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Le nationalisme, la résistance et la révolution
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http://www.contretemps.eu/interventions/nationalisme-r%C3%A9sistance-r%C3%A9volution
Le militant socialiste révolutionnaire d’origine libanaise Bassem Chit (1979-2014) est mort prématurément d’une crise cardiaque l’année passée. Il fut notamment l’un des animateurs de la revue Permanent Revolution. Alex Callinicos lui a notammentrendu hommage sur le site de Socialist Worker. Nous publions ici l’un de ses derniers textes, paru initialement dans la revue International Socialism.
L’identité et l’entité
Les luttes actuelles se déroulant sur les théâtres syrien et libanais et les théâtres moyen-orientaux en général sont souvent réduites à d’abstraites dimensions nationalistes, identitaires et confessionnelles ; ces réductions constituent l’aspect prépondérant de la logique analytique et méthodologique de la gauche stalinienne et nationaliste panarabe dans son approche des évènements qui secouent la région. Cette approche ignore les structures sociales et les moteurs idéologiques de ces identités, dans le contexte de crise imposé par le processus révolutionnaire qui se maintient en dépit de ses bouleversements et de ses fractures.
De par cette méthode, la réalité est présentée sous un langage de pôles antagonistes, qui utilise les identités culturelle, nationale et religieuse comme angle d’approche de la société et de ses contradictions. On entend ainsi parler de "lutte sunnite-shiite", de culture orientale, d’arabes, d’occident, d’orientalisme, de crise identitaire, de pouvoir confessionnel, de chrétiens, musulmans, shiites, sunnites, et autres expressions toutes faites. Cette caractérisation transforme ces "identités" en structures indépendantes et entités auto-établies, qui interagissent dans des relations de rapprochement, d’éloignement et de lutte sur un théâtre d’équilibre variable des forces aux échelles locale, régionale et mondiale.
Les mouvements des masses de la région sont ainsi évalués selon leur degré de rapprochement d’une alliance régionale/mondiale et leur éloignement d’une autre : d’un côté "l’axe de la résistance" irano-syrien, soutenu par la Russie, et de l’autre "l’axe américano-israélo-takfiriste"1 sous l’égide duquel se trouvent le Qatar et l’Arabie Saoudite. Les mouvements de masse sont donc légitimés ou décrédibilisés selon leur position supposée dans cette lutte des axes ; cette dernière nous est présentée comme une lutte entre entités légitimées par le langage politique qui les décrit, et non par la réalité de ces entités mêmes, particulièrement dans le contexte actuel de bouleversements révolutionnaires.
La révolution selon le langage des stalinistes et nationalistes panarabes n’a d’autre perspective que l’émancipation nationale ; en réalité l’émancipation nationale est partie prenante du processus révolutionnaire, mais ce dernier ne peut y être réduit. Ici repose la problématique essentielle entre une lecture réaliste du processus révolutionnaire, c’est-à-dire de par l’environnement – et ses contradictions – qui lui donne naissance, et une lecture théoricienne abstraite incapable de reconnaître que les hommes et les femmes arabes ou non-arabes de la région ne peuvent être réduit(e)s à une identité nationale (ou culturelle, religieuse, etc.)
La centralité de "l’entité nationale" et de l’identité nationale reste la base politique de la pensée de la gauche stalinienne et nationaliste panarabe dominante. Ainsi certains sont vus comme des "patriotes" alors que d’autres deviennent des "traîtres" ou des "collaborateurs". Évidemment, ceci ne signifie pas qu’il n’existe pas de traîtres ou de forces politiques alignées avec l’impérialisme, mais que ce langage est une conséquence naturelle de la pensée nationaliste panarabe, et devient son langage dominant quand celle-ci se retrouve en crise ou en position de défense de son hégémonie idéologique dans la société.
Ce phénomène est observé dans le processus révolutionnaire qui secoue la région. La première hypothèse avancée par les courants stalinistes et nationalistes panarabes lors des évènements de début 2011 supposait que les soulèvements populaires en Égypte et en Tunisie étaient dus à la relation qu’entretenaient les régimes respectifs de ces pays avec l’impérialisme américain et israélien. Cette hypothèse fut rapidement invalidée par la montée des mouvements de masses en Syrie, dont le régime est vu par les stalinistes et panarabes comme un régime de résistance, une "forteresse de la résistance" contre l’impérialisme et le sionisme.
Depuis le déclenchement de la révolution syrienne, les partisans de ces deux courants – stalinien et nationaliste panarabe – tentent de revisiter les priorités en séparant la lutte pour l’émancipation nationale de la lutte pour l’émancipation sociale. Naturellement, de par leur engagement envers la centralité de l’entité nationale, l’émancipation sociale est assujettie à l’émancipation nationale, cette dernière prenant l’importance d’une lutte existentielle alors que l’émancipation sociale est réduite à une simple lutte réformiste internalisée.
Samah Idriss2 y fait allusion le 4 décembre 2013, écrivant :
"notre problème avec les régimes arabes est un problème avec l’oppression, la criminalité, la corruption et le clientélisme. Notre problème avec l’Israël est un problème avec son entité même, son régime, son État, son armée, ses institutions, son économie, sa culture, son tourisme, son industrie et son agriculture, sa droite, sa gauche et son centre".3
Idriss a raison de dire que le problème avec Israël concerne l’entité même. Cependant, il n’aborde pas la problématique suivante : la lutte contre l’entité sioniste peut-elle être effectivement résolue et gagnée avec les régimes arabes établis actuellement dans les entités nationales ? Ou encore avec le concept même de ces entités nationales ? Ne faudrait-il pas plutôt une restructuration fondamentale de ces entités ?
