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Bensaid - Classes : théorie et pratique

Lien publiée le 10 juin 2015

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://danielbensaid.org/Classes-theorie-et-pratique

Ce texte, daté de 1992 – qui s’attarde tout particulièrement sur la question des « rapports de classe, rapports de sexe » – fait partie d’un cycle de formation intitulé « Introduction à l’œuvre de Marx ». Il a, comme trois autres textes que nous avons retrouvés [1] et que nous publierons prochainement, servi de canevas à plusieurs passages de Marx l’intempestif ainsi qu’à d’autres textes ultérieurs.

1. Classes et classements

L’heure est à la remise en cause du concept de classe. Ce n’est pas la première fois. Après la grande alerte de la Commune de Paris, la sociologie de la fin du XIXe siècle a mené une offensive en règle contre la notion de classe sociale, s’efforçant de lui opposer des expressions visant à redéfinir les groupes sociaux : classes intermédiaires, classes dirigeantes, classes moyennes, élites [2]. Vilfredo Pareto mettait l’accent sur la mobilité sociale accrue qui caractériserait la « circulation des élites » et serait susceptible d’éliminer les barrières culturelles entre classes. L’usage du mot classe est lui-même sujet à des fluctuations, avec des crêtes de fréquence avant 1914, entre les deux guerres (1924-1928, 1933-1934, 1938-1939), ou après la Seconde Guerre mondiale (1953-1958, 1970-1972). En revanche, l’expression de « classes moyennes » est particulièrement fréquente à la veille de la Seconde Guerre mondiale, dans les années cinquante, ou depuis 1981 [3].

Ne pas plier/Image de Gérard Paris-Clavel

Depuis la Seconde Guerre mondiale l’idée même de classe ouvrière n’a cessé d’être l’enjeu d’une controverse. Dans les années cinquante, l’inspiration durkheimienne renaît dans la sociologie du travail. Alain Touraine met alors l’accent sur la conscience de groupe au détriment de la conscience de classe : « L’importance et la diversité des relations qui s’établissent entre les hommes pendant le travail et en dehors de l’atelier font que ceux-ci se conçoivent plus aisément comme groupe particulier concret que comme une fraction d’une catégorie abstraite, définie dans son principe par un type particulier de situation et de relations sociales considérées fondamentales. » La sociologie s’efforce de refouler l’abstraction théorique au profit de l’enquête pseudo-concrète. Le thème à la mode est déjà celui de l’intégration sociale et de la baisse de la conflictualité de classe : « la disparition de l’autonomie professionnelle et de l’isolement culturel signifie […] un degré croissant d’intégration sociale ». Alors que l’individu définirait ses revendications « comme consommateur » et non plus comme producteur, la notion de classe deviendrait caduque.

Ce rejet de l’analyse de classe est vigoureusement contesté par Serge Mallet, pour qui la classe ouvrière n’a jamais été une « communauté sociologique ». Il reproche notamment à Alain Touraine de confondre « la condition ouvrière, notion sociologique, et le fait de l’existence autonome de cette classe dans les rapports de production, notion économique et politique […]. Cette confusion l’amène à sous-estimer les rapports de classe à l’entreprise et à surestimer les rapports sociaux quotidiens hors de l’entreprise ». Comme Pierre Belleville, Serge Mallet met l’accent sur les mutations internes à la classe ouvrière et non sur son extinction : massification des OS [ouvriers spécialisés], expansion du salariat en col blanc… Ces analyses opposées débouchent sur (ou justifient) des options contraires : l’intégration pour Alain Touraine, l’autogestion pour Serge Mallet. La grève générale de 1968 a tranché la polémique. Même si elle ne correspondait pas davantage à la vision mythique propagée dans l’immédiat après-Mai par le néopopulisme maoïste, la classe ouvrière n’avait pas disparu.

Il y aurait bien d’autres exemples historiques de ces fluctuations autour de l’idée de classe. Elles obéissent à des déterminations multiples. D’une part, à des transformations sociales effectives, qui ne cessent de remettre en cause les représentations idéologiques des classes, et d’exiger un retour à l’analyse fondamentale des rapports sociaux. D’autre part, à des effets spécifiquement politiques et idéologiques : en des temps où l’individualisme et la concurrence sont ouvertement valorisés, les valeurs de solidarité de classe sont en recul et délibérément refoulées. Ces polémiques font la part belle à l’impressionnisme et privilégient la photographie sociologique au détriment de la perception historique et dynamique.

Elles ne peuvent être cependant résolues par un argument d’autorité fondé sur la « bonne citation de Marx ». Nous avons déjà souligné qu’il serait vain de chercher chez lui une définition univoque des classes. Si l’on veut à tout prix en trouver une, il faut aller la chercher, et bien la chercher (car il n’y a pas chez lui non plus abondance de définitions) chez Lénine : « On appelle classes de vastes groupes d’hommes qui se distinguent par la place qu’ils occupent dans un système historiquement défini de production sociale, par leur rapport (la plupart du temps fixé par des lois) vis-à-vis des moyens de production, par leur rôle dans l’organisation sociale du travail, par les modes d’obtention et l’importance de la part des richesses sociales dont ils disposent [4]. »

Certainement la moins mauvaise, cette définition n’est pas simple. Elle ne mobilise pas moins de trois critères :

– la place vis-à-vis des moyens de production (dans laquelle Lénine fait intervenir la définition juridique de la propriété) ;

– la place dans la division et l’organisation du travail ;

– la nature (salariale ou non), mais aussi l’importance (le montant) du revenu.

En précisant en outre qu’il s’agit de « vastes groupes d’hommes », ce qui devrait couper court aux exercices sociologiques stériles sur les cas limites ou les cas individuels. L’analyse dynamique en termes de classes n’est pas un principe de classement catégoriel.

