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L’impossibilité d’une usine
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Le petit groupe, neuf hommes et une femme, s'est donné rendez-vous au crépuscule, sur le parking désert. L'asphalte luit sous la lumière crue des spots de l'usine. Le gardien qui les connaît bien leur a ouvert les grilles. Les anciens salariés d'UPM ont répondu à l'appel de Nicolas Prévot, ex-responsable informatique et président de l'association Sauvez la papeterie de Docelles, pour faire visiter ce complexe industriel des Vosges où la plupart ont fait carrière. Montrer la machine pour laquelle ils se sont mobilisés depuis un an.
Mardi 6 janvier, le juge des référés du conseil de prud'hommes qu'ils ont saisi doit dire si l'usine peut continuer d'être protégée pendant l'hiver. Voilà tout juste un an, Docelles, un millier d'habitants, s'endormait encore au son des turbines et de la bobineuse. Une très longue histoire qui commence en 1452, dans cette vallée de la Vologne, avec le moulin à papier du Grand-Meix, et se perpétue sans discontinuer jusqu'au XXe siècle.
En 1978, le géant finlandais du papier, United Paper Mills (UPM)-Kymmene, avale l'usine vosgienne dont l'évolution se poursuit vers ce qui semble l'ultime étape d'une intégration au système économique mondial : sa disparition. Après cinq siècles de bons et loyaux services et une décision prise en janvier 2014 à Helsinki, l'usine de papier de Docelles, la plus ancienne de France, cesse toute activité. Les 160 employés sont licenciés. Le symbole attire un temps les médias, puis le flot se tarit. Les ex-salariés craignent désormais le chômage et l'oubli.
Ils n'ont pas franchi le seuil de la papeterie depuis des mois. Mains dans les poches, coude à coude, ils s'avancent sous la lumière des néons. Plutôt que de s'épancher, Dominique Chipot, ex-conducteur de machine, 52 ans dont vingt-six passés à Docelles, s'improvise guide : " Il y a plus de boucles de régulation dans cette machine que dans une fusée Ariane ", lance avec fierté ce petit homme énergique. L'œil ne peut embrasser d'un seul regard le vaisseau d'acier encastré sur toute la longueur du hangar. L'exosquelette métallique laisse deviner un agglomérat de mécanique, rouages serrés, griffes et crocs capables de broyer un homme. C'est arrivé une fois, il y a longtemps.
" Un équipement révolutionnaire ", dit Dominique Chipot, en expliquant que " la section presse " a été rénovée en 2006. L'usine produisait jusqu'à 500 tonnes de papier recyclé par jour, 160 000 tonnes par an, principalement destinées à la fabrication d'enveloppes et de ramettes. Deux gars s'approchent d'un tableau de commande, poussent un bouton puis un autre, déclenchant un jet de vapeur et le puissant hululement d'un klaxon. Un faible sourire éclaire les visages. " On dirait qu'on pourrait revenir demain et tout redémarrer ! " Dans l'usine pimpante, le rouge des poutrelles du hangar, le vert des engins, le jaune du marquage au sol n'accusent aucune éraflure ou trace d'abandon. " Elle est belle, non ? On n'y est pas pour rien ", précise l'ex-conducteur de la machine.
Quand la direction d'UPM leur a annoncé sans préavis la mise en vente de l'usine, au matin du 17 janvier 2013, les ouvriers ont continué à honorer les commandes avec zèle, briqué le mécanisme et occupé le moindre temps mort par des travaux de peinture. Tous étaient persuadés que le site, rentable, serait bientôt racheté par un autre groupe.
Ce soir de visite, Stéphane Villaumé, la cinquantaine mélancolique, porte encore la veste polaire siglée UPM. Entré à la papeterie à l'âge de 16 ans, comme la plupart des hommes de sa famille avant lui, il affirme n'avoir été le témoin d'aucune grève en trente-six ans d'usine. Son père, ouvrier à Docelles dans les années 1960, n'a quant à lui jamais connu de mouvement social. Malgré le choc, il n'y a pas davantage eu d'action collective cette fois-ci. " On ne pouvait pas faire ça à nos clients fidèles, c'est pas dans la mentalité de Docelles ", dit l'ancien cariste.
