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La face cachée de la police
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.lepoint.fr/actualites-societe/2007-01-17/la-face-cachee-de-la-police/920/0/26315
Les millions d'euros en liquide qui circulent discrètement dans la police, l'influence réelle de la franc-maçonnerie, les inavouables tractations qui lient l'administration et les syndicats policiers, le quadrillage de la France par les RG, jusqu'à ces explosifs que les policiers de l'antiterrorisme déposent eux-mêmes pour mouiller un nationaliste corse, ou encore les méthodes « spéciales » utilisées lors de la dernière vague d'attentats en France pour faire parler des islamistes. Autant d'histoires secrètes, si bien gardées. Olivia Recasens, Jean-Michel Décugis et Christophe Labbé, journalistes au « Point », ont enquêté plus d'un an dans les coulisses du ministère de l'Intérieur, l'un des lieux les plus fermés de la République. Leur récit de vingt-cinq années de relations ambiguës entre le pouvoir et la police paraît cette semaine. « Place Beauvau, la face cachée de la police » (Robert Laffont) nous apprend comment, depuis 1981, les locataires successifs de l'Intérieur ont instrumentalisé certains grands flics et utilisé l'appareil de renseignement à leur profit. Fuites organisées, coups tordus, vengeances, l'arrière-boutique de la grande maison est un lieu agité. Extraits.
Extraits
Les gros sous de la Place Beauvau
L'argent secret dans la police, c'est le sujet tabou Place Beauvau. Dans les autres ministères, les fonds secrets n'existent plus. Le ministère de l'Intérieur, lui, en profite encore. Des millions d'euros circulent de la main à la main. Les liasses de billets ne proviennent pas uniquement des fonds spéciaux. D'autres robinets fonctionnent discrètement qui permettent chaque année de récolter autour de 40 millions d'euros. De l'argent liquide qui sert à financer les opérations discrètes, à rémunérer les indics, et à récompenser les policiers avec parfois des dérives.
«C 'est une petite dame âgée, toute menue, visage fermé et cheveux blancs, qui, chaque matin à 9 heures, émerge de l'escalator du métro Champs-Elysées-Clemenceau. Il ne faut que quelques dizaines de minutes à Henriette, qui flirte pourtant avec les 80 ans, pour rejoindre d'un petit pas pressé le ministère de l'Intérieur, place Beauvau. Son bureau est au troisième étage, tout près de celui du DGPN.
Chaque mois, les patrons des services, qui tous l'appellent par son prénom, défilent chez la vieille dame pour y chercher des liasses de billets. L'expression consacrée, c'est : « On part à la banque. » « Vous frappez à la porte, elle vous ouvre, prend un gros trousseau de clés sur son bureau et se dirige vers un énorme coffre où sont méticuleusement rangées un tas d'enveloppes. Henriette ne sourit jamais. Parfois, elle vous tend l'enveloppe sans même vous regarder », confie un grand ponte de la police.
Tour à tour, les bénéficiaires signent en face de leur nom sur un grand listing alphabétique, pendant que sur un petit cahier Henriette inscrit au centime près la somme qu'elle vient de donner.
Voilà vingt ans qu'Henriette distribue aux patrons de la police l'argent secret du ministère de l'Intérieur. « La règle est de ne jamais dire aux autres combien Henriette vous a donné. » Tous les ans, des dizaines de millions d'euros en grosses coupures passent entre les mains d'Henriette. De l'argent qui va servir à monter les opérations de police qui ne doivent pas laisser de traces, mais aussi à récompenser de la main à la main les policiers qui ont fait une belle affaire. Et sans doute à payer Henriette, officiellement partie à la retraite depuis longtemps avec le grade d'attachée de police, l'équivalent de commissaire pour un administratif. »
Les francs-maçons dans la police
Combien y a-t-il de policiers francs-maçons ? C'est dans la police que l'on trouve le plus de frères : presque un quart des commissaires et 20 % des officiers. Une surreprésentation qui explique bien des affaires, des nominations et des décisions surprenantes. Pour un ministre de l'Intérieur, avoir un conseiller franc-maçon revient à porter un talisman autour du cou. Depuis 1981, sur les dix derniers ministres qui se sont succédé Place Beauvau, un seul a osé déroger à la règle.