Cela dit, il peut être intéressant de confronter les données empiriques de la statistique à l’interprétation en termes de classes. Nous partirons à cet effet du recensement de 1975. À cette date, près de 83 % de la population active était salariée (contre 76 % en 1968). Dans le cadre du développement général du salariat, les cadres supérieurs, moyens et les employés connaissaient les plus forts taux de croissance (de 3,6 à 5,7 %), mais accompagnés de mutations importantes au sein même de ces catégories. En chiffres absolus, de 1968 à 1975, le nombre d’ouvriers avait augmenté de 510 000, celui des cadres supérieurs de 464 000, celui des cadres moyens de 759 000 et celui des employés de 944 000. Mais ces données ne permettent pas une interprétation directe en termes de classes, puisque les contremaîtres sont comptés comme ouvriers et les techniciens comme cadres moyens.

Elles permettent en revanche de constater une croissance globale des ouvriers et des employés encore supérieure à celle des cadres supérieurs et moyens. Sur l’ensemble de la population active, la part des ouvriers proprement dits est alors passée de 33 % (en 1954) à 37,8 % en 1968, puis à 37,7 % en 1975, alors qu’en chiffre absolu, les effectifs ouvriers augmentaient d’un demi-million. Chez les « employés », la catégorie des employés de bureau, avec un total de 3 100 000 augmentait plus vite que celle des employés du commerce, mais étaient comptés parmi ces employés de bureau nombre d’agents des entreprises nationalisées, de la SNCF, de la RATP, de même que 77 000 postiers et facteurs. Les employés du commerce comptaient 737 000 salariés, dont une majorité de femmes.

D’après la grille interprétative de Lénine, l’écrasante majorité des employés ne sont pas :

– propriétaires de leur outil de travail ;

– occupent une position subalterne dans la division du travail, n’exercent pas de fonction d’autorité, et bon nombre d’entre eux effectuent en outre un travail manuel ;

– ont un revenu salarial souvent inférieur à celui de l’ouvrier qualifié.

Dans leur grande masse, ils appartiendraient donc au prolétariat ou à la classe ouvrière, pour peu que l’on renonce à l’image, trop chargée symboliquement et idéologiquement, d’une classe identifiée selon les époques à l’idéal-type, celui du mineur, du cheminot ou du métallo.

Les « cadres moyens » ont connu une progression rapide : 6 % en 1954, 14 % en 1975 avec 2,8 millions de salariés. Leur rubrique regroupe quatre catégories fondamentales : les « instituteurs et professions littéraires », les techniciens qui s’opposent aux cadres administratifs moyens par leur rôle le plus souvent productif et un salaire proche de celui des ouvriers qualifiés, les « intermédiaires médicaux et sociaux » et, enfin, les « cadres administratifs moyens qui remplissent une fonction d’encadrement, c’est-à-dire de direction et de surveillance des employés dans l’administration, les banques, le commerce (leur fonction d’encadrement est d’ailleurs attestée par un écart sensible d’environ 20 % entre leur salaire moyen et celui de l’ensemble de la catégorie « cadres moyens »).

Pour interpréter en termes de classes le recensement socioprofessionnel de 1975 en recoupant les différents critères, on arrive à la conclusion selon laquelle :

– la bourgeoisie proprement dite représente alors environ 5 % de la population active (industriels, gros commerçants, une fraction des exploitants agricoles et des professions libérales, la hiérarchie cléricale et militaire, la plus grosse part des « cadres administratifs supérieurs ») ;

– la petite bourgeoisie traditionnelle (agriculteurs indépendants, artisans, petits commerçants, professions libérales et artistes) atteint encore environ 15 % ;

– la nouvelle petite bourgeoisie représente entre 8 % et 12 % de la population active, selon qu’on y inclut, outre une part des cadres administratifs supérieurs et moyens, les journalistes et agents de publicité, les professions libérales devenues salariées, les enseignants du supérieur et du secondaire, et les enseignants du primaire (ce qui est par ailleurs fort discutable).

Dans tous les cas, le prolétariat (ouvriers d’industrie, employés du commerce, des banques et assurance, du service public, et salariés agricoles) représenterait de 65 % à 70 % de la population active. Précisons que le recensement de la population active exclut les femmes dites au foyer et la jeunesse scolarisée, mais que leur inclusion ne modifierait guère les proportions d’ensemble.

Le recensement de 1982 enregistre les premiers effets globaux de la crise. La comparaison avec les recensements antérieurs est rendue difficile par l’introduction de modifications dans la nomenclature. La part globale du salariat dans la population active continue à croître, atteignant 84,9 % contre 82,7 % en 1975 et 71,8 % en 1962. Mais la proportion d’ouvriers industriels, qui a commencé à reculer dès 1975 (35,7 % contre 35,9 % en 1968), tombe à 33,1 %. En chiffre absolu cependant, leur catégorie connaît encore un accroissement de 0,5 % de 1975 à 1982, alors que leur taux d’accroissement de 1962 à 1982 s’établit à une moyenne de 10,2 %. Mais cette évolution moyenne masque une profonde disparité entre les ouvriers qualifiés dont le nombre absolu continue à augmenter (+ 10,2 %) alors que celui des ouvriers spécialisés recule (- 11,6 %).

Le taux de croissance des employés sur le septennat 1975-1982 reste de 21 % pour une croissance de 95 % depuis 1962. En chiffres absolus, les employés ne sont toujours que 4,6 millions, contre 7,8 pour les ouvriers. Cela dit, la ventilation par catégories sociales professionnelles masque les effets du chômage et ne permet pas d’enregistrer une perte nette de 700 000 emplois industriels effectifs et, par conséquent, une baisse effective du nombre d’ouvriers actifs entre 1975 et 1982.

À l’autre pôle, la part des cadres supérieurs et moyens dans la population active est bien passée de 8,7 % en 1954 à 21,5 % en 1982. Mais nous avons déjà vu qu’ils ne sauraient, pour interpréter en termes de classes le recensement socioprofessionnel de 1975, constituer un ensemble consistant en termes de classe sous la rubrique de petite bourgeoisie. Une partie de cette masse appartient aux couches supérieures du prolétariat, une partie carrément à la bourgeoisie, le reste constituant une nouvelle petite bourgeoisie ou « petite bourgeoisie de fonction », qui n’est pas en croissance qualitative par rapport à 1975.

