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La guerre d’invisibilité contre les migrants de La Chapelle
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://quartiersxxi.org/l-effarante-guerre-d-invisibilite-contre-les-migrants-de-la-chapelle
Ce n’est pas donné à tout le monde de se faire expulser trois fois en moins d’une semaine. Évacués le 2 juin de La Chapelle, virés le 4 du parvis de l’église Saint-Bernard, éjectés le 8 de la rue Pajol, une centaine de migrants se sont retrouvés la cible d’un acharnement aussi absurde qu’impitoyable. Quartiers XXI a suivi les tentatives désespérées de ces forçats de l’exil pour dénicher simplement un lieu où dormir, manger et se laver, dans la capitale la plus touristique du monde.
Le feuilleton de la traque policière menée contre eux n’est pas près de s’achever. Mais déjà il est temps pour nous de livrer un témoignage sur la crise de démence politique qui paraît s’être emparée du gouvernement et de la mairie de Paris dans cette affaire. Et d’en tirer, peut-être, une ou deux leçons.
© Our Eye Is Life / oureyeislife.com
Il n’est jamais bon d’écrire trop à chaud, quand on n’a pas pu prendre le temps de laisser sédimenter un peu les mauvaises nouvelles qui s’abattent comme la grêle. Mercredi 10 juin au soir, huit jours après l’expulsion-destruction initiale du camp de La Chapelle (voir : quartiersxxi.org/operation-humanitaire-ou-rafle-de-gauche) une épidémie de gale a été détectée parmi les migrants hébergés en catastrophe dans un jardin associatif du Bois Dormoy, dans le quartier de la Goutte d’Or, à 300 mètres du métro La Chapelle. Ne manquait plus que ça. Normal, après tous ces jours passés dehors. Cette saloperie arrive comme un complément aux coups de trique reçus deux jours plus tôt rue Pajol, à l’évacuation policière subie cinq jours auparavant devant l’église Saint-Bernard et à tant d’autres épreuves issues du génie de l’hospitalité française qu’il serait fastidieux de les énumérer toutes. Pas de répit.
L’association de riverains qui les a accueillis sur ce petit terrain d’arbres et de verdure ne peut plus faire face aux problèmes inévitablement créés par la présence d’une centaine de personnes à bout de forces. La promiscuité, les conditions de couchage, la santé fragile des réfugiés qui n’ont pas fermé l’œil depuis des nuits et sont sous le choc d’une opération policière violente (dix-sept personnes passées par les urgences de Lariboisière, l’un avec un pied fracturé, un autre avec un testicule explosé, selon les soutiens qui ont assuré la pêche aux informations), sans parler de la distribution des repas et du va-et-vient incessant des journalistes et des caméras, qui déboulent de partout et écrasent les derniers brins d’herbe encore disponibles. Pas facile pour un jardin de quartier doté d’une seule toilette sèche.
9 juin, au jardin associatif du Bois-Dormoy.
Un coin de verdure pour se remettre des gaz et des gants de la police. ©paris-luttes.info
La mort dans l’âme, leurs hôtes les ont donc priés de quitter les lieux pour le lendemain à 17 heures. « À la mairie de Paris et à l’État de prendre leurs responsabilités », disent-ils et personne ne peut leur donner tort. Ce n’est pas leur boulot de pallier la répugnante inertie des pouvoirs publics, qui font la sourde oreille et ne paraissent bons qu’à envoyer les CRS. « Ça nous a fait tellement de bien quand on est arrivé ici après l’expulsion de Pajol, confie, en anglais, un grand Soudanais tout maigre aux yeux rougis par la fatigue. Quand j’ai vu l’endroit, je me suis dit : c’est si calme ici, si vert, si différent de tout le reste. Regardez maintenant, c’est devenu un dortoir. Il faut qu’on s’en aille, mais on ne sait toujours pas où nous dormirons demain. »
FAIRE DE PARIS UNE NO-GO ZONE POUR LES MIGRANTS
Leurs camarades de Pajol internés deux jours plus tôt dans les centres de rétention de Vincennes, du Mesnil-Amelot et du dépôt de Paris ne le savent pas davantage. Ils sont une trentaine, enfermés dans l’attente d’un possible « éloignement du territoire ». De quoi leur lendemain sera-t-il fait ? Mystère. Veut-on vraiment les renvoyer dans des pays qu’ils ont pris tant de risques à laisser derrière eux, pour beaucoup en jouant leur vie à bord d’une coque de noix sur la Méditerranée ? Ou veut-on seulement les intimider, leur pourrir la vie un peu plus, « lancer un signal » aux populations qui songeraient à chercher leur survie dans l’exil qu’elles seraient bien mal avisées de frapper à nos portes ? Éviter le fameux « appel d’air » qui ne manquerait pas d’aspirer sur le territoire français tous les affamés de la planète dans l’hypothèse où l’on offrirait un abri à peu près digne à quelques centaines de grands voyageurs exténués ? Allez savoir… Le ministère de l’Intérieur vient tout juste de renforcer les contrôles de police à la frontière franco-italienne, tandis que l’agence européenne Frontex annonce des moyens accrus aux frontières grecques en vue de mieux « surveiller les flux migratoires en provenance de la Turquie » (AFP, 10 juin 2015), alors il faut s’attendre à tout.