«C 'est l'histoire d'un préfet de police qui appelle le patron des RG parisiens pour lui demander de bien vouloir transmettre une étude de la section en charge des violences urbaines au responsable d'un cabinet d'audits de sécurité. Une requête inattendue mais qui n'a pas surpris les RG, puisque ledit préfet occupe le plus haut grade de la franc-maçonnerie, trente-troisième à la Grande Loge, et que le responsable du cabinet d'audit est lui aussi franc-maçon, et même futur Grand Maître du Grand Orient de France. Interrogé sur cet épisode, Alain Bauer affirme n'avoir jamais rien demandé. Quant à l'ancien préfet de police de Paris, Philippe Massoni, il n'a pas souhaité répondre à nos questions.
Quoi qu'il en soit, Philippe Massoni et Alain Bauer symbolisent pour beaucoup la puissance des réseaux francs-maçons dans la police. Au siège de la société AB Associates, pour « Alain Bauer Associates », boulevard de Sébastopol, à Paris, on croise tellement de policiers que l'on pourrait se croire dans un commissariat. Partout des bouquins sur la criminalité que le maître des lieux a préfacés, signés ou coécrits avec des commissaires. Sur le bureau, ses deux téléphones qui n'arrêtent pas de sonner. Au bout du fil, encore des policiers, et souvent le ministre de l'Intérieur, celui-là même qui l'a nommé président de l'Observatoire national de la délinquance. [...] Alain Bauer a compté cent cinquante commissaires rien que dans le fichier du Grand Orient (GO), la première obédience maçonnique française. Une chose est sûre : plus on monte en grade et plus la marque des « trois points », le signe de reconnaissance des maçons, est fréquente. Avec une prédilection des frères pour la Sécurité publique, les RG, la DST et les CRS. Pas étonnant, dès lors, qu'au sein des loges maçonniques les discussions aient souvent permis d'ébaucher des projets de réforme pour les différents ministres de l'Intérieur. [...] « Chez les commissaires et les officiers de la préfecture, le poids de la franc-maçonnerie est énorme, reconnaît cet ancien patron de la PJ parisienne. Un commissaire sur trois est maçon. » Au 36, quai des Orfèvres, le siège de la PJ parisienne, il est fréquent que les patrons portent le tablier [...] La plupart des grands flics qui ont gouverné le « 36 » ont les « trois points » en commun. L'autre fief de la franc-maçonnerie à la préfecture, c'est la police urbaine de proximité, la PUP, qui a la main sur tous les commissariats de quartier. Une direction créée par deux maçons, Philippe Massoni, alors préfet de police, et Eric Le Douaron, aujourd'hui numéro un de la Police aux frontières. »
L'ombre des indics
C'est la face cachée de la police, la partie immergée de l'iceberg, celle que personne ne doit voir. Qu'on les surnomme « tontons » ou « cousins », les indics sont à l'origine de la quasi-totalité des affaires judiciaires. Pourtant, ils n'apparaissent jamais dans les procédures judiciaires. Pour les rétribuer, les policiers doivent inventer des stratagèmes et vont parfois jusqu'à leur rétrocéder une partie de la drogue saisie.
«L e ministre de l'Intérieur, Pierre Joxe, a donné son feu vert. L'opération a pour nom de code « Gibraltar ». En ce jour d'hiver 1991, des policiers quadrillent l'aéroport d'Orly et des camionnettes de surveillance aux vitres sans tain, les « sous-marins » ou « soums », dans le jargon policier, sont en planque sur le parking des arrivées. L'avion en provenance de Nice doit atterrir vers 9 heures. A bord, plusieurs membres de la Camorra, la Mafia italienne. Un agent des RG se trouve parmi eux. Il a pour nom Christian Lestavel, dit la « Loutre ». Depuis un an et demi, il infiltre l'organisation de Michele Zaza. Considéré par la police italienne comme l'un des principaux dirigeants de la « nouvelle famille de la Camorra », le parrain est incarcéré en France depuis mars 1989. [...] En 1991, seuls le ministre de l'Intérieur, Pierre Joxe, le numéro deux des RG, Jean-Paul Musy, et ses adjoints sont au courant de son double jeu. Pour les autres, il n'est qu'un simple voyou, le porte-flingue d'Alain Verbyst, un avocat aujourd'hui décédé, dont le milieu apprécie les conseils. Même la compagne de Lestavel ignore la vérité. Le seul contact qu'il entretient avec la police, c'est avec son officier traitant, Jean-Paul Musy, qu'il appelle une fois par jour sur un numéro Vert. Derrière, le numéro deux des RG vérifie tout ce qu'il lui dit. [...] Pour le compte de l'avocat Alain Verbyst, aujourd'hui décédé, Christian Lestavel sillonne la Côte d'Azur, fréquente le clan Zampa et fait des affaires avec le redoutable Gianni Tagliamento, surnommé « Don Cicci », bras droit de Michele Zaza. Tagliamento caresse le projet d'une grande OPA sur les casinos en France. A ce titre, Alain Verbyst a monté une société écran, la Sofextour, qui s'est portée candidate au rachat du casino de Menton.