Globalement, on assiste bien à un recul relatif du prolétariat au profit de la nouvelle petite bourgeoisie et à un déclin relatif des ouvriers d’industrie, mais il n’en résulte pas de mutation qualitative. En revanche, des différenciations internes au prolétariat fragmentent les solidarités et font obstacle à la constitution de la conscience de classe [5] :

– dans la production : déconcentration des unités de production et réorganisation du travail (team concept, individualisation, flexibilité) ; mobilité sociale ascendante d’une partie des ouvriers qualifiés ;

– au niveau de la reproduction : arrêt de la croissance urbaine (dès le recensement de 1982, les villes de moins de 20 000 habitants ont une croissance supérieure à la moyenne) ; exclusion et scolarisation prolongées (effet sur l’identification de classe des nouvelles générations) ; privatisation de la consommation et du loisir…

Est-ce, comme le diagnostique Jean-Pierre Terrail, la fin d’une « culture d’exclusion » ? On constate bien :

– une baisse spectaculaire de la syndicalisation ;

– le sentiment d’appartenance déclaré à une classe sociale baisse de 66 % en 1976 à 56 % en 1987 ; chez les ouvriers, le sentiment d’appartenir au monde des travailleurs régresse de 76 % en 1976 à 50 % en 1987, le recul est encore plus prononcé chez les jeunes [6] ;

– un recul sensible (non étale, avec une reprise en 1986-1989) de la pratique gréviste depuis 1976-1977.

Le vrai problème n’est donc pas sociologique au sens restrictif du terme. Il concerne bien plutôt la réversibilité politique de ces tendances. Donc la dialectique entre mutations sociales, luttes et effets de conscience.

2. Classe, nation, race

Dans Race, nation, classe, les identités ambiguës, Immanuel Wallerstein rejette catégoriquement une approche des classes en termes « d’idéal type » et d’attributs, pour les définir « uniquement en termes de processus [7] ». Il défend une perception kaléidoscopique des classes en mouvement permanent. La mobilité sociale interdit en effet le tracé de frontières stables et familières. Reprenant en outre à son compte l’idée d’une polarisation structurelle entre la classe qui reçoit la survaleur qu’elle ne crée pas et celle qui cède une partie de la valeur qu’elle produit, il retient l’idée d’un processus de « prolétarisation » à l’échelle de « l’économie-monde ». En précisant : « à partir d’un certain niveau de revenus et de “droits”, le “prolétaire” devient en réalité un “bourgeois”, vivant aussi de la plus-value produite par d’autres, ce qui a un effet très immédiat sur sa conscience de classe [8] ».

D’un point de vue international, il en résulte la formation d’un prolétariat en quelque sorte dual. C’est ce qu’affirme plus explicitement encore Étienne Balibar : « Reste que, tendanciellement, l’un de ces deux prolétariats est reproduit au moyen de l’exploitation de l’autre (ce qui ne l’empêche pas d’être dominé lui-même). Bien loin de conduire à une recomposition de la classe ouvrière, la phase de crise économique […] aboutit à séparer encore plus radicalement les différents aspects de la prolétarisation par des barrières géographiques, mais aussi ethniques, générationnelles, sexuelles. Ainsi, bien que l’économie-monde soit le véritable champ de forces de la lutte des classes, il n’y a pas (sauf “en idées”) de prolétariat mondial, moins encore que de bourgeoisie mondiale [9]. »

La notion d’aristocratie ouvrière revient ainsi en force.

Une telle approche pose problème quant à la dynamique actuelle de l’impérialisme : est-elle encore déterminée principalement par l’exportation de capitaux et le pillage du tiers-monde, ou bien par l’exclusion des barbares en tant qu’armée planétaire de réserve, dans une sorte de dualisation renforcée de l’économie-monde ?

Étienne Balibar insiste bien sur l’actualité des luttes de classe en tant que principe d’intelligibilité des transformations sociales. Il constate en même temps que « les classes elles-mêmes ont perdu leur identité visible » ; la lutte de classe s’est « retiré de la scène » et, dès lors, vient à faire figure de mythe. Il écarte l’hypothèse selon laquelle le schéma de l’antagonisme de classe aurait correspondu à une phase de formation du capitalisme pour aboutir à un effacement des protagonistes (« bourgeois et prolétaires »), au profit des « classes moyennes », « petite bourgeoisie », « nouvelles couches salariées » et autre bureaucratie, « ces éternels casse-tête théoriques sur lesquels le marxisme n’a cessé d’achopper » et qui finiraient pourtant par « envahir la plus grande partie du paysage et marginaliser les figures typiques du patron et de l’ouvrier ». « Ce renversement de point de vue revient à admettre, conformément à ce qui est historiquement observable à la surface des choses, qu’il n’y a pas de “classe ouvrière” sur la seule base d’une situation sociologique plus ou moins homogène, mais seulement là où existe un mouvement ouvrier. Et, de plus, il n’y a de mouvement ouvrier que là où existent des organisations ouvrières [10]. » Balibar penche donc du côté d’une définition subjectivisée de la classe en se risquant à envisager une situation inédite de « lutte de classe sans classes ». Avec l’effondrement des liens entre social, politique et théorique, les antagonismes de classe deviendraient opaques et la lutte des classes tournerait au mythe. « Telle serait peut-être la forme la plus radicale de “disparition des classes” : non pas l’évanouissement pur et simple des luttes socio-économiques et des intérêts qu’elles traduisent, mais leur perte de centralité politique, leur résorption dans le tissu d’une conflictualité sociale multiforme, où l’omniprésence du conflit ne s’accompagne d’aucune hiérarchisation, d’aucune division visible de la société en “deux camps”, d’aucune “dernière instance” [11]… »

Sans aller jusqu’au bout, Balibar suggère que la formulation même du problème serait obscurcie par les représentations idéologiques ou mythologiques de la lutte des classes en général et du prolétariat en particulier. Pour s’y retrouver il faudrait procéder à une laïcisation radicale du marxisme et de ses interprétations, en renonçant une bonne fois à la représentation du prolétariat comme grand Sujet de l’histoire. « les concepts de classe et de lutte des classes désigneraient au contraire un procès de transformation sans fin préétablie, en d’autres termes correspondraient d’abord à une incessante transformation de l’identité des classes sociales. C’est tout à fait sérieusement que le marxiste pourrait alors reprendre à son compte, et retourner à l’envoyeur, l’idée d’une dissolution des classes, entendues comme des personnages investis d’une identité et d’une continuité mythiques [12]. » La lutte des classes ne prendrait qu’exceptionnellement la forme d’une guerre civile, pour la bonne raison qu’elle n’a pas « d’essence unique » : « Admettons une fois pour toutes que les classes ne sont pas des super-individualités sociales, ni à titre d’objets ni à titre de sujets. Ou, en d’autres termes, qu’elles ne sont pas des castes […], les “identités de classe”, relativement homogènes, ne sont pas l’effet d’une prédestination, mais un effet de conjoncture [13] ».