Ne pas oublier non plus les autres, hébergés – ou plus exactement mis de côté – pour quelques nuits à l’issue du démantèlement du camp de La Chapelle le 2 juin. Un groupe de quarante expulsés a ainsi été déposé à l’hôtel Formule 1 de Conflans-Sainte-Honorine (78), dans une zone paumée en bordure de la riante N184, ) à 40 kilomètres de la capitale. Il était prévu qu’ils y restent quatre jours, puis qu’on les remette à la rue, merci, au revoir. La préfecture a dû finalement leur accorder un sursis de trois nuits supplémentaires, le temps pour elle de « régler le problème »posé par l’occupation du parvis de la halle Pajol, c’est-à-dire de disperser à nouveau, et par tous les moyens contondants et gazeux nécessaires, ceux qu’elle n’avait pas réussi à caser le 2 juin. Retour à l’errance donc, une semaine plus tard, pour les quarante de Conflans. Même chose, très probablement, pour ceux de Beauvais, de Créteil et d’ailleurs. Et où iront-ils, sinon dans le seul quartier où ils ont leurs repères et leurs camarades, celui de La Chapelle ?
« WE STAY TOGETHER ! »
Ces hommes et ces femmes venues de pays différents (Érythrée, Éthiopie, Soudan et Sud-Soudan, Guinée, Tunisie) qui ne parlent pas les mêmes langues et ne pratiquent pas les mêmes façons de faire, ne forment pas un groupe homogène. Les difficultés d’échange entre les communautés de langue rendent compliquées les prises de décision collectives. Sur un point cependant ils semblent tous d’accord : on ne les éparpillera pas aux quatre coins de la région parisienne. « We stay together ! » (on reste ensemble), cette affirmation souvent entendue à Saint-Bernard et à Pajol est le moteur de leur mouvement. Les épreuves vécues en commun et la conscience bien trempée qu’on survit mieux en se serrant les coudes assure à cette mosaïque humaine une cohésion qui a pris les pouvoirs publics au dépourvu.
L’exigence de dispersion qui obsède la mairie et le gouvernement se heurte à un problème : en face, même chassés à coups de fourche, ils s’entêteront, encore et encore pour la plupart, à revenir à La Chapelle et à s’y regrouper. Il en découle que la demande de mise à disposition temporaire d’un gymnase – ou de tout autre lieu de taille suffisante pour tous les accueillir – ne constitue pas une doléance humanitaire, mais une revendication politique au sens fort. Ce n’est pas grand-chose, un gymnase pour quelques semaines, c’est même dérisoire. Et c’est pourtant bien sur cette question-là qu’Anne Hidalgo, la maire de Paris, et Bernard Cazeneuve, le ministre de l’Intérieur, se raidissent comme des maréchaux d’empire devant une révolte de gueux.
Le maréchal Bernard Cazeneuve et son état-major célèbrent la prise de la Chapelle.
