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Un projet de loi sur mesure pour les services secrets
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Le Monde) Le texte sur le renseignement adopté en conseil des ministres permet d'écouter plus de gens avec moins de contrôles
Le projet de loi sur le renseignement, un texte complexe adopté jeudi 19 mars en conseil des ministres, est paradoxal. D'abord parce qu'il était objectivement indispensable – non pas en raison des actions terroristes de janvier, mais bien parce que toutes les mesures qu'il autorise sont déjà de longue date pratiquées par les services, et qu'elles étaient jusqu'ici parfaitement illégales.
L'exposé des motifs de la loi en convient en termes choisis, " l'absence de règles claires approuvées par le Parlement en matière de renseignement favorise les suspicions infondées sur l'activité des services ", et " ce qui n'a pas de fondement légal n'a pas de contrôle organisé, ce qui n'est pas acceptable dans une société démocratique ". La loi est donc nécessaire, la menace terroriste bien réelle et les services secrets ont besoin d'outils qui aillent au-delà de la vieille loi de 1991 sur les écoutes, à une époque où les portables n'existaient pas.
Le point central est bien le contrôle de l'activité des services, et force est de reconnaître qu'il est dans le projet de loi très lacunaire. Il ne s'agit pas d'un " Patriot Act " – la loi antiterroriste américaine –, assure avec raison Matignon, ni " en aucun cas de mettre en œuvre des moyens d'exception ou une surveillance généralisée des citoyens ", mais il est difficile d'y voir comme le premier ministre " une avancée majeure pour l'Etat de droit ". Il s'agit bien plutôt d'une loi taillée sur mesure pour les services secrets. Avec quelques dispositions obscures sur l'activité internationale de la Direction générale de la sécurité extérieure, qui vise plus à couvrir ses méthodes qu'à les expliciter.
Un champ d'action élargi
Le gouvernement a choisi d'énumérer les sept missions qui autorisent les services spéciaux à porter atteinte aux libertés. Deux d'entre elles sont nouvelles, " les intérêts essentiels de la politique étrangère et l'exécution des engagements internationaux de la France ", et " la prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique ".
" L'exécution des engagements internationaux " est une notion particulièrement floue, tant les conventions signées par la France sont nombreuses et protéiformes. Peut-on désormais surveiller les personnels du tunnel sous la Manche ? Les pêcheurs de morue, les étudiants à l'étranger ou les fonctionnaires du Conseil de l'Europe ? De la même manière, " la prévention des violences collectives " vise, à la lettre, et quoique s'en défende Matignon, aussi bien les hooligans, les manifestants de Sivens ou ceux de Notre-Dame-des-Landes.
Bien plus de gens surveillés
Il fallait jusqu'ici, pour faire l'objet d'une écoute administrative (c'est-à-dire non judiciaire), avoir " un lien personnel et direct " avec une infraction présumée : pas question d'écouter le boulanger ou le voisin du suspect. Désormais, " lorsqu'une ou plusieurs personnes appartenant à l'entourage de la personne visée sont susceptibles de jouer un rôle d'intermédiaire, volontaire ou non, pour le compte de celle-ci ou de fournir des informations ", il est possible de les surveiller. L'autorisation concerne explicitement " la ou les personnes ", " le ou les lieux ou véhicules concernés ".
Il y a pire. " Pour les seuls besoins de la prévention du terrorisme, le recueil des informations et documents relatifs à des personnes préalablement identifiés comme présentant une menace, peut-être opéré en temps réel sur les réseaux des opérateurs. " Il est ainsi possible d'espionner les téléphones et les réseaux Internet de, par exemple, tous les habitants de Tarnac, de tous les Tchétchènes ou Kurdes de France, voire de tous les Corses ou les Basques : il s'agit bien de légaliser une surveillance de masse de l'internet, constamment dénoncée, notamment par Le Monde, et toujours officiellement démentie.
L'intrusif " dispositif de proximité "
La loi légalise également les " IMSI catchers ", poliment baptisés " dispositif technique de proximité ". Il s'agit d'un petit équipement discret qui trompe les téléphones en se faisant passer pour une antenne-relais : il enregistre alentour les numéros IMSI (" International mobile number subscriber identity "), c'est-à-dire le numéro de la carte SIM du téléphone, et le numéro IMEI (" International mobile equipment identity "), celui du boîtier. Il n'enregistre pas les conversations ni même les données de connexion, mais rien de plus facile ensuite, d'aller plus loin, nanti de ces numéros, auprès des opérateurs.
Passer une petite heure à l'Assemblée nationale avec un IMSI catcher permettrait de recueillir en douceur les identifiants téléphoniques des 577 députés, de leurs attachés parlementaires et des fonctionnaires de l'Assemblée. Pour le terrorisme, il est même possible " d'intercepter directement les correspondances émises ou reçues ", certes pour " une durée strictement limitée " de moins de 72 heures. Les autres procédés particulièrement intrusifs sont légalisés, il est évidemment permis de capter, enregistrer, transmettre des paroles, des images et des données informatiques dans un lieu privé, pendant une durée de moins de deux mois.
