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Recension: J.B.S. Haldane et B. Russel, Dédale & Icare, 1923
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://sniadecki.wordpress.com/2015/06/11/recension-dedale-icare/
Note de lecture sur un débat entre un scientifique et un philosophe à propos de la science et de l’avenir qu’elle nous réserve…
J.B.S. Haldane, B. Russell, Dédale & Icare, éd. Allia, 2015, 112 p.
En 1923, au cours d’une conférence donnée à Cambridge et intitulée Dédale ou la science de l’avenir, l’éminent biologiste et marxiste anglais John Burton Sanderson Haldane, au sortir de la Première Guerre mondiale et de ses atrocités mécanisées et industrielles, se demandais si :
« L’homme devient un simple parasite de la machine, un appendice du système reproducteur d’immenses moteurs compliqués qui usurpent ses activités l’une après l’autre, et finissent par lui retirer la maîtrise de notre planète. »
Et en conséquence :
« Y a-t-il le moindre espoir d’arrêter la recherche scientifique ? »
Mais en bon progressiste, sa réponse est évidement non. Pour lui, science et industrie sont indissociables. Mais s’il ne distingue pas la science de l’usage capitaliste qui en est fait, ce n’est pour s’opposer au développement ni de l’un ni de l’autre :
« Les avancées dans cette direction tendent à unifier de plus en plus l’humanité, à rendre la vie de plus en plus complexe, artificielle et riche de possibilités, et à augmenter indéfiniment la capacité humaine à faire le bien et le mal. »
Et donc, pour l’avenir, il n’y a plus qu’à considérer quels sont les problèmes techniques et quelle sont les capacités scientifiques nécessaires pour les résoudre. Car ce marxiste et scientifique n’imagine pas un seul instant qu’il soit possible non pas de sortir de la société industrielle, mais seulement de refuser ses progrès ou simplement de critiquer ses innovations comme de nouvelles formes de dépossession. Pour lui, il faut s’y adapter le moins mal possible, non en laissant faire le marché libre et autorégulateur, mais en s’en remettant aux spécialistes, experts et scientifiques bienveillants et humanistes… de la trempe de Haldane !
A quoi faut-il donc s’attendre à l’avenir ?
Du côté de la physique et de l’énergie mécanique, Haldane anticipe l’épuisement du charbon et du pétrole et leur remplacement par le vent et le soleil. Dans 400 ans, selon lui, l’Angleterre sera couverte d’éoliennes et le surplus de production sera converti en hydrogène par électrolyse de l’eau. Cela rendra l’énergie bon marché, décentralisera l’industrie et réduira la pollution. Jérémy Rifkin a tout pompé sur Haldane !
Mais les principales innovations viendront surtout de la biologie. D’abord pour la production en masse de nourriture, grâce à une algue génétiquement modifiée cultivée dans l’océan et qui démultipliera les possibilités de la pisciculture. Spiruline et Mélenchon ?
Mais surtout pour la reproduction humaine, grâce à l’eugénisme parfaitement maîtrisé que permettra l’éctogenèse. Haldane est le premier à avoir imaginé cette forme radicale de Procréation Médicalement Assistée (PMA – La reproduction artificielle de l’humain) qui consiste à féconder un ovule in vitro et à réaliser le développement du fœtus humain dans un utérus artificiel (voir plus loin, le commentaire d’Henri Atlan). Il imagine donc sont application à toute la société :
« La petite proportion d’hommes et de femmes choisis pour engendrer la génération suivante sont sans aucun doute si supérieurs à la moyenne que les avancées de chaque génération dans tous les domaines sont saisissantes, allant de d’avantage de musique de qualité à moins de condamnations pour vol. Sans l’ectogenèse, la civilisation se serait certainement écroulée en assez peu de temps du fait de la plus grande fertilité des membres les moins souhaitables de la population dans presque tous les pays. »
C’est là un des leitmotiv des eugénistes, quelque soit leur bord politique, dans l’entre-deux guerre : n’étant plus soumis à la rude sélection naturelle du fait de tout un ensemble de mesures de protection sociale, la « race » humaine risque de rapidement dégénérer; heureusement la science eugénique est là qui va prendre en main le reproduction humaine et non seulement empêcher cette dégénérescence, mais produire une « race » humaine supérieure… (Le “manifeste des généticiens”) Et quant à la « plus grande fertilité » des classes dangereuses, c’est un mythe qui date de Malthus (1798) et de la discussion sur l’abolition des lois d’assistances aux pauvres en Angleterre (Les pamphlets de Joseph Townsend).