L’histoire de la révolution palestinienne nous le montre, avec les bouleversements et les contradictions qu’elle imposa à la réalité même des entités arabes établies, notamment celles de la Syrie, du Liban, de la Jordanie, de l’Égypte, de l’Arabie Saoudite et d’autres. La révolution palestinienne, en se développant, entra dans une confrontation objective, non seulement avec l’entité sioniste, mais également avec la structure nationaliste de tous les pays arabes. Les évènements du "Septembre Noir" en 1970 constituent un exemple essentiel de cette confrontation avec "l’intérêt national syrien", c’est-à-dire l’intérêt d’une entité syrienne finale :
"le ministre de la défense syrien [à l’époque] Hafez Al-Assad s’opposa à un support militaire aux Palestiniens, de peur que cela n’entraine la Syrie dans une guerre ouverte avec Israël. Il refusa d’assurer une couverture aérienne aux blindés syriens lorsque ces derniers se retrouvèrent sous le feu de l’armée jordanienne, les contraignant à battre en retraite. Ceci isola les Palestiniens et permit aux soldats du roi Hussein de massacrer des milliers d’entre eux lors du tristement célèbre Septembre Noir." (Shaoul et Marsden, 2000)
Cette confrontation ne fut pas limitée à la Jordanie et à la Syrie, mais fut naturellement étendue à la structure de l’entité libanaise ; la guerre civile libanaise en est la meilleure indication, notamment de par la lutte idéologique sur l’identité et la finalité de l’entité qu’elle engendra. Les accords de Taef4, des années plus tard, en sont la preuve, puisque la même bourgeoisie "nationale" mit l’accent sur la finalité de l’entité libanaise au visage arabe sous patronage syro-saoudien. Cette logique de la finalité de l’entité s’applique à tous les régimes arabes, fussent-ils "résistants" ou pas. En Égypte, "les accords de Camp David constituèrent le mot d’ordre politique de transformations de la réalité égyptienne ; d’autres mots d’ordre invoqués à l’époque, comme "la rupture des liens" ou "l’isolation arabe", étaient en somme la déclaration implicite et explicite que les autorités égyptiennes se dirigeaient vers l’économie de marché"3. La rupture des liens, l’isolation arabe ou d’autres slogans comme "l’Égypte d’abord", "la Jordanie d’abord" ou "le Liban d’abord" sont l’expression implicite et explicite de politiques de finalité des entités nationales arabes, c’est-à-dire l’engagement effectif à maintenir les divisions mises en place par les puissances coloniales européennes au début du siècle dernier.
Nous ne pouvons faire de distinction entre la rhétorique nationaliste des régimes arabes et leurs politiques d’un côté, et la rhétorique nationaliste qui domine actuellement le discours de la gauche traditionnelle de l’autre, même s’ils diffèrent sur certains détails. Tous deux affirment catégoriquement la centralité de la détermination de l’entité et de l’identité dans l’approche de la lutte politique et sociale ; lutte qui ne peut avoir lieu sans l’alignement de ces entités avec un des axes dominants à l’échelle régionale et mondiale. Cette politique et ce discours ne sont qu’une répétition de la rhétorique de la guerre froide, durant laquelle la gauche stalinienne et la gauche nationaliste panarabe ont supposé la nécessité d’un alignement avec une puissance impérialiste contre une autre. Ceci implique une renonciation totale à toute tentative de sortie de la dualité de compétition impérialiste, vers un véritable mouvement révolutionnaire de masse dont la stratégie ne dépendrait pas du support d’un appareil impérialiste contre un autre. Cette politique est présentée évidemment sous un masque d’identité ou d’émancipation nationale.
C’est ce qu’affirme As’ad Abu Khalil5 dans son article pour le journal Al-Akhbar du 16 octobre 2013 intitulé "Invitation au retour de la guerre civile libanaise", où il résume le conflit latent et non résolu au Liban par les problématiques suivantes: "(1) l’identité du Liban ; (2) la politique étrangère libanaise et la position du gouvernement sur le conflit régional ; (3) la position concernant la cause palestinienne ; (4) le désaccord concernant la justice sociale ; (5) la question des injustices confessionnelles ; (6) le type de régime au pouvoir." Il décrit ensuite les différentes sectes confessionnelles libanaises :
"Aucune secte libanaise n’a prouvé sa supériorité à l’autre, car les sectes, de par le régime confessionnel, sont similaires aux tribus d’Afghanistan et d’Irak : disponibles à la location, se déplaçant d’une position à une autre selon les circonstances. Ainsi, Walid Joumblatt6 est de fait l’authentique représentant du confessionnalisme étroit." (AbuKhalil, 2013)
As’ad Abu Khalil affirme ainsi deux choses essentielles : la première étant que la problématique de la question libanaise tourne autour de la détermination de "l’identité nationale"; la seconde étant que ce processus de détermination a lieu par le biais des entités confessionnelles établies (les sectes libanaises), qui sont, selon Abu Khalil, "similaires aux tribus d’Afghanistan et d’Irak".
Ce discours adopté par Abu Khalil et Idriss n’est pas loin du discours des alliés du régime syrien au Liban, du Hezbollah au Courant Patriotique Libre en passant par le Parti Syrien National Social et d’autres, même si Idriss et Abu Khalil se distinguent du discours de ces derniers par leur critique occasionnelle des régimes "résistants". Ils maintiennent cependant leur alignement avec le discours général de la politique de la lutte des axes, sans approcher le tissu idéologique qui les meut ou tenter de briser l’hégémonie de cette rhétorique de la lutte des axes.
Le secrétaire général du Hezbollah Hassan Nasrallah déclara le 30 avril 2013: " La Syrie a de véritables amis dans la région et le monde qui ne permettront pas qu’elle tombe entre les mains des États-Unis, d’Israël ou des groupes takfiristes" (Nasrallah, 2013a). Ou encore, en juin 2013: "La question n’est pas celle d’une intervention en Syrie (...) l’armée arabe syrienne combat sur tout le territoire syrien, et nous prenons nos responsabilités pour affronter ce projet mondial qui vise à faire tomber non seulement la Syrie mais toute la région. Il s’agit du projet américano-israélo-takfiriste." (Nasrallah, 2013b)
Le discours de Nasrallah reflète son authentique conviction de cette notion de la lutte des axes, dans laquelle le Hezbollah se positionne aux côtés du régime syrien et de ses alliés régionaux et mondiaux, contre "le projet américano-israélo-takfiriste".
Cette relation entre la position du Hezbollah et celle de la gauche traditionnelle et nationaliste panarabe n’est pas le fruit du hasard, elle est plutôt l’application quasi littérale de la théorie stalinienne de la révolution par étapes. Cette dernière stipule une alliance historique et stratégique avec la bourgeoisie nationale afin de construire l’État démocratique national comme première étape, qui permettra le développement des moyens de production, pour établir des conditions favorables à une révolution prolétarienne socialiste dans une étape ultérieure.
Cette recette fut appliquée pendant la guerre civile libanaise, avec l’alliance historique entre le Mouvement National Libanais7 et la bourgeoisie "patriotique/musulmane" contre la bourgeoisie "isolationniste/réactionnaire/chrétienne" ; les conséquences furent la mise en place du régime de "Taef" au Liban, ainsi que la punition des Palestiniens pour leur supposée "corruption" du Liban. Nous pouvons également observer l’évolution de l’OLP depuis son engagement envers le "projet de l’État", c’est-à-dire envers la finalité d’une entité nationale palestinienne. Ceci impliqua un redimensionnement de la cause palestinienne dans ses dimensions arabe et internationale en tant que mouvement populaire trans-identitaire, aux limites d’un régime bureaucratique bourgeois et "national" ; un des exploits de ce régime aura été l’émergence d’Abu Mazen et de sa clique.