Encore faut-il, pour que le discours théorique demeure possible, que le lien ne soit pas rompu entre ces figures conjoncturelles et les rapports structurels d’exploitation. On retrouve ici, sous un autre éclairage, le tourniquet infernal de l’en-soi et du pour-soi, de la structure et de l’histoire, de la classe et de sa conscience. Invoquant Max Weber, Immanuel Wallerstein précise quant à lui que l’affirmation de la conscience de classe ne serait qu’une virtualité, corrélative au progrès du changement social, alors que la cristallisation des stratifications et groupes de statuts serait l’indice des forces rétrogrades [14].

Balibar et Wallerstein semblent aboutir à la conclusion commune que la lutte de classe, si elle est bien un effet structurel du rapport d’exploitation, n’est jamais qu’une forme historique de la représentation sociale et un principe d’intelligibilité possible des transformations sociales. Elle se trouve à ce titre en concurrence avec d’autres principes communautaires et identitaires, tels que race, nation, ethnie, qui, devant l’érosion des solidarités de classe par les effets de concurrence, tendent à une reconstitution mythique de l’unité perdue. En outre, la mondialisation effective de l’économie et de la politique, l’existence de l’humanité, non comme simple concept cosmopolite spéculatif, mais comme réalité complexe et différenciée, interdisent paradoxalement le recours à un internationalisme spontané et naïf.

La race fait référence à un concept d’homogénéité génétique qui légitime la division entre centre et périphérie dans l’économie-monde. La nation à un concept sociopolitique qui légitime la collaboration des classes dans le cadre d’une communauté d’intérêt géopolitique. L’ethnie à un concept culturel qui s’enracine dans le foyer domestique. Ces trois formes « d’identités ambiguës » expriment la recherche de positions hiérarchiques dans l’articulation de domination et de dépendance au sein de l’économie-monde. Elles ont en commun de rompre tout lien au concept de classe.

Plus spécifiquement, la notion de nation impliquerait le récit d’une substance populaire, la reconstitution mythologique d’une origine ou d’un événement fondateur, l’assomption d’une identité et d’une épopée collectives. Dans la mesure où une poignée d’États-nations seulement peut revendiquer quelque continuité politique et territoriale depuis 1450, il faut bien admettre, malgré la floraison de revendications nationales, une difficulté à trouver une substance naturelle. L’État fut souvent le creuset de la Nation. Balibar va jusqu’à envisager que la forme nation l’ait emporté fortuitement sur les empires ou les réseaux de villes. Sans aller jusqu’à un déterminisme historique qui ferait de l’État-nation la forme nécessaire de l’essor capitaliste, son avènement n’est cependant pas fortuit : il fallait un espace de circulation marchande propice à l’unification du temps de travail social, etc.

À considérer la nation dans son historicité, aucune nation moderne ne possède un fondement naturel ou ethnique. Le peuple n’est pas une donnée de départ, mais un produit. Le problème est bien que « le peuple se produise lui-même en permanence comme communauté nationale » et principe de légitimité politique. Comme Fichte l’avait bien vu, la formation de la nation comporte un principe de délimitation simultanément interne et externe, d’inclusion et d’exclusion.

La crise de fonctionnalité et de légitimité des États nationaux n’est pas un avatar idéologique, mais le résultat logique de la mondialisation qui appelle une réorganisation générale des espaces et des territoires. Dans un tel contexte, les nations tardives, faute de pouvoir se produire comme peuples, sont tentées de se doter d’une identité ethnique mythique et exclusive que Balibar qualifie d’« ethnicité fictive ». L’État-nation en crise n’aurait donc que deux issues possibles : par en bas, la fragmentation des micronationalismes ; par en haut la constitution de nouveaux ensembles fédératifs ou confédérés.

Si elle a eu tort politiquement, Rosa Luxemburg n’a pas eu tout à fait tort historiquement : le droit démocratique national n’est pas un droit parmi d’autres droits civiques. Droit à constituer un État de classe, il porte en lui le germe du nationalisme. Dans la mesure où il y a des exploités et des opprimés dans chaque sexe, nation, religion, où, d’un point de vue de classe, l’autre (national ou religieux) est toujours partiellement un autre soi-même, la référence de classe brise les noyaux identitaires et agit comme principe d’universalisation effective.

3. Rapports de classe, rapports de sexe

Dans les années soixante-dix, certains courants et théoriciennes féministes se sont employés à élaborer une théorie de l’oppression des femmes calquée sur le modèle de la théorie des classes. On vit ainsi fleurir les concepts d’exploitation du travail domestique, de mode de production patriarcal, de lutte de sexes. Encore fallait-il déterminer entre deux antagonismes bien réels (de sexe et de classe) la « contradiction principale ». C’est ce qui explique la place prise par le débat sur « l’origine de l’oppression », l’antériorité historique des rapports de sexe étant supposée fonder leur primat sur les rapports de classe.