Aux yeux des truands, Lestavel travaille pour un réseau de policiers d'extrême droite ripoux, susceptible d'aider la Camorra à obtenir des autorisations de jeux. Mais le caïd Gianni Tagliamento est méfiant. Il exige de rencontrer le patron de Lestavel, un certain Pierre Diener. Ce qui explique la visite des truands à Paris. Pour l'occasion, le chef de la cellule anti-mafia décide de sortir le grand jeu. Dans le hall de l'aéroport, c'est entouré de plusieurs gardes du corps et vêtu d'un long manteau en drap noir que le numéro deux des RG, Jean-Paul Musy, accueille les visiteurs.
Lestavel est chargé des présentations. Sur ses gardes, Tagliamento n'a pas fait le déplacement. Mais ses lieutenants Corte, le comptable, Félix Santoni et Jean-Claude Orsoni sont au rendez-vous. A l'extérieur de l'aéroport, des voitures du ministère de l'Intérieur attendent en double file. Cette démonstration de force vise à convaincre les truands qu'ils ont bien affaire à un ponte de la police française.
Flics et truands s'engouffrent dans les véhicules. Après un bref passage à l'hôtel Hilton près de l'aéroport, le cortège se rend sous escorte et sirène deux tons jusqu'aux bords de la Marne, dans le restaurant Le Gibraltar. L'établissement est entièrement bouclé et sonorisé, des policiers en civil remplacent une partie du personnel. » [...]
La caste des commissaires
Les 1 900 commissaires de France ont le blues. Pris en tenaille entre les préfets qui les snobent et les officiers qui lorgnent sur leurs prérogatives, les « tauliers » se serrent les coudes pour sauver leur peau et s'accrochent à leurs privilèges.
«C e mardi 4 mai 2004, le 36 s'est mis sur son 31. Le nouveau ministre de l'Intérieur, Dominique de Villepin, visite le 36, quai des Orfèvres, siège de la PJ parisienne. L'un des hiérarques de la Brigade des stupéfiants en profite pour présenter avec force détails au ministre et à sa suite la dernière saisie spectaculaire de ses services : 1,6 kilo d'« ice ». C'est la première fois que l'on découvre en France cette cocaïne du pauvre appelée aussi « crystal », qui fait des ravages aux Etats-Unis. Une information aussitôt reprise par les journalistes qui accompagnent Dominique de Villepin.
En découvrant ces images au journal télévisé de 20 heures, le directeur du laboratoire qui a reçu pour analyse des échantillons de la fameuse drogue tombe de sa chaise. Et pour cause : ce qui a été « vendu » au ministre comme une première n'en est pas une. Le prétendu crystal n'est ni plus ni moins que de la cocaïne. Une saisie banale pour un service comme la Brigade des stups.
Lorsque le cabinet de Dominique de Villepin apprend que le ministre s'est fait « rouler dans la farine », la réaction est immédiate : on exige la tête du commissaire. L'inverse du résultat escompté par celui qui pensait tenir la belle affaire. Celle qui vous donne un petit coup de pouce dans une carrière. La veille, ce dernier avait soigneusement préparé son discours au ministre, sans s'assurer auprès de ses troupes que la drogue saisie était bien de l'ice, comme il l'avait entendu dire. Au 36, la consigne est de refermer au plus vite le couvercle médiatique pour que la vérité ne s'ébruite pas. Et comme il vaut mieux laver son linge sale en famille, la patronne de la PJ parisienne sauve la tête de ce commissaire des Stups. L'anecdote est révélatrice du malaise des 1 900 commissaires du pays qui, au fil des ans, se sont éloignés de leurs hommes et déconnectés du terrain.