La gauche stalinienne est toujours adepte de cette même stratégie, comme le montre le programme politique du Parti Communiste Égyptien :
"Le Parti est convaincu que la révolution du 25 Janvier [2011] constitue l’épisode le plus important du processus de la révolution nationale démocratique ; cette révolution est essentiellement une révolution populaire démocratique à portée nationale et sociale, visant à éradiquer la tyrannie et la corruption, afin d’établir l’indépendance politique et économique et d’en finir avec le clientélisme. Elle aspire au développement indépendant et auto-suffisant, à la reconstruction de l’appareil d’État sur des bases populaires et démocratiques, à la construction de l’industrie nationale et à de profonds changements dans le secteur agraire, à l’établissement de la démocratie politique et sociale, au respect de la dignité et des droits de l’Homme égyptien et à la protection des libertés publiques"8.
Ainsi, la gauche traditionnelle justifie son approbation de la constitution des militaires, et le fait de considérer les Frères Musulmans comme la plus grande menace pour la révolution, sans mention aucune de la menace que constituent les militaires ; de même que cette gauche justifie sa prise de position aux côtés du "régime syrien" et de "l’Armée Arabe Syrienne" face au complot impérialiste contre le monde arabe et en particulier contre la Syrie.
En continuation de cette tendance, quoique sous une teinte différente, Nahed Hattar9 et son entourage invoquent un nationalisme syrien d’origine fasciste, avec une couverture de gauche le rendant plus digeste pour les partisans de la gauche traditionnelle. Concernant la question syrienne, Hatar écrit :
"Nous avons clairement pris position aux côtés du régime du président Bashar Al-Assad contre la barbarie wahhabite qatari-saoudienne du Golfe ainsi que contre le néo-ottomanisme. Nous ne sommes pas de simples "admirateurs" du régime syrien comme le prétend Hatem Saghieh ; mais dans la guerre nationaliste, nous nous battons dans la même tranchée. Et nous sommes convaincus d’avoir choisi la bonne tranchée. Nous avons évidemment notre propre analyse critique et méthodique de ce régime, et avons également notre propre programme déclaré de lutte interne afin d’établir en Syrie l’État national développementaliste et résistant. Mais cette lutte est une lutte politique syrienne levantine interne qui ne compromet aucunement l’union face à l’agression extérieure, occidentale sioniste wahhabite ottomane" (Hattar, 2013).
Au final, la cause commune à tous ceux-là est que la question de l’émancipation nationale, ou la construction de l’État national sous telle ou telle forme, requiert en premier lieu la libération nationale qui permet la détermination de ce qui est intérieur ou extérieur à la nation, avant de s’attaquer aux problématiques de cet intérieur, fût-il arabe, levantin, libanais, syrien ou d’une autre formation identitaire. Khaled Hadadi [Secrétaire général du Parti Communiste Libanais - NdT], dans son dernier article pour Al-Nida’a [publication du PCL - NdT], va dans ce sens lorsqu’il évoque le système confessionnel libanais qui reflète les contradictions régionales et les rend partie prenante de la politique interne libanaise ; Hadad affirme que seule la "construction de l’État laïque, civil, démocratique et résistant" peut changer cette réalité. Il déclare ainsi qu’il est "nécessaire de réunir les conditions pour une solution profonde liée à la refondation de l’État libanais dépassant sa nature qui provoque des guerres, des divisions et le clientélisme, par un dialogue salutaire qui poserait les fondations de l’État laïque, civile, démocratique et résistant" (Hadadi, 2013).
Cette suggestion ne mentionne évidemment pas la nature de classe de l’appareil d’État invoqué. Nous voyons ainsi que ce courant de pensée, de son extrême droite à son extrême gauche, n’a jamais dépassé la question de la centralité et de l’hégémonie de l’État national bourgeois, que ce soit dans sa version ultranationaliste ou dans sa version nationale populaire, c’est-à-dire capable de constituer une alliance des classes ; cet État serait donc capable d’assurer une conciliation entre la bourgeoisie et les travailleurs, d’un côté, et de l’autre assurer l’union nationale afin de confronter les dangers de l’extérieur et de déterminer les relations de compétition ou de rapprochement avec ce même extérieur.
L’impérialisme, le capitalisme et l’État
L’État bourgeois, dans ses aspects économiques, sociaux et politiques est l’une des structures essentielles établies par le colonialisme occidental comme condition primordiale de l’expansion capitaliste dans les colonies. L’État bourgeois a constitué une rupture avec le système semi-féodal qui était en place. Il serait illusoire de considérer la pensée nationaliste comme étant en contradiction avec le capitalisme ; l’émergence de l’État est une condition nécessaire au développement des structures économiques et sociales capitalistes, à l’abandon des structures précapitalistes et à leur éventuelle destruction. Dès lors, les notions d’« entité » et d’« identité nationale », la finalité d’une certaine entité et son rapport à d’autres entités sont des concepts qui ne peuvent pas voir le jour sans la création centralisée d’un État bourgeois qui régit la société sous la couverture d’une « identité nationale », qu’elle soit arabe, levantine, libanaise, syrienne, islamique, chrétienne ou autre. Toutes ces identités constituent une couverture idéologique pour le régime bourgeois dominant.
Et il n’est pas étrange que les sections de la gauche qui s’identifient à une certaine idéologie nationale ou à une autre mettent la couverture nationale de la domination bourgeoise en valeur dans leur agenda politique. Leurs politiques ne sont pas en contradiction avec la politique du régime bourgeois établi mais en accord avec elle, puisque leur point de départ est la structure idéologique du même régime bourgeois.