L’un des inconvénients immédiats de la démarche était d’abstraire l’oppression, posée comme invariant structurel par-delà les différents modes de production, de ses propres mutations. La division sexuelle du travail traverse bel et bien différents modes de production. Mais il existe aussi une structure propre de la famille qui correspond à l’apparition du travailleur « libre » sur le marché du travail, à la division capitaliste du travail et à la césure entre production et reproduction. Ainsi, la formation de la famille conjugale moderne est-elle parallèle au développement de rapports marchands et à la formation de l’État moderne (Marc Bloch, Georges Duby…). Elle ne se contente pas de reproduire une oppression millénaire. Elle la redéfinit et la remodèle, aggravant à certains égards l’exclusion des femmes de l’espace public en train de naître. Évelyne Sullerot situe au XIVe siècle, avec le développement des manufactures et du travail salarié, une véritable expulsion des femmes des sphères de production auxquelles elles avaient encore accès dans le système des corporations.

Avec le développement du capitalisme, l’oppression s’enracine dans l’exclusion des femmes du travail productif et leur enfermement dans le ghetto domestique. La famille conjugale moderne est le résultat de ce double processus dont elle redouble les effets : « On reconnaissait désormais à la famille la valeur qu’on attribuait autrefois au lignage. Elle devenait la cellule sociale, la base des États, le fondement du pouvoir monarchique [15]. » Cette famille nouvelle répond au besoin d’une main-d’œuvre libre et mobile, alors que la solidarité lignagère, mieux adaptée à l’autarcie agraire et à l’acquittement collectif de la corvée, devient un facteur d’immobilisme. Avec le développement de la division sociale du travail et l’enfermement dans la fabrique de la force de travail exploitée, apparaît la dissociation entre le lieu de travail et d’habitat, donc entre le lieu de production et celui de la reproduction de la force de travail. Cette coupure approfondit et fixe la division du travail entre les sexes. La lutte entre bourgeois et prolétaires pour le partage entre profits et salaires relègue dans la sphère privée, comme une charge naturelle, l’entretien et la réparation de la force de travail, au titre de production non marchande de valeurs d’usage, dont la femme est censée être l’agent « naturel ».

La famille devient aussi le véhicule juridique de l’héritage, donc de la transmission de la propriété privée qui garantit la continuité de l’accumulation. Wilhelm Reich souligne la répression spécifiquement capitaliste de la liberté sexuelle prénuptiale. Avec l’extension de l’héritage privé d’une propriété transmissible par achat et vente, l’union sexuelle n’est pas affaire de sexualité, mais de procréation d’abord. D’où le soin apporté par le code Napoléon à préciser le statut de la filiation : « L’enfant conçu pendant le mariage a pour père le mari. » Enfin, dans une société capitaliste qui généralise la production de valeurs d’échange, la famille devient l’unité de consommation élémentaire. La production est conçue en fonction d’une consommation « familiale ».

Certaines interprétations de la théorie marxiste ont réduit l’oppression des femmes à un effet dérivé du capitalisme, pour en conclure que l’oppression s’éteindrait naturellement avec l’abolition de la propriété privée et l’accès massif des femmes au travail productif. Cette lecture, ingénue ou intéressée, est aujourd’hui largement rejetée. Sans avoir besoin de trancher le débat anthropologique sur son origine première, l’idée s’est imposée que l’oppression des femmes est antérieure aux rapports d’exploitation capitaliste, non réductible à eux, et que rien ne garantit qu’elle s’éteigne avec leur renversement. Mais, une fois posée cette autonomie relative entre rapports de sexes et rapports de classe, tout le problème consiste bien à déterminer leur imbrication et articulation spécifiques dans le cadre d’un mode de production donné.

Pour le capitaliste, seul est intéressant le travail salarié producteur de plus-value convertible en profit : « La valeur de la force de travail est déterminée par les frais d’entretien de l’ouvrier et de sa famille », dit Marx. Si l’ouvrier contribue par son salaire à la reproduction non de sa seule force de travail individuelle, mais à l’entretien de sa famille, le coût de cet entretien varie en fonction du travail domestique fourni, non socialement mesurable et non payé. Dans les années soixante-dix, un collectif de féministes italiennes [16]] en concluait : « donc le salaire est le prix du chef de famille homme qui se vend au capitaliste et devient ainsi patron de sa famille, apparaissant dès lors comme un individu libre ». Et : « Le prix payé par le capitaliste pour le travail féminin est précisément dans la différence entre ce qui est payé aux hommes et ce que les hommes donnent aux femmes pour leur entretien. Le salaire des hommes sera donc structurellement supérieur à celui des femmes, parce qu’à l’intérieur de sa valeur, il y a, même si ce n’est que partiellement, la valeur du travail domestique essentiel : entretien et reproduction de la force de travail. Et les femmes peuvent alors se vendre à moindre prix sur le marché du travail car elles ont un autre rapport productif assuré. »

Pour définir scientifiquement l’exploitation du travail domestique, ce collectif établissait une analogie entre la force de travail payée par le salaire à l’ouvrier et le surtravail fourni « gratuitement » au patron. Mais, dans le mécanisme de l’exploitation capitaliste, ce surtravail a pour caractéristique d’être convertible en profit et accumulable sous forme de capital.

Ici, la prise en compte indirecte du travail domestique dans la détermination du salaire crée à proprement parler un lien de dépendance personnalisée et souvent juridiquement codifiée (relevant des rapports des sociétés hiérarchiques plutôt que des rapports de classe modernes) plutôt que d’exploitation. La différence éventuelle entre ce que l’homme salarié touche pour l’entretien de sa famille et ce qu’il donne effectivement à sa femme pour les dépenses du foyer peut partir en fumée au jeu ou au café ; elle ne se convertit pas en profit. Il en résulte une relation d’autorité et de domination qui fait souvent du travailleur au foyer « un petit-bourgeois » tyrannique mais non un exploiteur au sens rigoureux du concept.

Pour les besoins de la démonstration, le collectif « Être exploitées » passait outre les fluctuations historiques du travail féminin sous le capitalisme. Au moment où il rédigele Capital, Marx est confronté à la salarisation massive des femmes, qui correspond à une phase particulière d’expansion et de renouvellement technologique : « Quand le capital s’empara de la machine son cri fut : du travail de femmes, du travail d’enfants ! Ce moyen puissant de diminuer le labeur de l’homme se changea aussitôt en moyen d’augmenter le nombre des salariés ; il courba tous les membres de la famille, sans distinction d’âge et de sexe, sous le bâton du capital. » Ce processus s’est d’ailleurs heurté à l’hostilité des ouvriers mâles, en raison de la concurrence sur le marché du travail, mais aussi des conséquences sur le rapport d’autorité domestique (critique de la « déféminisation »).