Les « tauliers », comme les policiers appellent les commissaires, n'ont plus rien à voir avec les grands flics des polars ou des séries télé. Navarro et Julie Lescaut sont devenus des « administrateurs publics », des gestionnaires qui pour la plupart ne mènent pas d'enquête. [...] Pour coller malgré tout à l'image d'Epinal du commissaire, certains en rajoutent lorsqu'ils descendent sur le terrain. [...] Un capitaine en poste à la PJ de Paris se souvient de ce « coup d'achat » raté à cause d'un commissaire. « Pour ferrer un dealer, on avait obtenu de l'administration 5 000 euros. Le taulier les a remis sans aucune précaution à l'indic qui devait jouer les appâts, et celui-ci en a profité pour filer à l'anglaise. » Résultat : les hommes du groupe ont dû aller voir la famille de l'indic pour faire comprendre qu'il valait mieux rendre l'argent. En décembre 2005, c'est le numéro deux d'un service départemental de police judiciaire qui a failli compromettre l'arrestation d'un violeur en série, en voulant prendre l'enquête en main. Comme le violeur dérobait les téléphones portables de ses victimes, les policiers avaient demandé à SFR de localiser les puces volées afin de monter une souricière pour l'interpeller. C'était compter sans le commissaire qui a voulu s'occuper lui-même de la « géolocalisation » mais s'est emmêlé les pinceaux en manipulant le logiciel. Croyant composer le numéro du technicien de SFR, il a contacté le violeur en se présentant. Heureusement, celui-ci n'a pas pensé un seul instant que son téléphone était sous surveillance et qu'il devait s'en débarrasser au plus vite. Il a juste fallu précipiter l'arrestation... »
La Préfecture de police : un Etat dans l'Etat
Sur le papier, le préfet de police de Paris est sous les ordres du directeur général de la Police nationale. En réalité, c'est un ministre de l'Intérieur bis, un des hommes les plus puissants et les mieux renseignés de France qui peut parfois jouer contre le locataire de la Place Beauvau pour le compte de l'Elysée.
«I ci, vous êtes au Vatican », lance en préambule à notre entretien informel ce haut fonctionnaire de la Préfecture de police, dont l'entrée principale fait face à Notre-Dame. Même goût pour les intrigues, même ambiance feutrée, même lumière tamisée dans les couloirs où l'on se surprend à parler bas. « Chacun se surveille, tout le monde sait tout sur tout. Et les chausse-trapes sont nombreuses », continue le fonctionnaire sur le ton de la confidence. Derrière les portes capitonnées, on imagine aisément se tramer les complots. Les directeurs des services actifs, tels les cardinaux du Vatican, ont leur appartement dans la cité mais ils ont peu de chances de devenir pape. [...] L'autre matière très chaude à la préfecture, ce sont les stupéfiants. Au gré des affaires, le tout-Paris défile dans les locaux de la brigade des « Stups », au 36, quai des Orfèvres. Dès qu'un nom connu apparaît dans une enquête, le préfet est mis au courant. Grâce aux Stups, il a accès à une liste secrète, celle des journalistes, chanteurs, hommes politiques, acteurs, avocats... repérés comme consommateurs de cocaïne. [...] La police urbaine de proximité, PUP pour les intimes, qui traque, avec ses 14 000 hommes, la petite et moyenne délinquance dans la capitale, est aussi une fantastique machine à remonter l'information. Chaque jour, le QG de la PUP à la Préfecture de police reçoit de ses troupes déployées sur le terrain deux cents à trois cents télégrammes signalant des faits de voie publique « méritant une attention particulière ». Dès que le nom d'une personnalité apparaît dans une plainte ou sur une simple main courante déposée dans l'un des vingt commissariats d'arrondissement, la salle d'information et de commandement de la PUP, qui fonctionne nuit et jour, est avertie. Idem quand un ambassadeur se fait contrôler au bois de Boulogne en galante compagnie, quand un cinéaste appelle la police parce que son appartement a été cambriolé, quand le fils d'un député se fait arrêter sur un scooter volé, quand Police-Secours se déplace pour une violente scène de ménage chez un ancien ministre ou quand un journaliste brûle un feu rouge. Autant d'incidents dont l'état-major de la PUP fait son miel pour extraire une trentaine de notes quotidiennes qui finiront à 17 heures sur le bureau du préfet de police. »
Les RG, dernière police politique d'Europe
Les 3 850 fonctionnaires des RG sont l'objet de tous les fantasmes. Même s'ils se sont recentrés sur les violences urbaines et le terrorisme, ils restent les yeux et les oreilles du ministre de l'Intérieur, qui, grâce à eux, regarde parfois par le trou de la serrure.