Tel que Mahdi Amel le formule dans son livre « Prolégomènes théoriques pour l’étude de l’effet de la pensée socialiste dans le mouvement de libération nationale » :
« Et par cette structure de pensée, nous entendons le domaine idéologique dans lequel l’idéologie de l’individu est déterminée, construite et développée, c’est-à-dire le sol à partir duquel plusieurs idées peuvent germer, les différences entre ces idées pouvant atteindre le point de contradiction; Toutefois, leurs racines se trouvent dans le même sol qui détermine la nature de leur émergence et de leur domaine de développement. L’existence de contradictions entre ces idées ne nie pas, mais affirme le fait qu’elles soient situées dans le même type de sol idéologique. » (Amel, 1980)10
Par conséquent, les prémisses idéologiques d’où est issue la pensée nationaliste visant à affronter la dépendance de l’impérialisme ne sont pas en contradiction fondamentale avec l’impérialisme. Ces deux prémisses qui partagent la même structure de pensée gravitent autour du système de gouvernance bourgeois, auquel elles s’identifient. Pour cette raison, nous voyons que les régimes nationalistes arabes, qui ont émergé durant les dernières décennies du XXe siècle, et qui ont été considérés à l’époque – et qui le sont aujourd’hui – comme étant des régimes progressistes par une grande partie de la gauche traditionnelle et nationaliste, ont prouvé au fil du temps qu’ils n’étaient pas différents des régimes bourgeois « clients », comme ils sont appelés. En effet, les régimes nationalistes arabes ont renouvelé leur relation d’identification avec les intérêts de l’impérialisme, même si la mesure dans laquelle ils s’identifient à ces intérêts peut différer. Cette différence, comme celle entre l’Arabie Saoudite et la Syrie par exemple, est une preuve de la poursuite de ce modèle de relations, et une négation de l’indépendance de ces régimes ou de leur libération de la domination impérialiste.
Revenons à Mahdi Amel et son analyse des « régimes progressistes » qui transforment la petite bourgeoisie dominante en bourgeoisie coloniale renouvelée :
« Nous constatons, par exemple, que le changement de classe dominante, dans les soi-disant "régimes progressistes", comme ceux de l’Égypte et de la Syrie, a toujours eu lieu dans le contexte d’une forme anormale de la lutte de classe. Cela nous aide à comprendre la nature particulière de la pratique politique de la petite bourgeoisie... La petite bourgeoisie est nécessairement invitée à renouveler ces rapports de production, de reproduire de façon permanente ces relations dans la pratique politique de sa lutte de classe contre la bourgeoisie coloniale, parce que le renouvellement des rapports de production est une condition nécessaire et absolue à son maintien en tant que classe dominante. Toutefois, la nécessité de devenir la classe dominante dans le contexte des rapports de production existants va pousser la petite bourgeoisie à s’assimiler à la classe dominante qu’elle a remplacée et contre laquelle elle est engagée dans une lutte de classe, et donc à s’identifier à cette classe et non à diverger avec elle... L’existence d’un État ne change pas la nature de classes des rapports de production. » (Amel, 1980)
Pour cette raison, la tâche nationale ne peut être efficacement accomplie, et cette réalité est présentée comme l’expression d’une crise d’identité ou d’une crise de nationalisme, qui nous ramène à la question de l’entité et de l’identité sans traiter la cause réelle de cette crise qui réside dans la structure même du système capitaliste et dans son développement inégal qui conduit à la création de relations de dépendance de l’impérialisme ; c’est là où réside le problème essentiel dans la perspective stratégique de la gauche traditionnelle et des courants nationalistes en général. Il est clair que la meilleure position que cette gauche puisse adopter est une amélioration des conditions de la concurrence capitaliste et nationaliste entre les entités établies, sans défier la structure qui permet non seulement à la concurrence d’exister, mais ouvre la voie aussi à la domination étrangère et à l’ingérence régionale ou internationale pour un pays donné.
C’est pourquoi la libération nationale ne devrait pas être une étape qui précède la libération sociale et la lutte des classes, mais devrait faire partie de la même et unique lutte des classes sociales. La libération nationale ne précède pas la révolution sociale, elle est produite par cette dernière, comme l’un de ses processus initiateurs, parce qu’il est impossible de parvenir à l’indépendance dans un système de dépendance capitaliste où la domination et la concurrence règnent. La véritable indépendance ou libération nationale ne peut être atteinte à travers les conditions actuelles que si elle est inclue dans le processus de la révolution socialiste globale.
Par conséquent, les mouvements de libération nationale, qui militent pour la lutte nationale à l’extérieur de la lutte des classes, se dirigent vers une assimilation avec la bourgeoisie dominante pour devenir des acteurs convergents ou concurrents dans les axes capitalistes bourgeois dominants. Ce phénomène peut être observé chez l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine), le Hamas et le Hezbollah, ce dernier ayant entrepris des changements récents dans sa structure socio-économique et organisationnelle ainsi que dans son positionnement local et régional, un point sur lequel je reviendrai plus tard.
Ce n’est pas le régime sectaire en soi qui établit la dépendance, et la connexion entre l’intérieur et l’extérieur ; il s’agit plutôt d’une couverture idéologique de cette dépendance capitaliste. Cette dépendance ne peut être brisée de l’intérieur de la structure capitaliste elle-même parce que l’État bourgeois n’est pas seulement un système interne de la domination des classes, mais aussi un appareil utilisé pour combattre la concurrence capitaliste nationale, régionale et internationale. La couverture nationale de l’État bourgeois n’est autre qu’un réaménagement des axes de cette concurrence capitaliste, son relief des positions dominantes, et sa capacité à contenir les luttes qui se posent au sein de ses sociétés causées par les contradictions structurelles du système capitaliste.
La crise structurelle de la pensée nationaliste, qu’elle soit de gauche ou de droite, réside dans le fait que cette pensée se nourrit des contradictions qui caractérisent le système capitaliste, et ne peut se distancer de ces contradictions. Elle caractérise l’articulation même de cette structure idéologique bourgeoise dans sa tentative de créer et de concevoir de nouvelles identités afin de maintenir sa domination idéologique sous un masque idéologique renouvelé. Ce point est confirmé par l’émergence d’une crise d’identité à chaque fois que la classe dirigeante bourgeoise elle-même est en crise, ou voit des fissures dans la domination idéologique à travers laquelle elle justifie sa domination de classe.
La crise de la domination bourgeoise et la nouvelle crise du capitalisme
Nous ne pouvons comprendre ces changements, la lutte identitaire et la réémergence concomitante d’identités historiques, qu’elles soient religieuses, nationales, régionales ou confessionnelles, en dehors du contexte de la structure capitaliste, de ses changements et de ses contradictions ; les luttes sur l’identité sont une expression de la crise du capitalisme lui-même. F. Engels a déclaré :
« D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n’avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure – les formes politiques de la lutte de classes et ses résultats, – les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., – les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. » (Engels, 1890)
Il existe une corrélation claire entre l’idéologie dominante, la structure de la classe dominante, et l’absence de la question des rapports de classe dans la rhétorique identitaire qui domine le débat géostratégique du courant nationaliste de gauche ; ce n’est d’autre qu’une tentative d’échapper à une confrontation avec les contradictions de classe flagrantes dans leurs contextes, international, régional et local. Cette tentative a pour but de réorganiser ces contradictions ou de reporter leur explosion et vise à préserver, à tout prix, l’hégémonie de la classe existante, qu’elle soit sectaire, nationale ou autre.