Dans la même voie, Ann Ferguson et Nancy Folbre se sont employées à définir analogiquement le contrôle masculin sur les femmes comme un mode de production : « Un mode de production patriarcal peut être défini comme un réseau spécifique de relations incluant, sans s’y réduire, le contrôle sur les moyens de production, qui structure l’exploitation des femmes et/ou des enfants par les hommes, au sein d’une formation sociale qui peut inclure d’autres modes de production, sans qu’aucun soit nécessairement dominant [17]. »

Le travail domestique se caractérise par le fait qu’il se réalise en dehors du marché. Il ne peut donc posséder une valeur d’échange. Il produit strictement des valeurs d’usage destinées à être consommées dans la famille. Dès lors que ses produits sortiraient du circuit fermé de la production/consommation domestique pour s’aventurer sur le marché, il se nierait en tant que travail domestique pour entrer dans la sphère de la production marchande. Pourtant, le travail domestique, s’il n’a pas la possibilité d’accroître directement le surproduit social qui est l’enjeu de la lutte des classes, peut l’affecter indirectement par son incidence sur le travail nécessaire. Une augmentation de la production de valeurs d’usage par le travail domestique pourrait permettre en effet une diminution des marchandises nécessaires à la reproduction de la force de travail et, par conséquent, une augmentation indirecte de la plus-value.

On ne saurait dire pour autant que l’ensemble de la production de valeurs d’usage réalisée dans le travail domestique définit un mode de production patriarcal qui se superposerait au mode de production capitaliste ; on ne saurait prétendre que le travail domestique est à l’origine d’une autre catégorie de valeur, la valeur domestique. Un mode de production est la forme selon laquelle une société produit les moyens de sa subsistance. Il a donc un caractère social. Il est par conséquent nécessaire que la production de tout organe de ce système soit socialement connectée à celle des autres organes par le biais du marché. Dire qu’il doit avoir un caractère social équivaut donc à dire que les formes de production concrètes des individus doivent être liées entre elles. Ce n’est pas le cas avec le travail domestique, car il n’existe aucune relation ni aucune commune mesure entre celui qui se réalise dans une famille et celui qui se réalise dans une autre [18].

La valeur d’échange d’une marchandise est déterminée par le travail socialement nécessaire à sa production, c’est-à-dire non par le nombre d’heures employé à la production d’un objet particulier pris isolément, mais par le temps de travail qu’il faut pour le fabriquer dans les conditions moyennes de production de cette société historiquement déterminée. Ainsi donc, la valeur d’échange d’une marchandise est déterminée par la quantité de travail abstrait socialement requise pour la produire. Si le travail domestique créait un certain type de valeur, il devrait être possible de parler de travail domestique abstrait socialement nécessaire. Que signifierait travail abstrait socialement nécessaire dans le cas du travail domestique ? Il n’existe pour ce type de travail aucun mécanisme social capable de définir l’heure de travail domestique abstrait et de déterminer la valeur « d’une heure de femme au foyer ». Dès lors que ce travail n’est pas médié par le marché (ni par un marché du travail domestique), aucun mécanisme social n’est susceptible d’indiquer le nombre d’heures de travail domestique nécessaire en moyenne pour produire la nourriture d’une famille et l’entretien d’une maison.

Parler dans ce cas de travail abstrait socialement nécessaire n’a pas de sens. En toute rigueur, l’ensemble des valeurs d’usage produites par le travail domestique ne saurait définir un « mode de production patriarcal ». Dans la société capitaliste, la production de valeurs domestiques d’usage est insuffisante à la reproduction des membres de la famille selon la moyenne des besoins socialement reconnus. Il est nécessaire d’acheter des marchandises. Pour les acheter, il faut vendre de la force de travail. À moins de céder à des robinsonnades ineptes, il faut donc admettre que, livré à lui-même, le prétendu mode patriarcal de production tomberait immédiatement dans la désagrégation des rapports sociaux.

Le parallèle historique est frappant entre l’enfermement scolaire et familial et l’enfermement de l’oisiveté et de la déraison dans l’Hôpital général du XVIIe siècle. Les transformations institutionnelles qui interviennent avec l’essor du capitalisme répondent à une donnée majeure : avec la généralisation des rapports marchands et le développement du travail salarié, le temps de travail devient la mesure étalon de tous les rapports sociaux. L’activité non salariée, non productrice de plus-value, se trouve du même coup socialement dévaluée et dépréciée. Un univers propre, de l’enfance, prend forme. Mais la vieillesse et les femmes subissent en même temps d’autres mécanismes d’infantilisation et d’exclusion. La sacralisation du travail productif déprécie toute activité ludique et implique une répression renforcée de la sexualité non procréatrice. Le sport se calquera sur le principe de rendement du travail.

Outre ses fonctions économiques et disciplinaires, la famille constitue un domaine privé que tous les membres de la société civile semblent avoir en commun et qui assure un semblant d’égalité. Dénonçant cette illusion, le collectif italien Être exploitées écrit : « Il y a deux types fondamentaux de famille, celle du capitaliste qui transmet le capital en tant que capital privé, et celle du prolétaire qui hérite simplement de lui-même en tant que force de travail. Ainsi se maintient l’inégalité entre les deux grandes classes des producteurs et des patrons […]. La famille est l’instrument de l’inégalité. » La famille serait donc la matrice institutionnelle de la division inégalitaire entre producteurs et patrons et de la lutte de classe. D’autres, comme Christian Baudelot et Roger Establet, ont pratiqué de même à propos de l’école, analysée comme la matrice institutionnelle de la ségrégation sociale. Cette approche tend à aborder les classes à partir d’une distribution des rôles sociaux déterminée par les institutions plutôt que par les rapports de production et la division du travail qui en résulte. Pourtant, ni l’école ni la famille ne produisent les classes, elles les reproduisent en vertu de leur fonction spécifique dans la reproduction d’ensemble.

