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Tribune dans "Le Monde" - Sivens: violences et mensonges d’Etat
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Le Monde) Dans la nuit du 25 au 26 octobre, un homme tombe à Sivens. S’ensuit une semaine au cours de laquelle, peu à peu, la vérité est dévoilée dans un strip-tease macabre : comme l’affirmaient les opposants au barrage dès le 27 octobre, les autorités finissent par reconnaître qu’il a été tué par une grenade de la gendarmerie. On comprend mieux qu’elles aient mis deux jours à présenter leurs condoléances : il y avait plus urgent, il fallait gagner du temps pour juguler la colère et tenter d’étouffer le scandale. Car les forces de l’ordre et les autorités, cela vient d’être prouvé par Le Monde du 13 novembre, ont immédiatement su ce qui s’était passé.
Pendant les jours suivants, l’Etat a donc menti effrontément. Quelques mensonges restent à démonter. Qu’est-ce qui justifiait la mobilisation de 250 policiers et gendarmes, munis d’armes de guerre, samedi 25 octobre au Testet, alors qu’il n’y avait ni machines de chantier ni ouvriers à protéger ? Une première réponse a été apportée par un fonctionnaire de police : il s’agissait de « protéger » les manifestants pacifiques. Mais comment les forces de l’ordre auraient-elles pu protéger quiconque dans un rassemblement qui se déroulait à 1,7 km de l’enclos entouré de grillages et de fossés où elles étaient cantonnées ?
Et si ce danger avait vraiment existé – où a-t-on vu des « black blocs » s’attaquer à autre chose qu’à des banques, des vitrines et du mobilier urbain ? –, pourquoi les forces de l’ordre ont-elles quitté les lieux trois heures après leur crime, sans plus jamais y revenir ? Et pourquoi y sont-elles restées trois heures de plus ? Le ministre de l’intérieur a quant à lui proposé une autre réponse : il fallait « éviter que le terrain ne soit piégé avec des herses enterrées ».
Mais ici aussi, toutes les questions précédentes se posent, d’autant plus que les policiers en civil qui arpentaient le site tout le week-end n’auraient eu aucun mal à repérer les hypothétiques « pièges ». La réponse est pourtant simple, on la trouve elle aussi dans le communiqué de la coordination des opposants du 27 octobre : « A l’heure où tous les mensonges et conflits d’intérêts dénoncés par les opposants depuis des mois ont été confirmés par les investigations des journalistes et le rapport des experts ministériels (…), le président du conseil général et le préfet du Tarn n’ont plus aucun argument en faveur du barrage, si ce n’est de monter en épingle la prétendue violence des opposants. Ils avaient donc besoin de violence samedi. Ils l’ont provoquée. Elle a coûté la vie à Rémi. »
Le piège
Les autorités ont joué la stratégie de la tension et se sont prises dans leur propre piège. Depuis, elles esquivent les questions gênantes et tentent d’étouffer le mouvement social qui s’esquisse en réponse à cet assassinat : certaines manifestations ont été interdites, des manifestants ont été arrêtés préventivement, la faculté de Rennes a été fermée pour empêcher une assemblée générale – toutes décisions qui remettent en cause le droit de se réunir et de manifester. Et bien sûr, les exactions des policiers se poursuivent – pourquoi en irait-il autrement, à partir du moment où le premier ministre leur a signé un blanc-seing en déclarant qu’il ne tolérerait pas la mise en cause de ses agents ?
Dans le même temps se déroule une opération médiatico-policière désormais bien rodée : on monte en épingle la « violence » des « casseurs ». Face au scandale, l’Etat local et l’Etat national se renvoient la balle. Tandis que Ségolène Royal, qui a attendu que l’irréparable soit fait avant de révéler les conclusions du rapport des experts, affirmait le 27 octobre que c’était au conseil général du Tarn de statuer sur la poursuite du chantier, ce même conseil s’en remettait le 31 octobre à l’Etat central. Et tandis que le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, expliquait le 31 octobre avoir donné « des instructions de prudence » et remettait la responsabilité de l’inutile présence policière sur le dos du préfet, ce dernier affirmait à La Dépêche du Midi n’avoir « donné aucune consigne de sévérité aux forces de l’ordre » – affirmation contredite par le commandant des gendarmes mobiles, qui déclarait juste après le crime : le préfet « nous avait demandé de faire preuve d’une extrême fermeté vis-à-vis des opposants » (Le Monde du 13 novembre). Alors, qui ment ?
Tous, bien sûr, à divers degrés. Personne ne croira que le préfet a donné sa consigne d’« extrême fermeté » sans l’accord de Bernard Cazeneuve et du premier ministre Valls, dont elle incarne la ligne politique autoritaire. En réalité, les violences et les mensonges de l’Etat national s’inscrivent dans la continuité de ceux orchestrés par l’Etat local depuis le début de l’affaire Sivens : enquête d’utilité publique occultée, chiffres tronqués, avis contradictoires ignorés, inflation des violences policières. Cette spirale étatique de violences et de mensonges n’a rien d’incongru : c’est seulement à ce prix, aujourd’hui, qu’on peut espérer gagner quelques (dixièmes de) points de PIB.
La croissance est en berne, il faut bien chercher à « produire artificiellement, grâce à l’argent public, de l’activité économique », comme le dénoncent à Sivens les opposants, dans leur appel au « grand rassemblement » du 25 octobre. Il faut donc se résoudre à exploiter plus durement les humains et la nature. Or, comment atteindre ces objectifs capitalistes sans l’appui armé des forces de l’ordre ? L’Amérique du LAPD[Los Angeles Police Department] et du gaz de schiste, voilà le modèle. Au-delà des indispensables mises en examen des gendarmes, des autorités locales et des membres du gouvernement impliqués dans ce scandale, la première leçon à en tirer est de désarmer les forces de l’ordre : interdire l’usage d’armes de guerre contre les jeunes de cité et les manifestants, mais aussi de ces armes « à létalité réduite » qui ne cessent de mutiler.
Descendre dans la rue pour protester, c’est désormais prendre le risque de perdre un œil. Se réunir au bas de sa tour dans une cité peut vous conduire droit au cimetière. Tout cela terrorise, et la police sert à ça : faire en sorte que la population se jette dans les bras d’un Etat qui, à défaut de pouvoir produire du consensus par la croissance et le plein-emploi, ne cherche plus qu’à monter les populations les unes contre les autres.
- Emmanuel Barot (Professeur de philosophie à l’université Toulouse -Jean Jaurès)
- Aurélien Berlan (Membre de la coordination du 25 octobre)
- Christophe Goby (Faucheur d’OGM condamné à Nonnette)