« Une fois la reproduction complètement séparée de l’amour sexuel, l’humanité sera libre dans un sens entièrement nouveau. […] Le problème de la politique est de lui trouver des institutions adaptées. »
On retrouve là des articles de foi du credo scientiste de base: l’emploi de cette technologie est non seulement indispensable, mais surtout il est inéluctable, à charge pour la «politique» et la «société» de s’y adapter, et de toute façon elle ne saurait nous apporter que plus de liberté. Sauf, bien entendu, celle de s’en passer et de refuser la dépossession radicale que cela représente…
A propos de politique, la conférence de Haldane où il expose ces vues à constitué une source d’inspiration directe pour le roman de science-fiction Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley, publié en 1932. L’auteur imagine une société totalitaire où les différentes classes sociales, affectées à diverses fonction techniques, sont reproduites et programmées pour leurs tâches respectives grâce à l’ectogenèse, où l’abondance matérielle est réalisée, « l’amour sexuel » est libre et le soma, la drogue qui permet d’oublier tous les soucis et le vide de cette existence consumériste, gratuit.
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Henri Atlan, dans le premier chapitre de son livre L’Utérus artificiel (éd. du Seuil, 2005) commente ainsi cette conférence de Haldane :
« Mais ce qui est intéressant chez Haldane est justement son articulation des découvertes biologiques futures avec les bouleversement sociaux qu’il prévoir, où ce mélange de pessimisme et d’optimisme est le plus apparent.
D’abord son héros : Dédale et non Prométhée, la figure classique de l’homme qui dérobe le feu à Zeus et inaugure la civilisation par une transgression de l’ordre divin. Dédale à fait les premières statues animées et inventé la colle. C’est lui qui a conçu le labyrinthe pour y enfermer le Minotaure avec sa ration quotidienne de jeunes gens et de jeunes filles. Il se sert de la colle de son invention pour fabriquer des ailes à l’aide de plumes d’oiseau et s’envoler avec son fils Icare, s’échappant ainsi du labyrinthe où il était prisonnier. Minos le fait poursuivre mais en vain. Il disparaît de la mythologie, après qu’Icare, première victime de l’hybris technologique, ayant voulu voler trop haut et s’étant rapproché du Soleil, a vu fondre la colle de ses ailes […].
Dédale, lui, maîtrise semble-t-il les techniques qu’il développe, sans se soucier des dieux ni de la morale, et c’est lui qui, pour Haldane, représente le mieux l’aventure humaine de la maîtrise de la nature par la science et la technique. […]
L’habileté technique de Dédale n’entraîne aucune punition, même si elle produit des horreurs et s’inscrit dans un enchaînement fou de passions humaines (royales) et divines. C’est pourquoi il représente pour Haldane le premier homme moderne en ce qu’il ne se préoccupe pas des dieux et que sa technique est amorale. »
Le personnage ambigu de Dédale fascine véritablement Haldane qui n’hésite pas à en rajouter :
« Même la mort d’Icare devait avoir peu de poids pour un homme qui avait déjà été banni d’Athènes pour le meurtre de son neveu. » (Haldane, 1923)
L’insensibilité (supposée) de Dédale est la mère de son impunité (extrapolée) ? Haldane et Atlan nous brossent ici le tableau du technicien froid et rationnel que les considérations morales et les sentiments n’arrêtent pas. C’est du moins l’idéal d’homme – un vrai, un dur, qui va de l’avant sans se retourner – qu’ils l’imaginent et veulent promouvoir pour l’avenir.
« C’est le propre pour Haldane, de toute invention biologique depuis les plus anciennes, d’apparaître comme une perversion avant d’être plus tard acceptée et même transformée en rituel social, faisant l’objet de croyances et de préjugés plus jamais mis en doute. » (Atlan, 2005)
Il y a quand même une petite différence entre la domestication ou les fermentations (que Haldane prend ici pour exemple) et les manipulations génétiques ou la procréation artificielle. C’est la différence entre technique et technologie que ni Haldane (qui en 1923 à des excuses) ni Atlan (qui en 2005 n’en à pas) ne perçoivent. Les techniques apportent une maîtrise individuelle et collective de la nature, tandis qu’un système technologique n’engendre qu’une dépossession individuelle et sociale au profit des classes dirigeantes (Techniques autoritaires et démocratiques)…
Atlan diserte ensuite sur « l’optimisme tragique » de Haldane qui est bien conscient du potentiel de nuisance de la science mais qui se rassure en estimant que :
« La tendance de la science appliquée est d’amplifier les injustices jusqu’à ce qu’elles deviennent trop intolérables pour être supportées, et l’homme moyen, que tous les prophètes et les poètes n’avaient pas pu ébranler, se détourne enfin et éteint le mal dans sa source. » (Haldane, 1923)
Comme disait Cioran, je ne sait plus où ni à propos de quoi :
« Les optimistes, ce sont ceux qui espèrent sur le dos des autres ! »
Autrement dit, la science avance tel un bulldozer qui balaye tout les obstacles devant elle, et c’est aux hommes de s’accommoder des ruines dans lesquelles elle les fait vivre en élaborant les « rituels sociaux », les « croyances » et les « préjugés » qui rendent finalement cet état de fait anodin. C’est en effet une bonne description de ce qui se passe en réalité dans nos sociétés industrielles organisées scientifiquement. Mais de là à en faire un idéal social…
Atlan conclu son commentaire sur Haldane de manière curieuse :
« On peut évidement ne pas partager les goût et les dégoûts de John B. S. Haldane, ni cette philosophie morale, cynique et mécaniste. Mais on ne peut nier qu’elle trace de nouveaux chemins et offre des alternatives au catastrophisme de l’heuristique de la peur [référence à Hans Jonas], d’un côté, ou à l’adoration béate du progrès scientifique, de l’autre : devant des perspectives techniques porteuses d’horreur, tenter le plus tôt possible de séparer le bon grain de l’ivraie et, en même temps d’imaginer des évolutions des structures sociales dans lesquelles ces techniques seront au contraire porteuses de plus grand bonheur et, par là, de progrès moral. »
Mais pour quoi faire, si « les prophètes et les poètes » ne peuvent ébranler le public avant qu’il ne soit trop tard ?