Certes, il n’est pas exclu qu’ils finissent par céder. Compte tenu du retentissement obtenu par la brillante opération de police à Pajol, qui a fait jaser jusque dans les pages du New York Times, Hidalgo va peut-être devoir sortir un lapin de son chapeau. Son entourage a beaucoup daubé sur les « no-go zones » de Fox News, mais l’image, bien réelle celle-là, de réfugiés évanouis, traînés tête en bas dans les bétaillères de la préfecture, ne constitue pas non plus la meilleure carte de visite pour la Ville Lumière. Faire de Paris une no-go zone pour les migrants, oui, voilà, mais discrètement, gentiment, sans lésiner sur la chantilly humanitaire – tel était le deal passé avec le ministère de l’Intérieur. « La mairie de Paris accompagne l’évacuation et la mise à l’abri des migrants de La Chapelle. Ceux-ci bénéficieront d’un accompagnement personnalisé », avait twitté la patronne de l’Hôtel de Ville le 2 juin. Cette bonne blague ! Imaginez qu’on vous colle un coup de poing en pleine figure et qu’on vous annonce qu’il s’agit en fait d’un gommage facial à effet assouplissant : le plan com’ de l’Hôtel de Ville fonctionne exactement sur le même principe.
#Paris accompagne l'évacuation et la mise à l'abri des migrants de La Chapelle. Ceux-ci bénéficieront d’un accompagnement personnalisé.
— Anne Hidalgo (@Anne_Hidalgo) June 2, 2015
Une semaine plus tard donc, alors que l’« accompagnement personnalisé » des migrants était assuré par le parasite de la gale, Hidalgo signait les permis de construire pour l’extension de Roland-Garros. Un chantier imbécile à 400 millions d’euros et toujours pas le moindre gymnase pour les réfugiés de La Chapelle. S’ils jouaient au tennis, on se serait peut-être donné la peine de leur trouver un semblant de solution ?
Au soir du 10 juin, on voudrait pouvoir attendre que leur calvaire prenne fin pour en faire le récit détaillé et esquisser une analyse à tête reposée. Pour les migrants, hélas, l’extravagante semaine qui vient de s’écouler ne constitue qu’une étape à peine plus corsée que d’autres au milieu de leur longue traversée des bas-fonds de l’hospitalité républicaine. Certains ont déjà tenté le départ pour l’eldorado britannique. Ils racontent qu’à Calais c’est encore dix fois pire qu’à Paris. D’autres sales moments sont devant eux. Pour nous, cependant, qui avons la chance de ne rien partager de leur sort, si ce n’est un peu de temps passé sur le bitume et quelques bouffées de lacrymo, ces quelques journées représentent un voyage en soi : une descente dans cette folie politique sidérante qui consiste à vouloir dissoudre le « problème » des migrants sous les rangers des CRS et les bobards de la communication politique. À vouloir les effacer du paysage, à les soustraire aux regards du passant, de l’électeur, du touriste.
Certes, il n’y a pas de quoi s’étonner. À la façon dont elle fut menée, on se doutait que l’« évacuation sanitaire » par laquelle tout a commencé, à l’aube du 2 juin, n’était qu’une appellation cosmétique pour maquiller une entreprise policière de dislocation. Mais on n’imaginait pas que deux autres expulsions allaient suivre aussi vite, ni que rien de tout cela ne suffirait à venir à bout des migrants et de leur détermination à faire bloc et à rester visibles. Bref, on ne mesurait pas l’ampleur de la cagade politico-policière à venir.
« ON NOUS A DONNÉ UN CAFÉ, PUIS ON EST REPARTI »
Au matin du 2 juin, déjà, sur les quelques quatre cents migrants recensés sous les arches du métro aérien, une centaine environ n’étaient pas sur place au moment de la rafle. Leurs affaires détruites par les engins de chantier de la mairie, ils devenaient encore plus démunis et plus vulnérables qu’avant. Certains sont partis on ne sait où, d’autres sont restés dans le quartier, zonant entre soupe populaire et coin de trottoir, avec la hantise permanente de tomber sur une patrouille de la maréchaussée.