Aujourd'hui, certains regrettent, convaincus d'avoir été " endormis " par UPM. Les mois passant, le groupe finlandais a débouté deux offres, arguant que les plans de reprise proposés n'étaient pas viables. Entre-temps, il a rendu public son plan de sauvegarde de l'emploi (PSE)." Quand ils ont annoncé la somme, il y en a à qui ça a tourné la tête ", se souvient Stéphane Villaumé. Les 69 salariés ayant plus de vingt ans d'ancienneté ont empoché deux chèques de 37 500 et 42 500 euros. Les autres ont reçu 50 000 euros et tous les salaires ont été maintenus l'année suivant le licenciement.
Nicolas Prévot évalue à 27 millions d'euros l'" investissement " d'UPM dans son plan social, qui prévoit le financement d'une formation et une prime de 20 000 euros pour encourager la création d'entreprise. " C'était très bien calculé, estime-t-il, ce PSE a pourri l'ambiance dans l'usine en favorisant l'individualisme. " Car une grève a bien eu lieu en novembre 2013, mais menée par une poignée d'employés défavorables au rachat de l'usine, qui aurait supprimé la manne du PSE et la possibilité d'une reconversion professionnelle.
Entraînés par le délégué CGT, le responsable informatique et quelques cadres, 85 salariés ont tenté de fonder une société coopérative et participative (SCOP) pour racheter la papeterie et devenir leur propre patron. Chaque participant aurait versé une partie de ses primes de licenciement. Pour peu que la stratégie de reprise proposée fût jugée " ferme et crédible ",l'usine était cédée pour un prix symbolique. " Lors d'une réunion, un employé a demandé combien valait la machine, raconte Nicolas Prévot, le directeur d'UPM France a sorti de sa poche une pièce de 2 euros. "
En mars 2014, leur business plan approuvé et soutenu par les banques et les pouvoirs publics, les porteurs du projet SCOP font enfin leur proposition. La réponse d'UPM tombe comme un couperet : l'usine ne partira pas pour moins de 10 millions d'euros. Une somme impossible à atteindre pour les anciens salariés. Le délégué CGT abandonne la partie et les rangs des partisans de la SCOP sont pulvérisés. Pour Nicolas Prévot, le groupe finlandais n'aurait en réalité jamais envisagé de vendre. " Le secteur du papier est en crise en Europe, UPM mène une stratégie d'oligopole ", affirme-t-il, soupçonnant son employeur de vouloir assécher toute concurrence.
Depuis, les ex-salariés ont assigné UPM en justice. Les irréductibles de la SCOP ont porté plainte auprès du tribunal de commerce, qui a renvoyé l'affaire devant le conseil des prud'hommes. Isabelle Villaumé, la femme de Stéphane le cariste, n'y croit plus. " On a mangé notre PSE, dit-elle, certains se sont acheté une voiture, d'autres ont payé le crédit de la maison… C'est bien normal, mais maintenant on n'aurait plus assez d'argent pour la SCOP. "
Le couple reçoit dans la coquette cuisine de sa maison de Faucompierre, hameau voisin de Docelles. Elle a préparé une tarte aux mirabelles et sert le jus de pommes du jardin. Teinture blonde soignée, légèrement maquillée, Isabelle a accusé le coup comme son mari. Cette secrétaire de mairie, qui cumule trois emplois, est épouse, fille, nièce et cousine de papetier. Elle aussi se dit attachée à l'usine. Elle a vu Stéphane sombrer dans la dépression, passer l'été sous médicaments. " Pour les enfants, c'était dur de voir leur père comme ça. Eux sont partis en Suisse, ils ne veulent pas travailler en France ", confie-t-elle.