«P our prendre la température de l'opinion publique, la DCRG a mis au point, début 2005, un nouveau thermomètre baptisé Mercure pour « Méthode d'évaluation et de recherche concourant à une réaction de l'Etat... ». Chaque trimestre, les directions départementales des Renseignements généraux envoient à la Centrale, sous forme de tableaux remplis d'indicateurs, un bilan détaillé du climat social. Sont ainsi passés au crible les réunions publiques, courriers des lecteurs et les éditoriaux dans la presse locale, pour compter, par exemple, le nombre de fois où tel sujet a été abordé et sous quel angle... « Chaque éditorial, quel que soit le sujet, fera l'objet d'un classement dans les colonnes + et - selon qu'il apparaîtra plus ou moins favorable à la politique gouvernementale », peut-on lire dans le mode d'emploi de Mercure. De même est quantifié le degré d'enthousiasme déclenché par la venue de tel ou tel ministre. Un outil d'analyse de l'opinion dont Nicolas Sarkozy a dit tout le bien qu'il en pensait lors de son intervention au séminaire national des RG, en octobre 2005, en précisant : « J'en prends toujours connaissance avec intérêt. » [...] Depuis 1978, la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) a le droit de fourrer son nez dans les fichiers des RG pour éviter tout dérapage. Un ancien commissaire des Renseignements généraux de la Préfecture de police s'égaye au seul souvenir des descentes de la CNIL dans les années 1990 : « On leur montrait nos fichiers informatisés en expliquant que l'on n'utilisait que tels critères de recherche, que seuls certains croisements étaient possibles et bien sûr que l'on effaçait au bout de six mois. Ils nous croyaient sur parole. On leur ouvrait aussi nos armoires, mais on ne les emmenait pas au sous-sol, où étaient planquées les archives. Les inspecteurs repartaient soulagés. Je n'ai jamais su si c'était de la naïveté... » Tout récemment, à la fin de l'année 2005, l'un des pontes de la DCRG a annoncé, lors de la réunion hebdomadaire des chefs de section, qu'il ne fallait plus fournir à la CNIL que les « notices officielles ». En clair, à peine plus que l'état civil. Tout le reste, les comptes rendus d'écoutes, de filatures, les notes de contact, étant désormais considéré comme des documents de travail.
Dans un département comme le Morbihan, les RG locaux alignent 15 000 fiches pour 600 000 habitants. En Gironde, ils ont à leur disposition près de 50 000 « noms renseignés ». Officiellement, les préférences sexuelles, les convictions religieuses ou philosophiques ne figurent plus dans les dossiers ; dans la réalité, c'est le chef de service qui décide du contenu. Et tout est bon pour alimenter le Moloch. Comme par exemple puiser dans les archives de la Gestapo que conservent en toute illégalité certaines directions départementales des RG. « Quand quelqu'un demande une Légion d'honneur, il est parfois instructif de regarder les liens qu'il entretenait avec les Allemands. On dispose ainsi d'informations explosives sur les grandes familles locales, que le préfet peut utiliser s'il le souhaite comme moyen de pression. »
Une manip' dans l'enquête corse
La police regorge de cadavres dans le placard. Parmi les révélations du livre, cette histoire édifiante, qui n'est pas sans rappeler les Irlandais de Vincennes, ou comment certains policiers ont eux-mêmes placé des explosifs chez des suspects au cours de l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac.
«D ans un domaine aussi sensible que le terrorisme, le politique ne veut jamais savoir comment les policiers se débrouillent pour arrêter les poseurs de bombes. Ce qui compte, c'est le résultat. Le 22 juin 1998, la Division nationale antiterroriste perquisitionne le domaine de Pinia à Ghisonaccia, en Haute-Corse. La DNAT, qui a succédé à la 6e DPJ, a gardé comme patron Roger Marion. Cinq mois après l'assassinat à Ajaccio du préfet de Corse, Claude Erignac, l'arrestation des tueurs et le rétablissement de l'ordre en Corse constituent une priorité absolue pour le Premier ministre, Lionel Jospin, et son ministre de l'Intérieur, Jean-Pierre Chevènement. Le chef de la DNAT croit à la « piste agricole ». Les deux nationalistes corses qui sont dans le collimateur de Roger Marion ont été appréhendés dans les jours qui ont suivi l'assassinat du préfet : Marcel Lorenzoni et Mathieu Filidori.
