarrasser. Car, le roux attire, amuse un temps puis lasse. Le roux n’a pas d’âme, le roux sent mauvais, le roux est l’incarnation du malin, le roux est un traître ou un juif. Tel est le quotidien mystérieux des personnes aux cheveux roux. Une douleur sans publicité, sans tracts, sans revendications. Mais une douleur, une douleur qu’il faut combattre. Alors, Marianne a décidé de ne plus se laisser discriminer. Son sac dans le coffre de la voiture et ses rêveries plein la tête, elle a pris la route. Le Nord. Les Pays-Bas. Breda. Car, chaque année, a lieu le Redhead Day. La journée des roux. Histoire de se confronter aux autres, aux frères et sœurs de cheveux, histoire de voir comment améliorer ce quotidien mystérieux. Et quelle n’a pas été sa déception en arrivant sur ses terres riches en promesses.

La pauvreté. Pauvreté intellectuelle. Pauvreté culturelle. Pauvreté politique. Point de manifestation à l’horizon sombre, des séances de photos hype sans intérêts et sources de profits bien juteux au passage, une exposition photo sur « l’homme roux sexy » plus que caricaturale, deux conférences culturelles peau de chagrin, et c’est peu dire, et des discours « politiques », si tant est que le mot ait une valeur ici, tellement vides que les cheveux nous en tombent. Le maire insiste sur le fait que 80 pays sont représentés en cette neuvième année de Ginger pride, tandis que le fondateur du mouvement appelle les participants à être fiers de la couleur de leurs cheveux. Merci. Passez votre chemin. Les mots me manquent. Point d’explication sur le pourquoi des discriminations et sur le système politique inégalitaire qui les a engendrés.

Marianne trône, telle une statue, au milieu de la place. « Je ne suis pas une bête de foire, je ne serais pas sur la photographie de groupe. Je ne suis pas venue ici pour vivre ce que je subis au quotidien, un regard orienté uniquement vers ma couleur de cheveux. Je suis un individu pensant. C’est ainsi que l’on doit me voir », harangue-t-elle à la foule, autiste. Mais, il est trop tard. Le photographe règle son objectif, l’air amusé. Les roux sourient et rient faussement à l’unisson. Et la belle Marianne, posée contre un arbre devant ce spectacle terrifiant, revoit les ciseaux tranchants de son enfance, et ses rires, presque les mêmes que ceux d’aujourd’hui. Presque la même joie sadique. Bouleversée, elle plonge ses mains dans son sac. Musset. Les caprices de Marianne. Acte II, scène 1. Octave, déprimé, prie le garçon du cabaret d’aller lui chercher sa putain. « Vous irez à la grande place et vous m’apporterez une certaine Rosalinde qui est rousse et qui est toujours à sa fenêtre ». Marianne referme son petit livre. Une larme glisse sur sa joue tachetée. Les romantiques d’hier n’ont rien à envier aux sadiques d’aujourd’hui. Je m’approche d’elle, la voix pleine de tendresse. « Viens, petite sœur, tu vas attraper froid. Rentrons. Je te prêterais de la lecture égalitaire si le cœur t’en dit, Marx… ».

Céline