Des données conservées plus longtemps
Les écoutes étaient jusqu'ici conservées dix jours : la loi en multiplie la durée par trois et les autorise pour un mois. Les données recueillies par les " techniques de renseignement " (balises, IMSI catchers, etc.) sont conservées un an, les données de connexion cinq ans : la fourchette est large. Pour les données cryptées, et contre l'avis du Conseil d'Etat, le délai d'un mois court à partir du déchiffrement : on peut stocker des années les conversations Skype d'un particulier, avant de s'atteler à les exploiter. Les minces possibilités que la CNIL, la commission nationale de l'informatique et des libertés, puisse sous le contrôle du Conseil d'Etat mettre le nez dans ces fichiers ont été finalement supprimées dans le texte définitif.
Un premier ministre tout -puissant
Le premier ministre est, comme aujourd'hui, la clé de voûte du système. C'est lui – ou l'une des six personnes qu'il désigne – qui délivre toutes les autorisations réclamées par les services, par le biais de leurs ministères respectifs (la défense, l'intérieur, les douanes). C'est lui qui nomme par décret cinq des neuf membres de la commission de contrôle et son président – deux députés et deux sénateurs sont désignés par les présidents de leurs chambres respectives.
C'est encore lui qui peut passer outre, en cas d'urgence, à l'avis de la commission de contrôle. La fibre républicaine de Manuel Valls n'est pas soupçonnable, mais que penser d'un exécutif moins regardant qui aurait à son entière disposition tous les moyens des services secrets ? Le juge judiciaire, gardien statutaire des libertés, n'intervient en rien dans une procédure de contrôle tout entière dévolue à l'administration.
Une commission aux pouvoirs rognés
La Commission nationale consultative des interceptions de sécurité (CNCIS) est remplacée par une Commission nationale de contrôle des techniques du renseignement (CNCTR). Le système était rodé : le service de renseignement réclamait à la CNCIS une écoute, elle en vérifiait la légalité et donnait un avis au premier ministre – parfois en urgence, dans les deux heures, jour et nuit – qui le suivait dans la plupart des cas. Un service tiers, le Groupement interministériel de contrôle, exécutait l'interception dont la CNCIS, par messagerie cryptée, recevait copie. La Commission exerçait ainsi un contrôle a priori et a posteriori, en temps réel, des mesures demandées.
Ce ne sera plus le cas. Le premier ministre pourra désormais " en cas d'urgence absolue " autoriser une géolocalisation ou un " dispositif de proximité " pour les données de connexion ou les correspondances, sans avis préalable de la Commission, informée " immédiatement ", mais immédiatement après. Ce n'est pas faire injure aux services secrets que d'imaginer qu'ils puissent à l'occasion organiser eux-mêmes cette " urgence absolue " par nature difficilement vérifiable.
Le contrôle systématique a priori est donc sérieusement écorné, le contrôle a posteriori est lui quasiment supprimé. Les services sont tenus de tenir " des registres " détaillés de toutes les opérations de surveillance, que pourra consulter la CNCTR. Qui pourra prouver que tout a été bien inscrit, que ce sont les bons registres, et que si on s'est trompé de maison pour placer un micro, on l'aura gentiment mentionné dans un registre ?
Le difficile recours devant le Conseil d'Etat
Si la CNCTR relève malgré tout une irrégularité, elle adresse " une recommandation "au premier ministre. S'il passe outre, elle peut " à la majorité absolue " saisir le Conseil d'Etat. C'est déjà curieux : il suffit de l'accord d'un membre de la Commission pour porter atteinte, à la demande du premier ministre, au respect de la vie privée, mais il en faut cinq pour protester contre cette atteinte.
Si une personne " ayant un intérêt direct et personnel " estime qu'elle a été surveillée abusivement, elle peut saisir la CNCTR, qui lui dira seulement " qu'il a été procédé aux vérifications nécessaires, sans confirmer ni infirmer leur mise en œuvre ". S'il y a une irrégularité, la Commission saisira le premier ministre, dont le particulier ne sera d'ailleurs pas informé. L'intéressé peut aussi saisir directement une formation spéciale du Conseil d'Etat – c'est une nouveauté – mais les règles du contradictoire " sont adaptées à celles du secret de la défense nationale ", c'est-à-dire à huis clos, et le plaignant et les services sont entendus séparément. Si " une illégalité " a été commise, la victime ne saura pas par qui, comment et pourquoi, mais pourra être indemnisée. Encore faut-il savoir qu'on a été espionné par des services par nature secrets, et plutôt discrets.