Mathieu Filidori, qui a pu fournir un alibi solide, a été très vite relâché. Membre influent du syndicat agricole corse, ce nationaliste de la première heure est cogérant, avec un certain Gérard Serpentini, de la société civile agricole du domaine de Pinia. C'est là que ce 22 juin 1998, à 6 heures du matin, trois policiers et un gendarme détaché à la DNAT mettent la main, dans une dépendance du domaine, sur un sac en plastique à peine dissimulé contenant des explosifs. [...] En Corse, on sourit encore de la rapidité avec laquelle les flics de l'antiterrorisme ont tout de suite trouvé ces pièces à conviction alors qu'ils étaient seulement quatre pour fouiller un terrain de 886 hectares. « Quelqu'un les avait placés là durant la nuit et nous savions exactement où chercher », nous a avoué l'un des quatre officiers de police judiciaire ayant participé à la perquisition. Et de préciser : « Le sac en plastique dans lequel se trouvaient les explosifs provenait d'une enseigne de supermarché qui n'est pas implantée en Corse... » Après la miraculeuse découverte, d'importants renforts convergent sur place pour ratisser le domaine. Une équipe de scaphandriers de la gendarmerie est même dépêchée pour draguer l'étang. En vain. Rien d'autre n'est trouvé.
Le 26 juin, Mathieu Filidori est mis en examen par la juge Laurence Le Vert pour « association de malfaiteurs en vue d'une entreprise terroriste » et à nouveau écroué à Paris. « La découverte d'explosifs sur ses terres a contribué à sa mise sous écrou », explique son avocat, Antoine Sollacaro, qui conseille par ailleurs aujourd'hui Yvan Colonna.
En fait, c'est le propre gardien du domaine, un dénommé Serge Garraccio, né à Lille et âgé de 46 ans, qui aurait trahi Mathieu Filidori. Selon les confidences de l'un des fonctionnaires ayant participé à l'opération, la DNAT aurait demandé à Serge Garraccio de cacher les explosifs dans la dépendance, contre la promesse d'envoyer à la trappe une affaire dans laquelle il était compromis. Dans une attestation datée du 8 mars 1999, adressée à Antoine Sollacaro, le gardien du domaine allégua avoir reçu à deux reprises la visite chez lui en juin 1998 de Roger Marion et du commissaire Eric Battesti de la Direction centrale des Renseignements généraux.
« Je les ai reçus. Ils m'ont proposé un marché que j'ai été contraint d'accepter, écrit Serge Garraccio. D'après leurs calculs, il était nécessaire de retrouver des explosifs afin de compromettre MM. Filidori et Serpentini. Ces messieurs de Paris sont revenus chez moi avant le 15 juin. Ils m'ont demandé de déposer une charge dans un endroit bien précis dans une baraque à toit ouvert et dans les étangs. » [...]
Comme à Abou Ghraïb
En 1995, durant la dernière vague d'attentats islamistes en France, les policiers ont carte blanche pour faire parler les suspects.
«L 'homme entre dans la pièce tiré par une laisse. Un sac plastique est placé sur la tête, noué autour du cou, et des menottes lui enserrent les poignets. Après avoir été exhibé comme une bête de foire devant une quinzaine de policiers réunis pour un pot de service, le gardé à vue est finalement assis par terre dans un coin de la pièce pendant que les officiers censés l'interroger se désaltèrent. « Le sac, c'était pour qu'il ne reconnaisse pas les visages, et aussi pour s'amuser un peu. » C'est par bribes, la gorge serrée et les larmes aux yeux, qu'un ancien officier de police judiciaire, celui-là même qui tenait la laisse, nous raconte cette scène qui rappelle les séances d'humiliations infligées par des militaires américains à des prisonniers irakiens dans la tristement célèbre prison d'Abou Ghraïb.
A l'époque, l'officier est à la 6, la 6e division de police judiciaire, qui deviendra plus tard la DNAT. Il a participé à toute l'enquête sur les attentats islamistes de 1995 qui ont ensanglanté Paris. Comme d'autres policiers de son service, il confie avoir commis des sévices et des tortures sur les gardés à vue qui sont passés entre ses mains. Des exactions couvertes par une partie de la hiérarchie policière.
La mafia des syndicats
C'est la profession la plus syndiquée. Pour tenir la police, le ministre de l'Intérieur se doit de pactiser. Les syndicats policiers, c'est l'arrière-cuisine de la police.