Dès la mi-septembre 2014, Stéphane a trouvé à s'embaucher dans une papeterie des environs. Un CDD renouvelable à la semaine, emploi précaire qu'il a tout de suite accepté par crainte d'un " trou " visible sur son CV. Et surtout parce que " c'est important de sentir qu'on a besoin de vous ". Licencié en juin 2014, Stéphane aurait pu se contenter de sa prime et du salaire garanti par UPM jusqu'au mois de juin suivant. " C'était pas l'argent le plus important,proteste-t-il. On a tellement donné pour cette usine. On considérait qu'elle était à nous, c'était comme une famille. " Le couple raconte les dîners entre collègues, les barbecues du week-end. " Maintenant, c'est plus difficile, on s'est un peu perdus de vue. " Certains ont quitté la région.
Pendant des années après le rachat du site par UPM, l'administration finlandaise a maintenu à son poste le directeur, un notable de Docelles, choisi par le précédent propriétaire. En 2009, la politique du groupe a changé et l'usine est devenue une unité de production parmi d'autres, dépendante des seules décisions du siège à Helsinki. Pour Pascal Remy, électrotechnicien, la SCOP offrait l'espoir d'un retour à l'ancien mode de gestion, où les ouvriers pouvaient soumettre leurs propres solutions techniques. " Ce n'est plus mon combat, j'ai cessé de m'encombrer l'esprit avec ça. L'usine, je la vois quand je sors me promener, mais je n'y pense jamais plus comme une possibilité. "
Docelles semble bâtie autour de la papeterie comme un hameau médiéval au flanc de sa forteresse. Le site domine le village, les cheminées de l'usine s'élèvent plus haut que le clocher." On avait tout ce qui fait l'attractivité d'un centre-ville ", se désole Christian Tarantola, le maire. Le long de la grand-rue restent le garage, la boulangerie, un salon de coiffure, un cabinet médical et, un peu plus loin, l'école. Mais la poste et le bureau des impôts menacent de fermer. L'épicerie a déjà tiré le rideau, le bar n'existe plus. Au Restaurant de la poste, on ne dresse plus le couvert que pour quelques vieux, des habitués.
Après l'abandon de la fabrique Lana en 2003, l'usine UPM était le dernier des cinq moulins qui ont fait la tradition papetière du village. Le maire évalue à 400 le nombre d'emplois directs et indirects perdus. Il verse une larme et se reprend aussitôt, racontant le combat pour reconvertir la friche industrielle de Lana. Aujourd'hui, derrière les vitres brisées, on fait pousser des champignons. La ferme expérimentale a recruté six personnes.
Le 24 novembre 2014, une quarantaine d'ex-employés d'UPM, revêtus du tee-shirt estampillé " Sauvez la papeterie de Docelles ", ont plaidé leur cause au conseil de prud'hommes d'Epinal, accusant UPM de " licenciement sans cause réelle ". Les partisans de la SCOP réclamaient leur usine pour un prix symbolique et une indemnité de 34 millions d'euros, l'équivalent du chiffre d'affaires estimé perdu depuis le refus de vente d'UPM. De quoi relancer le projet de SCOP en cas de victoire. Pour une question de procédure, l'affaire a été renvoyée au 16 février.
L'avocat des salariés, Me Ralph Blindauer, a tenté de galvaniser ses clients. Ceux qui craignent les délais imposés par la justice. " Plus on attend, plus il sera difficile de redémarrer l'usine… " Ceux qui redoutent les dégâts du froid sur la mécanique. " Qui va chauffer la machine ? " Un chauffeur de chaudière parle de réquisition. Myriam Boulassel, ancienne femme de ménage de l'usine, songe aux heures passées seule et désœuvrée à la maison, à l'urgence de retrouver un travail. " Je m'épouvante de l'hiver ", dit-elle.
Zoé Lamazou