Le débat peut avoir un enjeu pratique. Soit on considère que les rapports antagoniques dans la société, non réductibles aux seuls rapports de classe, sont néanmoins articulés entre eux. Soit on considère qu’il existe une série de contradictions ou conflits, obéissant à des logiques propres et aboutissant à un parallélisme sans interférence entre, notamment, lutte de libération des femmes et lutte d’émancipation du prolétariat : « Dans l’idéologie et dans la pratique bourgeoise, il y a un parallélisme constant entre la manière dont les femmes sont mises à l’écart et dominées, et celle dont le prolétariat est isolé et administré. » Ce « parallélisme » trouve son fondement dans l’antériorité de l’oppression de sexe par rapport à l’exploitation de classe. D’où l’importance prise par les controverses sur l’origine de l’oppression. L’idée selon laquelle l’ordre chronologique détermine l’ordre hiérarchique des contradictions sociales est mécaniste. Au lieu de traiter la lutte des classes comme dérivée de l’oppression millénaire du sexe, il importe de saisir la manière dont le capitalisme s’empare d’une forme spécifique d’oppression et l’assujettit.

L’approche en termes de parallélisme/antériorité conduit logiquement à une forme de sexisme interclassiste : « Les femmes comme telles ne font partie d’aucune classe, même si le fait d’être associée à un homme bourgeois comporte certains privilèges. » Être sans classe, la femme tend à devenir aussi un être sans histoire, tout entière du côté de la nature, enraciné dans l’éternité de son oppression invariante, alors que « la classe ouvrière est une classe qui fait partie du système masculin ». La classe ouvrière en tant que telle, et non le mouvement ouvrier, car la lutte de la classe ouvrière « est la lutte des chefs de famille avec le capital qui met continuellement en danger leur famille » : « Ce n’est plus en tant que producteurs eux-mêmes exploités, mais en tant que chefs de famille jaloux de leurs prérogatives que les travailleurs se dressent face au patronat. » La lutte de classe devient ainsi une lutte de privilégiés, refoulant en coulisse le véritable rapport d’esclavage moderne. Le primat de la lutte des sexes devrait donc prendre le relais du primat mystificateur de la lutte des classes.

Dans son essai sur la classe ouvrière chez Marx, Eugenio del Rio met en garde contre l’abandon du grand sujet messianique prolétarien au profit de nouveaux « sujets » tout aussi discutables. C’est le fond de sa discussion des thèses d’André Gorz ou d’Alain Touraine dans un court texte postérieur [19] : « L’idée d’un sujet destiné à réaliser les transformations socialistes a atteint une telle influence dans les différentes traditions de la gauche occidentale que, souvent, la réfutation des thèses marxistes fondamentales sur la mission de la classe ouvrière est accompagnée de la recherche, la plupart du temps hors de propos, d’un nouveau sujet capable de remplir le rôle antérieurement assigné au prolétariat. On a rarement pris critiquement en considération la question fondamentale, à savoir l’hypothèse selon laquelle il existerait un groupe social dont l’existence conduirait nécessairement au socialisme… La meilleure classe sociale, pour le dire ainsi, n’est pas dépositaire de vertus révolutionnaires absolues. Ses qualités potentielles ne se réalisent que dans des conditions qui ne sont réunies ni automatiquement, ni fréquemment. Cela dépend au plus haut point du travail conscient et persévérant des secteurs, plus réduits, que l’on peut, plus rigoureusement, qualifier de révolutionnaires. La classe ouvrière ouvre les possibilités d’existence d’un mouvement révolutionnaire qui ne pourrait se développer sans elle, mais ce développement n’est pas garanti a priori. L’attitude critique envers le fatalisme rationaliste est une nécessité vitale pour tout courant révolutionnaire. »

Cette conclusion mêle toutefois une salutaire critique de la métaphysique du sujet avec une déconstruction peu rigoureuse et méthodique de la centralité de la lutte des classes dans la théorie de Marx. Théoriquement légitime, une telle remise en cause ne saurait partir de formules polémiques de circonstances sur la mission de la classe ouvrière. Elle devrait réfuter le cœur même de l’argumentation de Marx, c’est-à-dire la théorie de la valeur, de la plus-value et de l’exploitation, la logique du conflit de classe dans le Capital, la catégorie de mode de production capitaliste.

Un texte collectif développe à propos du féminisme la déconstruction conceptuelle entreprise par Eugenio del Rio [20]. À travers un retour sur l’articulation entre rapports de classe et rapports de sexe, il s’agit en réalité de soulever la question du statut épistémologique du marxisme. Cette approche fait écho au recul de la problématique de classe au profit d’une pluralité de « sujets sociaux », capables d’alliances conjoncturelles sans référent social commun. Elle s’appuie sur une lecture de Karl Popper et Paul Feyerabend [21]. Le « marxisme » n’aurait « aucune spécificité méthodologique » applicable au problème de l’oppression. N’étant pas un « arsenal de catégories », il serait vain de prétendre l’enrichir de contributions venues de terrains auxquels il n’a pas accès. Toute tentative pour en faire une conception du monde ou une science globale conduirait à une impasse.

Il faudrait donc se contenter de « poser les questions les plus pertinentes possible pour obtenir les réponses appropriées », et de boire à toutes les sources, « adaptant nos méthodes d’analyse à la nature de l’objet étudié ». Cette acception modeste du marxisme implique réciproquement le rejet des tentations globalisantes du féminisme : plus de « contradiction principale », plus de catégories abstraites. Elle implique aussi de répudier « l’idole des origines » (jouant le rôle du « moteur immobile » cher à saint Augustin) et les théories qui singent le marxisme : celle du « mode de production domestique » (Christine Delphy, Lidia Falcón) comme celle de la « classe sexuelle » fondée sur la différence biologique-sexuelle-reproductive (Shulamith Firestone).