Les changements et les transformations qui se produisent partout dans le monde, et qui prennent une forme conflictuelle dans le monde arabe, sont en contradiction, non seulement avec la structure de la pensée libérale, mais aussi avec la vision du monde des nationalistes arabes et de la gauche traditionnelle. Pour ce qui est caractéristique à la fois de la pensée libérale et de la pensée nationaliste, c’est que ces deux pensées sont en concurrence, plutôt que contradictoires, au sein de la structure dominante de la pensée bourgeoise. Elles forment, au moins dans le monde arabe, l’incarnation la plus évidente de ce théâtre d’interactions concurrentielles entre deux pôles, tantôt un pôle affirmant sa domination sur l’autre ou les deux pôles formant une alliance pour faire face aux menaces mutuelles. Ces menaces sont en vérité les contradictions, les fissures et les luttes qui se produisent au sein du système mis en place par l’hégémonie capitaliste, en d’autres termes, l’État bourgeois national, qui adopte, selon les circonstances, une couverture libérale, nationaliste ou autre.
Ces relations sont confirmées quotidiennement à travers, par exemple, l’accord américano-syrien sur les armes chimiques du régime syrien, ou encore l’accord américano-iranien sur le programme nucléaire iranien, qui a été suivi par une convergence irano-saoudienne, matérialisée avec, entre autres, des excuses au régime du Bahreïn par les chaînes de Manar TV et radio Noor, qui toutes deux appartiennent au Hezbollah, pour leur couverture des événements à Bahreïn, en d’autre termes la révolution de Bahreïn qui a débuté en 2011.
Ces accords ne sont pas seulement des indicateurs de la diminution de l’hégémonie américaine sur la région en raison de changements dans les affaires internes des États-Unis. Ils visent également à donner aux régimes arabes et régionaux une plus grande marge de manœuvre pour mettre de l’ordre dans leurs propres maisons prêtes à l’implosion. Ces accords s’accumulent afin de permettre aux régimes de contenir et s’attaquer aux mouvements populaires de masses arabes et non-arabes dans la région, de l’Égypte à la Syrie, au Bahreïn, à l’Iran et d’autres, tout en isolant simultanément le peuple palestinien et la cause palestinienne ensemble, des masses révolutionnaires qui les entourent.
Pour en revenir à la description d’Idriss de la lutte contre Israël comme étant une lutte existentielle, à la différence des luttes avec les régimes arabes, qu’il réduit à une simple lutte contre la tyrannie et d’autres affaires internes, nous demandons, comment la Palestine peut-elle être libérée ? Comment un projet de résistance peut se maintenir avec les structures actuelles et existantes des régimes arabes ? Ou à travers l’appareil bourgeois national, dans un contexte de changements et des alliances qui se développent sur les scènes politique, régionale et internationale ? La réponse à cette question ne peut, en réalité, que provenir d’un processus que ni les nationalistes ni la gauche stalinienne ne reconnaîtront, la révolution : non pas comme la révolution d’une entité particulière ou d’une révolution nationale, mais une révolution permanente qui découle des contradictions structurelles dans les sociétés arabes. Par sa nature de classe, cette révolution ne peut qu’être en contradiction fondamentale avec le système établi de domination de classe, et avec les systèmes de dépendance régionale et internationale. Les problèmes sociaux, économiques et politiques qui se posent sur le plan politique ne peuvent être résolus par une rénovation bourgeoise des régimes établis dans leur propre espace national. Ils ne peuvent être résolus que par le renversement du système de domination bourgeoise et en défiant le système de domination de classe en général. Le mot d’ordre que personne dans la gauche révolutionnaire ne doit hésiter à proclamer aujourd’hui est le socialisme ! Il ne s’agit pas simplement d’un bond historique par les masses vers un autre régime, mais d’un processus révolutionnaire, par lequel l’idéologie dominante peut être détruite, à travers lequel les contradictions de classe qui soutiennent les régimes bourgeois peuvent être exposés, afin de surmonter cet appareil vers son antithèse : le pouvoir des travailleurs révolutionnaires, à travers lequel il est vraiment possible de surmonter le sectarisme religieux, la persécution, l’exploitation, l’injustice et l’oppression, et qui plus est, à briser le cycle de la dépendance capitaliste et impérialiste.
Je n’aborderai pas la preuve de la nature de classe des révolutions arabes, car un grand nombre de personnes a déjà écrit sur le sujet dans la revue Révolution permanente et ailleurs. La question que nous devons aborder est celle de l’inter-connectivité de la lutte révolutionnaire, le fait qu’elle se propage d’un pays à un autre, et de sa capacité à défier l’équilibre des forces établi aux échelles locale et régionale. La lutte révolutionnaire défie la finalité des entités nationales qui ont été imposées aux peuples de la région par les divisions coloniales et plus tard par la bourgeoisie et la bureaucratie dominantes, en accord et en convergence avec l’impérialisme.
Les révolutions qui bouleversent notre région ne sont pas les expressions d’une crise d’identité, comme ils sont décrits par certains, mais sont, d’abord et avant tout, les expressions de la crise de l’État national bourgeois et du système capitaliste dominant. Il est donc impossible d’aborder les questions de la résistance et de la libération de l’impérialisme sans prendre en compte ce contexte. Au contraire, la résistance et la libération doivent s’identifier avec les perspectives des révolutions en cours, et ne peuvent être imposées de haut en bas, dans une idéologie nationaliste pré-emballée, qui est elle-même en pleine crise, tel un reflet de ce même régime bourgeois en crise.
Hezbollah, résistance et révolution
C’est à partir de cette analyse que nous devons aborder la question du Hezbollah et des mouvements de résistance et de libération nationale. Le Hezbollah peut-il avec sa structure établie et actuelle, et avec sa nature sectaire et bourgeoise, mettre fin à l’occupation ou réaliser la libération nationale ?