En revanche, parmi ceux qui ont été aussitôt embarqués dans les bus de la préfecture, une soixantaine (dont quelques femmes et enfants) aurait été pris à peu près correctement en charge par les services sociaux de la Ville. La plupart cependant ont été mis à l’écart dans des foyers pour sans-abri ou des hôtels en lointaine banlieue, sans un mot d’explication ni le moindre accès aux procédures de demande d’asile qui leur étaient promises. « Quand nous sommes arrivés sur place, ils ont noté notre nom, ils nous ont dit que nous pouvions nous installer pour cinq nuits, mais personne ne nous a conseillés, témoignera un réfugié soudanais. On leur a demandé ce qui allait se passer après, il n’y avait pas de responsable pour nous répondre. On ne nous a pas donné à manger. »
D’autres encore se retrouvent recrachés à la rue séance tenante. Épisode particulièrement gratiné : deux bus de la préfectures (marqués des numéros 5 et 6) ont fait descendre leur soixantaine de passagers quelques 800 mètres plus loin, devant l’Armée du salut près de la station de métro Jaurès. Un centre d’accueil de jour, sans hébergement. En bon français, on appelle cela du foutage de gueule. « On nous a donné un café, puis on est reparti », résumera l’un des bénéficiaires de cette trop aimable « mise à l’abri ». Retour donc à La Chapelle, où le tronçon de boulevard qu’ils avaient occupé huit mois durant était en train d’être nettoyé, clôturé et confié à la garde des maîtres chiens d’une société privée.
Les voici qui errent dans le quartier, l’estomac vide et la mistoufle au ventre. Pendant ce temps, Dominique Versini, adjointe à la « Solidarité » d’Anne Hidalgo et ex-patronne du Samu social, exulte sur son compte twitter :
1/Le campement de La Chapelle a été évacué ce matin dans le respect de la dignité des personnes et avec une solution d'hébergement pour tous
— Versini Dominique (@dversini) June 2, 2015
La ronde des impostures ne fait pourtant que commencer. Cueillis par la Brigade d’assistance aux personnes sans-abri (Bapsa), quelque trente expulsés largués au métro Jaurès découvrent une nouvelle facette de la générosité tricolore : la Maison de Nanterre, le foyer pour sans-abri le plus redouté de la région parisienne. Murs qui suintent, odeur insoutenable, bagarres entre naufragés de la rue, personnel condamné à faire du gardiennage… L’endroit, pourtant rénové en 2000 et 2006, n’est pas de ceux qui réconfortent. « Parquer ensemble des grands exclus déglingués par la rue et des migrants qui cherchent à refaire leur vie, c’est le moyen le plus sûr de provoquer un clash. C’est hallucinant », s’étonne un ancien travailleur social du 115. « C’était très sale et très violent, soupire un réfugié. À La Chapelle on vivait mal, mais c’était notre camp. Là, c’était encore pire. » Le mercredi 3 juin à l’aube, le groupe se retrouve derechef à la rue.
LE SPECTRE DE SAINT-BERNARD… ET DES « EXTRÉMISTES »
Nouvelle convergence dans les environs de La Chapelle. Quelques heures plus tard, ils sont une centaine à se rassembler devant l’église Saint-Bernard, à quelques pas de leur ancien campement. Ils connaissent un peu le coin, il y a là un petit square, des associations, un curé réputé sympa. Les premiers soutiens s’organisent : une poignée d’habitants du quartier, sans appartenance à une « orga » mais solides dans leur détermination à aider. Dans quelques jours, ils seront des centaines à se mobiliser, à manifester, à apporter couvertures et nourriture. Mais, pour l’instant, les appels à l’aide sur les réseaux militants tombent très largement dans le vide. Quelques élus locaux viennent avec leur écharpe à pompon, comme Pascal Julien (EELV) ou Dante Bassino (PCF), mais ils n’ont pas grand-chose de concret à proposer, sinon des « vœux » auprès du maire du 18ème arrondissement, Éric Lejoindre, et une présence soutenue devant les caméras de télé.
Les migrants finissent par trouver un gîte pour la nuit du 3 au 4 juin, dans la salle associative Saint-Bruno, à la Goutte d’Or. Mais demain il faudra chercher autre chose. Autre chose, ce pourrait être l’église Saint-Bernard, qui a donné son nom au mouvement des sans-papiers de 1996, conclu, on s’en souvient, par leur expulsion à coups de haches policières dans la vieille porte en bois. Des images désastreuses pour le gouvernement de l’époque, dirigé par Alain Juppé. Le lieu pourrait retrouver la vocation d’asile qui a fait sa notoriété il y a dix-neuf ans, mais le curé n’est pas d’accord et verrouille les grilles. Soucieux de ne pas provoquer de raffut, les migrants paraissent peu disposés de toute façon à une action de force.« Il y a beaucoup de gens, ici, qui ont bon