«A vant de quitter la Place Beauvau, Dominique de Villepin lui a offert l'un des plus beaux fromages de la République. A 53 ans, Joaquin Masanet, figure haut en couleurs du syndicalisme policier, perçoit 3 628 euros pour siéger cinq jours par mois au Conseil économique et social. Un « cadeau » que Joaquin doit, d'après les mauvaises langues, au soutien apporté par son syndicat de gauche, l'Unsa-Police, au rival de Nicolas Sarkozy. Ce dernier l'a d'ailleurs convoqué illico à son retour au ministère de l'Intérieur pour lui souffler dans les bronches et lui reprocher d'avoir profité de son absence pour lui tirer dessus à boulets rouges dans des tracts syndicaux. Oublié le temps où ce même « Jo », comme on l'appelle chez les flics, se démenait pour le compte de Sarkozy. Détail aggravant aux yeux de l'actuel locataire de la Place Beauvau : Joaquin Masanet est assis au Conseil économique et social à côté de l'homme de l'Elysée, l'ancien préfet de police de Paris, Philippe Massoni. « Un ami », se félicite Joaquin Masanet, qui voit aussi une fois par mois l'ancien ministre de l'Intérieur Pierre Joxe.
Si les locataires de la Place Beauvau se soucient autant du brigadier Jo Masanet, c'est parce qu'il dirige, avec son frère Francis, l'Unsa-Police, le syndicat majoritaire chez les gradés et gardiens de la paix, et que Jo tient également le SNIP, le puissant syndicat des CRS. « Sur un claquement de doigts, Masanet peut tous les mettre dans la rue, précise avec une moue d'effroi le directeur de cabinet d'un ancien ministre socialiste de l'Intérieur. Pour avoir la paix, et qu'il puisse tenir ses mecs, il fallait lui donner de l'argent et du matériel. » Car le pire cauchemar pour un gouvernement est de voir ses propres troupes de maintien de l'ordre manifester contre soi. C'est une des raisons pour lesquelles le pouvoir politique, de droite comme de gauche, a toujours chouchouté Jo. [...] Dans la police, 70 % des troupes sont syndiquées. De quoi faire rêver même à l'Education nationale ! Pour diriger la police, le ministre de l'Intérieur, qu'il le veuille ou non, doit donc composer avec les syndicats.
Ce jour-là, dans la grande brasserie parisienne où nous avons rendez-vous, Jean-Luc Garnier a « tombé la veste » pour être plus à l'aise. Un réflexe de militant. Avec trente-cinq ans de syndicalisme derrière lui, celui qui vient de quitter la tête d'Alliance, l'un des principaux syndicats de gardiens et gradés, avec 25 000 adhérents, a vu se succéder les locataires de la Place Beauvau. « Quand ils arrivent, ils disent tous : "La cogestion, je suis contre, c'est moi qui décide." Sarkozy m'a refait le coup lorsqu'il m'a reçu la première fois. Je lui ai répondu ce que je dis toujours : "Vous finirez par passer par les fourches caudines car, sans les syndicats, vous vous casserez les dents." » [...] Très vite après son arrivée Place Beauvau, [Dominique de Villepin] s'est rendu compte que cela coinçait avec les syndicats. Sans doute à la recherche d'une recette magique, il a même commandé à ses services un rapport sur les relations entre Nicolas Sarkozy et les syndicalistes policiers. »
Un tremplin pour les futurs présidents de la République
La Place Beauvau est une fantastique machine de guerre dont beaucoup de ministres de l'Intérieur ont su se servir pour dégommer les gêneurs.
«S i le ministère de l'Intérieur est un bon tremplin pour sauter par-dessus le mur de l'Elysée, c'est d'abord parce que l'on y est l'homme le mieux informé de France. Le saint du saint, Place Beauvau, c'est la « salle des permanents », collée au bureau du directeur de cabinet. C'est là qu'aboutissent toutes les informations collectées par les services de police partout en France. Deux policiers y éclusent 24 heures sur 24 les dépêches - pour la plupart estampillées « Ne pas communiquer à la presse » - qui arrivent en flot continu de la Police judiciaire (PJ), des Renseignement généraux (RG), de la sécurité publique, et du contre-espionnage (DST). [...] Joxe reconnaît avoir utilisé au moins une fois les RG pour faire taire un adversaire. C'était à propos des listes électorales en Corse, qu'il voulait assainir. « J'ai essuyé les foudres d'un sénateur, il n'arrêtait pas de m'emmerder. J'ai demandé des infos sur lui et un jour je l'ai pris à part dans un couloir du Sénat : "Je sais que vous êtes inscrit sur telle liste et sur telle autre. Ce n'est pas grave, ce sera corrigé." Le sénateur s'est décomposé. J'ai enchaîné : "Je sais aussi que vous avez fait inscrire votre épouse sur deux listes, et puis Mme Machin, qui n'habite pas en Corse, et pour laquelle je connais la nature de vos relations." Je n'ai plus eu aucun problème avec lui. » Difficile, quand on est ministre de l'Intérieur et que l'on a les renseignements généraux sous ses ordres, de ne pas céder à la tentation. « Tous les mercredis après-midi, le patron des RG m'apportait les petites notes de ses services. La deuxième fois, je lui ai clairement fait comprendre que la consommation de stupéfiants et les relations sexuelles entre adultes consentants, je m'en fichais. Les histoires de moeurs, ceux qui s'y intéressent trop finissent par se les prendre dans la figure », souligne Pierre Joxe. Une prudence que ne partageait pas toujours son entourage et qui faisait sourire à l'Elysée. « Mitterrand avait tendance à aimer ce genre d'infos, c'était son côté IVe République, il se moquait de moi : "Cela ne vous intéresse pas, vous, évidemment, vous êtes protestant..." »
Les RG et les étudiants main dans la main
En 1986, lors des manifestations anti-Devaquet, les RG de la préfecture de police sont informés en temps réel. Leur indic ? Le président du syndicat étudiant.