Les nationalistes et stalinistes de gauche maintiennent et entretiennent de nombreuses illusions lorsqu’il s’agit du Hezbollah. En plus du caractère sacré que le Hezbollah s’auto-attribue, cette gauche considère également le Hezbollah comme une entité sacrée, le décrivant comme un mouvement de résistance qui n’est pas régi par la réalité ou par la structure de classe dans laquelle nous vivons. Naturellement, en raison de la centralité de l’identité nationale et de la question nationale qui domine toute autre considération, la gauche traditionnelle accorde au Hezbollah le rôle d’appareil de résistance en totale abstraction de sa position de classe dans la société. Certains lui attribuent même un vernis ou une identité prolétarienne, indépendamment de la réalité. Par conséquent, la gauche traditionnelle soutient de manière aveugle le Hezbollah, non seulement du point de vue de la libération nationale, mais aussi du point de vue de la lutte sociale. L’oppression de Beyrouth-Sud et du Sud Liban11, que de nombreux militants de gauche mettent en avant, devient dans ces circonstances, un autre prétexte pour excuser et justifier les préjugés sectaires en utilisant un discours de classe. Les partis confessionnels au Liban utilisent un langage de classe (la privation chiite, la marginalisation chrétienne, etc.) pour légitimer leur rhétorique confessionnelle.
La gauche nationaliste et staliniste, qui est entièrement alliée au Hezbollah et aux alliés du régime syrien au Liban, utilise la même rhétorique sectaire et lui donne une dimension de classe, transformant, par exemple, l’Ashoura’12 en un symbole d’opposition face à l’oppression, ou la région de Dahiyeh13 dans la banlieue sud de Beyrouth, en un symbole de résistance et de zèle.
Ces expressions ne diffèrent pas de la rhétorique confessionnelle, mais légitiment et renforcent les sentiments de fierté confessionnelle, qui a toujours été un élément clef du discours dominant. Tout comme les Phalangistes ont promu, durant leur période de domination14, un discours de fierté sectaire chrétienne sous couvert de nationalisme libanais, le Hezbollah favorise aujourd’hui une culture sectaire « chiite » et l’identifie avec la culture nationale libanaise. Par conséquent, le patriotisme est dès lors mis dans un moule sectaire. Cette logique peut facilement atteindre des extrêmes dans la rhétorique populaire, faisant d’un client ou d’un traître chaque sunnite, tout en faisant de tout chiite un résistant à l’impérialisme ou un patriote.
Dernièrement un déchaînement du racisme sur les réfugiés syriens a été remarqué parmi les partisans de l’idée que la Syrie est un régime résistant. Les réfugiés sont décrits comme des traîtres. Certains disent : « Ce ne serait pas mieux de faire des dons pour les combattants de la résistance dans le Qalamoun? »15 ou « Comment pouvons-nous sympathiser avec un enfant ou une femme qui a été abandonné ici, dans une tente, par son mari ou son frère, afin qu’il puisse aller tuer des femmes et des enfants dans son propre pays ? ». Ce discours facilite la propagande et les campagnes de dénigrement que le courant nationaliste et sa gauche ont adoptées depuis le début de la révolution syrienne. Alors que, quand il s’agit de la révolution égyptienne, ils sont capables de faire la distinction entre les Salafistes, les Frères Musulmans, les nationalistes panarabes, les libéraux, les militants de gauche, les militaires et les révolutionnaires, ils sont absolument incapables d’appliquer une division similaire dans le cas de la Syrie. Ainsi, toute personne qui a soutenu la révolution syrienne devient un partisan de "Da’esh"16 (EI), et la révolution devient un simple "bouleversement", tant que le conflit est décrit comme étant un conflit entre le régime et les Takfiristes.
Notre objectif n’est pas de nier l’existence des Takfiristes ou de leur relation avec les régimes du Golfe, mais d’exposer les similitudes entre les discours respectifs de la gauche stalinienne et des nationalistes de gauche d’un côté et des Takfiristes de l’autre. Dans le discours des Takfiristes, il y a des croyants et des infidèles; dans le discours de la gauche nationaliste, il y a des patriotes et des traîtres. Cela provient du fait que cette "gauche" ne partage pas l’idéologie de la gauche révolutionnaire, mais celle du nationalisme, dans une couverture de gauche. En d’autres termes, cette gauche est devenue une partie intégrante du discours bourgeois dominant, et non son antithèse ; cette gauche ne se voit pas comme une antithèse à la bourgeoisie ; au contraire, elle s’y identifie et fait son apologie en faussant directement la réalité. Ce sont des personnes comme As’ad AbuKhalil qui s’y adonnent. Dans un autre de ses articles dans le quotidien Al-Akhbar, sur « La théorie de la dialectique et le renouvellement de la gauche arabe », il dit : « il y a de nombreux défenseurs du capitalisme dans notre région, et ils sont eux-mêmes des ennemis de la résistance au Liban ». AbuKhalil commence par innocenter « la résistance » (comprendre, le Hezbollah) d’un quelconque caractère capitaliste, pour ajouter plus loin, dans son article:
« Mais la capacité de faire ceci découle du rejet catégorique des principes du capitalisme (Abdel Karim Mrouwwe croit maintenant que l’État capitaliste peut nous protéger du capitalisme), et de toute sa superstructure qui, soutenue par le pétrole et le gaz et des États du Golfe, détermine notre goût pour la poésie, l’art, la culture, le journalisme, la danse et l’esthétique ».
AbuKhalil ne voit que l’un des axes concurrents sur la scène politique régionale – l’axe des monarchies du Golfe – comme étant capitaliste, mais il ne mentionne pas la structure capitaliste, disons, du régime iranien ou de ses alliés au Liban et en Syrie. À cause de cette distorsion flagrante de la réalité, il réduit la lutte anticapitaliste à une lutte contre les régimes du Golfe et leurs aides, comme si le Hezbollah et l’Iran faisaient partie d’une alliance prolétarienne internationale !
Il n’est pas nécessaire de prouver la nature bourgeoise du Hezbollah ou du régime syrien, car beaucoup d’auteurs ont déjà écrit sur ce sujet. Leur nature bourgeoise est irréfutablement prouvée par leur rôle économique, et dans le cas du Hezbollah, par les politiques sociales et économiques qu’ils ont adoptées au cours des dernières années. La célèbre phrase de Hassan Nasrallah, « Nous ne nous subventionnerons pas un bout de pain », ou le soutien du Hezbollah à la politique de privatisation, ou encore son opposition aux demandes du comité de coordination syndicale17 et l’accord qu’il a fait avec le Mouvement Amal et le Courant Patriotique Libre pour empêcher les travailleurs de la compagnie d’électricité de l’État de réaliser leurs demandes, sont des preuves de la nature bourgeoise du Hezbollah. D’autres indicateurs sont les sommes importantes investies par Hezbollah dans le secteur de l’immobilier, qui a fait la banlieue sud de Beyrouth (un bastion pro-Hezbollah) l’un des quartiers les plus chers dans le Grand Beyrouth. Il n’est pas nécessaire de mentionner les frais de scolarité des écoles gérées par le Hezbollah, qui sont devenues des écoles pour les classes moyennes chiites plutôt que pour les pauvres, ou les sommes d’argent substantielles que le Hezbollah amasse à travers ses institutions de santé comme l’hôpital Grand Prophète dans le sud de Beyrouth. Tout cela prouve que le Hezbollah est le parti des chiites des classes moyennes et de la bourgeoisie, une hégémonie qu’il partage avec le mouvement Amal, et non comme la gauche nationaliste et la gauche stalinienne le décrivent, comme étant le parti des pauvres et des démunis.