Il conviendrait plus généralement de se méfier du concept abstrait de sujet s’animant d’une vie propre pour « usurper le rôle des sujets réellement existants ». Une fois congédiés ces prétendus sujets privilégiés, il ne resterait que la coexistence de différents « conditionnants » sociaux et de différentes appartenances de groupe (sociale, sexuelle, nationale). La réduction du champ opérationnel du marxisme à l’objet spécifique de sa méthode spécifique (soit la lutte de classe), débouche réciproquement sur une critique de l’analyse de la famille comme cause première de l’oppression et du raisonnement monocausal en général. Le réductionnisme sexuel est logiquement rejeté au même titre que le réductionnisme classiste.

Ce choix d’une méthode en miettes entend exprimer une résistance aux tendances normatives. « Le monde où nous vivons s’est transformé en une mosaïque complexe de rangs, injustices et discriminations sociales… » Plus de conflit central autour duquel s’articuleraient d’autres conflits, donc, mais une juxtaposition d’intérêts, d’identités et de luttes. « Les femmes aussi sont prisonnières de ces autres réseaux de différenciation sociale […]. Plus encore, leur oppression spécifique passe par le tamis de ces autres réseaux, se diversifiant […]. » Non sans cohérence, les rédactrices renoncent aussi bien au mythe de la solidarité naturelle de classe qu’à celui d’une harmonie préétablie (ou sororité) entre femmes. Comme la solidarité de classe, la solidarité entre femmes est en effet à conquérir et à reconquérir en permanence. Elle est un but et non une tendance naturelle. Car les « féminismes » sont aussi pluriels que les « marxismes ».

Mais, dès lors qu’on renonce à un vecteur d’universalisation susceptible, dans un mode de production donné, d’articuler les différentes contradictions et conflits, la quête du concret n’a plus de limites. Chaque conflit a ses spécificités. Les individus eux-mêmes, à l’intersection de différents conflits, retombent dans leur irréductible singularité. Les rédactrices en arrivent ainsi au constat en forme de cul-de-sac : « les véritables différences sont celles des individus, non des sexes ».

Un autre travail serait nécessaire pour reprendre sur le fond la réfutation du procès intenté par Karl Popper au marxisme ou sur l’anarchisme épistémologique de Paul Feyerabend. Contentons-nous ici de rappeler qu’il faudrait d’abord lever une hypothèque concernant l’idée de science chez Marx lui-même. Question complexe. Cette idée mêle en effet une fascination pour la science dite « anglaise », c’est-à-dire la science exacte ou positive, et l’héritage de la « science allemande » qui serait davantage le mouvement général et globalisant, jamais bouclé, de la connaissance, dans la tradition de la Science nouvelle de Giambattista Vico, de la Théorie de la science de Johann Gottlieb Fichte ou de l’Encyclopédie d’Hegel.

L’ambition universalisante de la théorie de Marx ne résulte pas de quelque universalitéa priori de la Raison et de ses catégories comme dans la philosophie critique, mais de l’universalisation effective de son objet. C’est parce que la domination du capital s’étend à l’échelle planétaire, parce que la généralisation des rapports marchands uniformise les rapports humains, que la théorie de Marx peut prétendre à une application universelle. Le primat de la lutte de classe qui se trouve au cœur du mode de production capitaliste n’épuise pas les autres contradictions ou conflits. L’oppression des femmes existait avant le capitalisme et elle a peu de chance de disparaître instantanément avec lui dans une lutte spécifique qui fonde l’autonomie nécessaire d’un mouvement des femmes envers le mouvement ouvrier, mais non la simple indifférence « parallèle ». Dans un mode de production déterminé, ces contradictions sont tramées les unes aux autres. Au nom d’un strict parallélisme sans interférence entre lutte de classe et lutte des sexes, le féminisme le plus radical en apparence peut s’accommoder d’une politique « mâle » réformiste, dont les accommodements avec le capitalisme reviennent en fait à renforcer l’oppression des femmes, tant dans les conditions de travail que dans la dégradation des services sociaux et des conditions générales de la reproduction.

Archives personnelles, 5 décembre 1992

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Notes

[1] « Classes, castes, bureaucratie », « Centralité prolétarienne et “réformisme révolutionnaire” », « Classes et mouvements sociaux ».

[2Cf. Larry Partis, les Classes sociales en France, Éditions ouvrières 1988.

[3] Hélène Desbrousses, « Définition des classes et rapports d’hégémonie », in Classes et catégories sociales, Erides, 1985.

[4] Lénine, « La grande initiative », Œuvres, tome XXIX, p. 425.

[5] Si la thèse de la « fin de la classe ouvrière » ne correspond pas à la réalité, il ne suffit pas en effet de la récuser à coups de statistiques globales comme le fait Éric Hobsbawn et de réduire le problème à un affaiblissement subjectif de la conscience de classe (Éric Hobsbawn, « Le déclin d’une classe », El Païs, 2 mai 1991). L’important, c’est le lien entre la mutation réelle de la structure sociale et cet obscurcissement de l’identité consciente.

[6] Jean-Pierre Terrail, Destins ouvriers, la fin d’une classe ?, Paris, Puf, 1990, p. 84.

[7] Étienne Balibar, Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe : les identités ambiguës, La Découverte, 1990, p. 160.

[8Ibid., p. 165.

[9Ibid., p. 238.

[10Ibid., p. 228.

[11Ibid., p. 213.

[12Ibid., p. 225.

[13Ibid., p. 239-240.

[14Ibid., p. 261.

[15] Philippe Ariès.

[16] [Collectif italien, cfÊtre exploitées, Paris, Éditions des femmes, 1974.

[17] Voir « The Unhappy Marriage of Patriarchy and Capitalism », in Women and Revolution, Boston South end Press, 1981 et sa critique par Stephanie Coontz dans « Sexual oppression and Class oppression », Cahiers de l’IIRF.

[18] Jésus Albarracin, « Travail domestique et loi de la valeur », Inprecor, septembre 1988.www.europe-solidaire.org/

[19] Eugenio del Rio, Ha muerto la clase obrera ?, Revolucion, Madrid 1989.

[20] Texte sur le féminisme, référence [non retrouvée].

[21] Pour une approche documentée et sérieuse de ce débat, voir Francisco Fernandez Bucy, La Ilusion del metodo, Critica filosofica, Barcelone 1991.