«L e jour où l'Unef-Id, le premier syndicat étudiant, déterre officiellement la hache de guerre contre la loi Devaquet qui veut instaurer une sélection à l'entrée des universités, les RG sont dans l'amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne. A la sortie, ils préviennent tout de suite le préfet. Pour suivre le mouvement de contestation, ils vont pouvoir compter sur un agent de renseignement de premier choix... le président de l'Unef-Id lui-même !
« Philippe Darriulat est devenu mon informateur, nous révèle aujourd'hui un ex-policier des RGPP, qui à l'époque appartenait à la section dite des "mouvements sociaux". On se retrouvait place de la République, au café Le Thermomètre, situé en face du siège de l'Unef-id. Il me renseignait sur ce qui était prévu, les dates et lieux des prochaines réunions. » Pendant la crise, Philippe Darriulat rencontre plusieurs fois par semaine son officier traitant des RG qui, parfois, l'amène aux AG à la faculté de Jussieu, sur sa moto deux tons équipée d'une fausse plaque d'immatriculation. Le travail se fait en off, c'est-à-dire sans notes, mais avec un compte rendu oral chaque soir destiné au patron des RGPP.
Au fur et à mesure que le mouvement prend de l'ampleur, le directeur des RGPP multiplie les réunions. « J'accompagnais mon chef pour éviter qu'il sèche sur une question. » Le rituel était toujours le même. « Le directeur, continue notre ex-RGPP, ouvrait le journal et, chaque fois qu'il tombait sur un nom, demandait : "Qui c'est, celui-là ?" Et je donnais la réponse. Pour certains, on avait fait entrer les fiches seulement quelques jours plus tôt. Les services de sécurité des différentes facs nous permettaient d'avoir accès aux renseignements qui figurent sur la carte d'étudiant. A Nanterre, j'étais également en contact avec le recteur. » [...] « Le 6 décembre, à 6 heures du matin, j'ai appris par l'état-major de la PP qu'il y avait eu un mort, j'ai téléphoné à Darriulat afin de lui communiquer le nom : Malik Oussekine. » Pour décider de la suite à donner au mouvement, la coordination se réunit à huis clos. « Au sortir de la délibération, j'ai retrouvé dans les toilettes Philippe Darriulat qui m'a fait un compte rendu de tout ce qui s'était dit », se rappelle l'officier des RG. De précieux renseignements qui atterrissent naturellement sur le bureau du préfet. « C'était donnant-donnant. Grâce à nous, l'Unef-Id a pu garder la main sur un mouvement qui serait très vite parti en vrille », assure l'ancien RG.
Nous avons interrogé Philippe Darriulat sur ses relations à l'époque avec les Renseignements généraux. « Tous les syndicats ont des contacts avec les RG. J'en ai toujours eu, nous a-t-il expliqué. Mon premier contact, c'était à Nanterre, avec un RG des Hauts-de-Seine, quand j'ai pris des responsabilités dans le mouvement étudiant. Dès que j'ai été nommé président de l'Unef-Id, l'officier dont vous parlez m'a téléphoné et, pendant la crise, je le voyais plusieurs fois par semaine. » Et l'ancien leader syndical étudiant de préciser : « Je savais qu'il faisait à chaque fois des comptes rendus de nos rencontres, mais cela me permettait de faire passer des messages politiques. »