En raison de sa nature capitaliste, le Hezbollah est clairement entré dans une phase de croissance bourgeoise bureaucratique, en particulier depuis la guerre israélienne contre le Liban en Juillet 2006. Ceci est démontré par la façon dont ses cadres et ses membres affichent leur richesse et les privilèges dont ils jouissent, comme par exemple les services sociaux, éducatifs, économiques et de santé. Cela va naturellement provoquer une scission entre cette bureaucratie arriviste et les grandes masses sur lesquelles le Hezbollah s’appuie pour affirmer sa légitimité politique pendant les élections ou les rassemblements populaires. Cela est parfois représenté par les plaintes latentes des partisans ordinaires du Hezbollah, qui ont exprimé leur ressentiment sur cet étalage de richesses, et par l’influence intimidante que les membres de cette clique bureaucratique exercent souvent sur des résidants des quartiers dans lesquels ils opèrent.18
Cette divergence dans la nature de classe entre d’un côté, les partisans du Hezbollah – et une partie de ses membres – et d’un autre, ses cadres, en particulier aux niveaux intermédiaire et élevé, est la contradiction principale à laquelle le Hezbollah devra faire face dans les périodes actuelle et future. Cela est indiqué par le fait que le Hezbollah développe de plus en plus une couverture religieuse djihadiste pour justifier ses politiques, par la construction de mosquées, par la présentation de son intervention en Syrie comme étant un devoir religieux, ou par les slogans confessionnels provocateurs comme « Zeynab ne sera pas capturée deux fois »19. L’utilisation accrue du Hezbollah de messages religieux par rapport aux années précédentes indique la nécessité pour lui de consolider sa base, à travers une discipline idéologique et religieuse qui est appelée à devenir de plus en plus nécessaire dans un contexte de crise de classes, aux échelles locale et régionale. Peut-être bien – mais nous ne pouvons pas en être certains dans ce cas – que la dernière affaire Al-Manar (la chaîne de télévision du Hezbollah avait présenté ses excuses au gouvernement du Bahreïn pour sa couverture médiatique de la révolution, après quoi le Hezbollah a limogé le directeur de la station de télévision) peut être considérée comme un indicateur de l’influence de cette crise sur la discipline de la classe bureaucratique du parti; elle a montré une contradiction entre l’appareil politique et l’appareil médiatique du parti.
La gauche nationaliste et la gauche stalinienne ne saisissent pas le fait que les conditions qui ont donné naissance aux révolutions dans la région sont les mêmes conditions qui régissent la résistance à l’occupation et à l’impérialisme. La poursuite et le succès de cette résistance ne sont pas seulement dépendants du degré d’enthousiasme concernant les armes ; il est également nécessaire de savoir si ceux qui portent les armes peuvent échapper à l’équilibre des intérêts qui contrôle ces armes et les fournit, et s’ils vont échapper, avec leur alignement bourgeois, aux implosions en cours dans les structures de classes des sociétés régionales et arabes.
La question de la révolution donne à la résistance une autre dimension, et pose une problématique essentielle sur les « cas de résistance » actuels, comme le Hezbollah et le Hamas : l’entité sioniste peut elle s’effondrer ? Les interventions des États-Unis, de l’UE et de la Russie peuvent-elles être arrêtées sans une rupture radicale avec la structure bourgeoise qui légitime les ingérences et dominations étrangères ? La bourgeoisie « arabe » renoncera elle a ces intérêts communs avec la bourgeoisie américaine ou israélienne afin de libérer la Palestine ? Le régime iranien, par exemple, renoncera il à la nécessité d’intégrer le marché mondial du pétrole ? Le régime syrien renoncera il à ses relations économiques avec les régimes occidentaux ? Les patrons syriens abandonneront ils leurs relations avec d’autres magnats de l’Ouest, la Chine ou de la Russie au nom des intérêts supérieurs arabes ? Naturellement, la réponse à toutes ces questions est non, parce que nous vivons dans une économie mondiale interconnectée et le mythe de l’autosuffisance n’est rien d’autre qu’un mythe. Toutes les tentatives d’autosuffisance ont prouvé que leurs promoteurs s’aligneront, tôt ou tard, avec l’un des grands pôles capitalistes. Cela n’est pas causé par une dégénérescence des valeurs au sein de la bourgeoisie ; c’est une conséquence naturelle de l’entrelacement d’intérêts entre les bourgeoisies régionales et étrangères, en particulier lorsque la bourgeoisie au niveau national doit défendre sa position hégémonique face à la montée de la lutte des classes. Cet entrelacement fait partie du tissu capitaliste mondial dans lequel nous vivons et qui est toujours dans une position dominante.
Par conséquent, nous ne pouvons que voir la libération de l’impérialisme et de l’occupation dans le cadre du processus de libération sociale. Il entre dans le processus de lutte des classes, non seulement dans le domaine de l’économie, mais aussi dans sa perspective sociale, idéologique et culturelle. La libération et l’émancipation ne sont pas deux phases distinctes dans un programme successif, mais deux faces d’une même lutte, la lutte pour l’organisation de la classe ouvrière dans la région sur une base révolutionnaire indépendante. Cela n’est pas seulement nécessaire pour développer l’aspect purement économique et syndical de la lutte, mais aussi comme une étape vers la réalisation de la véritable libération, et la fracture du système sur lequel l’impérialisme subsiste et par lequel il contrôle la région, le même système capitaliste qui régit toutes nos vies.
La résistance de masse n’est plus une question hypothétique, comme elle avait l’habitude d’être rejetée par beaucoup pour son inutilité. La résistance de masse est devenue une nécessité historique pour l’émancipation des peuples du Moyen-Orient, non seulement de l’occupation et de l’impérialisme, mais aussi de la dictature, de l’oppression, de la tyrannie et de l’exploitation. Sans résistance de masse, le salut de l’Homme ne restera qu’un simple rêve, et non un projet sérieux et réel en attente des conditions nécessaires pour son ultime réalisation.
Être réaliste aujourd’hui ne signifie pas dépendre d’une structure qui a émergé il n’y a pas si longtemps sur la destruction des organisations de résistance existantes20, mais c’est en construisant des structures de nature radicalement différente de la classe de ceux qui ont été construites pour les défaites ultérieurs. Le Hezbollah a mis fin à l’occupation israélienne du Sud du Liban, mais ne sera pas, en raison de sa nature bourgeoise, capable de mettre fin à la « menace israélienne » ou « l’hégémonie impérialiste ». Par conséquent, tous ceux qui se considèrent révolutionnaires doivent répondre à cette question essentielle : Comment pouvons-nous vraiment nous émanciper de l’impérialisme ? Et comment la Palestine peut-elle vraiment être libre ? Pas en se basant sur des espoirs délirants reposant sur des régimes qui abandonneront tout projet qui entre en conflit avec leurs intérêts hégémoniques bourgeois, comme ils l’ont fait dans le passé.
Pour toutes ces raisons, le soutien aux révolutions dans notre région et dans le monde entier n’est pas seulement une question d’éthique, mais une position essentiellement réaliste. Car c’est seulement par la révolution qu’il est possible de briser la dépendance, le clientélisme, l’occupation, l’oppression, la tyrannie et l’exploitation, et leur culture qui en résulte. Cela ne peut être fait par les illusions fondées sur l’espoir que certains appareils bourgeois (arabes ou non) pourraient nous mener à un avenir meilleur. Nous savons à l’avance que cela n’arrivera jamais, que toute amélioration de la situation sociale sera en conflit avec la domination bourgeoise et les intérêts bourgeois. Le changement ne sera réalisé que par les masses révolutionnaires, car c’est dans leur intérêt de base.
Texte original en anglais paru dans International Socialism :http://isj.org.uk/nationalism-resistance-and-revolution/
Merci aux traducteurs/rices.
Image en bandeau : crédits turkeyagenda.com
Références citées
AbuKhalil, As’ad, 2013 « A Call for the Return of the Lebanese Civil War », Al-Akhbar (16 Novembre).
Amel, Mahdi, 1980, Prolégomènes théoriques pour l’étude de l’effet de la pensée socialiste dans le mouvement de libération nationale (Dar-al-Farabi)
Assaf, Simon, 2013 « Hezbollah’s Sectarian Turn », Socialist Review (Juillet/Août).
Engels, Friedrich, 1890, « Lettre à Joseph Bloch du 21 septembre », Marxists.org.
Hadadi, Khaled, 2013, « L’accord Iran-Occident, le début d’une guerre de marchandage ? » Al-Nida’a, numéro 226 (Décembre).
Hattar, Nahed, 2013, « L’Orientalisme… vu par un libéral du front Al-Nusra ! », Al-Akhbar (19 Novembre).
Nasrallah, Hassan, 2013a, « Les amis de la Syrie ne permettront pas sa chute », Al-Akhbar (1er Mai).
Nasrallah, Hassan, 2013b, « Nous serons oùnous devront être, et nous sommes les derniers des intervenants en Syrie », Al-Akhbar (25 Juin).
Noor, Ahmad, 2013, « Egypte : journal d’une révolution », Thawra Da’ima, numéro 3 (Mars).
Shaoul, Jean et Chris Marsden, 2000, « L’héritage amer de la Syrie de Hafez Al-Assad », World Socialist Web Site (16 Juin).
- 1.NDT : Takfiris(te) fait référence aux mouvements islamistes comme l’Etat Islamique qui déclarent leurs opposants musulmans apostats, au lieu de simplement malavisés.
- 2.NDT: Samah Idriss est rédacteur en chef d’Al-Adab, journal politico-culturel qui parait à Beyrouth. Il contribue régulièrement au journal libanais Al-Akhbar.
- 3.Sur sa page Facebook, 4 décembre 2013.
- 4.NDT : Les accords de Taif furent signés en 1989 afin de mettre fin à la guerre civile libanaise.
- 5.NDT : As’ad AbuKhalil est professeur en Sciences Politiques à la California State University, Stanislaus. Il tient le blog (en langue anglaise) Angry Arab News Service.
- 6.NDT : Walid Jumblatt est le chef du Parti Socialiste Progressiste, dont la plupart des membres proviennent de la communauté druze libanaise.
- 7.NDT : Le Mouvement National Libanais était dirigé par Kamal Jumblatt (père de Walid Joumblatt), du Parti Socialiste Progressiste et rassembla la gauche nationaliste et stalinienne dans une alliance contre le gouvernement libanais, durant la première phase de la guerre civile libanaise dans les années 1970.
- 8.Site internet du Parti Communiste Egyptien.
- 9.NDT: Écrivain et journaliste jordanien qui contribue régulièrement au quotidien libanais Al-Akhbar.
- 10.NDT: Mahdi Amel était un académique et théoricien marxiste libanais. Membre du Comite Central du Parti Communiste Libanais, il formula – entre autres – une critique marxiste de la pensée nationaliste arabe et de la bourgeoisie arabe en général. Il fut assassiné à Beyrouth le 18 Mai 1987. Il est de notoriété publique que les assassins étaient liés au Hezbollah.
- 11.NDT: Le sud du Liban et la banlieue sud de Beyrouth, majoritairement peuples de Shiites, sont des régions historiquement pauvres et marginalisées comparées aux autres régions du pays.
- 12.NDT: La fête shiite d’Ashoura’ commémore le martyr de Hussein, petit-fils du prophète Mahomet, lors d’une bataille près de Karbala en l’an 680.
- 13.NDT: Le QG du Hezbollah se trouve à Dahiyeh.
- 14.NDT: Les Phalanges étaient une milice chrétienne inspirée des mouvements fascistes européens et fondée par Pierre Gemayel en 1936. Les Phalanges étaient l’un des principaux protagonistes de la guerre civile libanaise, et ont commis le massacre des camps palestiniens de Sabra et Chatila en 1982, sous la couverture de l’armée israélienne.
- 15.NDT: Zones montagneuses syriennes ou le Hezbollah combat, près de la frontière libanaise.
- 16.NDT: Da’esh est un acronyme dénigrant donné à l’État Islamique.
- 17.NDT : le comité de coordination syndicale joua récemment un rôle clef dans l’organisation de grèves du secteur public au Liban.
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