Haldane écrivait avant les camps de concentration (conséquence des idées eugénistes agitées par les biologistes) et la bombe atomique (conséquence de la lutte contre l’impérialisme nazi). Mais pas Atlan, qui manifestement n’a tirée aucune leçon, aucun enseignement de ce qui s’est passé depuis lors en matière de sciences et techniques appliquées dans la société industrielle.
Comment transformer la société pour que l’industrie nucléaire, par exemple, la radioactivité qu’elle dissémine et les déchets qu’elle produit pour des siècles et des siècles (Amen !) soit « au contraire porteuses de plus grand bonheur » et de « progrès moral » ? Nous le savons bien : en transformant la perception de la réalité et en habituant les population à gérer sa morbidité (Le désastre de Fukushima et les sept principes du national-nucléarisme – Fukushima : cogérer l’agonie).
Ces sinistres crétins et pourritures scientistes nous préparent de riantes perspectives : devenir semblables à eux-mêmes, rien de moins !
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Toujours en 1923, le philosophe Bertrand Russell prononce une conférence qu’il intitulera par la suite Icare ou l’avenir de la science, car elle constitue une réponse directe à celle de Haldane. Contrairement à Haldane, Russell aborde de front le problème politique :
« Je me vois forcé de craindre que la science soit utilisée en faveur du pouvoir de groupes dominants plutôt que pour faire le bonheur des hommes. Icare, après avoir appris à voler de son père Dédale, fut détruit par sa témérité. Je redoute que le même sort échoie aux populations auxquels les hommes de science d’aujourd’hui ont appris à voler. »
Et surtout, il pointe le fait que les innovations scientifiques et techniques ont permis à de grandes organisations industrielles de voir le jour et que chacune renforce le pouvoir de l’organisation sur les individus, au détriment de la liberté de tout le monde.
« Pour un esprit rationnel, la question n’est pas : veut-on s’organiser ou non ? Elle est: jusqu’à quel point veut-on s’organiser ? Ainsi que : où, quand et de quelle façon ? Malgré un caractère enclin à l’anarchisme, je suis persuadé qu’un monde industriel ne peut se maintenir contre les forces destructrices qui l’agitent sans s’organiser bien plus qu’aujourd’hui. »
Et de brosser un tableau du futur qui ressemble étrangement à notre présent :
« L’intensification de l’organisation dans le monde moderne a rendu les idéaux du libéralisme presque entièrement inapplicables. […] Les idées libérales telles que le libre-échange, la liberté de la presse ou l’information non partisane appartiennent au passé où lui appartiendront bientôt. […] Dans les 50 prochaines années, on verra sans doute le pouvoir des gouvernements augmenter encore, et s’affirmer la tendance de ces gouvernements à se plier aux volontés de ceux qui contrôlent les armes et les matières premières. Les apparences démocratiques survivrons peut-être dans les pays occidentaux, puisque ceux qui possèdent le pouvoir militaire et économique peuvent contrôler l’éducation et la presse, et donc s’assurer une démocratie docile. »
Et de conclure :
« Les hommes parlent souvent du progrès scientifique comme s’il était nécessairement une aubaine pour l’humanité, mais c’est là, j’en ai peur, l’une de ces confortables illusions du XIXe siècle que doit abandonner notre époque désabusée. La science permet aux détenteurs du pouvoir de réaliser leur objectifs plus complètement qu’ils ne le pourraient sans elle. »
Et pourtant, il y a encore aujourd’hui plus que jamais des amateurs de l’émancipation par la technoscience…
Curieusement, Russell voit une « lueur d’espoir » dans un « gouvernement mondial », qui s’établirait dans la violence et la tyrannie suite à la confrontation de « deux grandes puissances » ; il serait « nécessaire à la conservation de la civilisation scientifique » et finirait au bout d’un moment par s’adoucir… Nous n’y sommes pas encore. D’ailleurs Russell lui-même ne se fait guère d’illusion sur cette issue :
« Mais vu la stérilité de l’Empire romain, peut-être l’écroulement de notre civilisation s’avèrerait-il finalement préférable à cette alternative. »
A moins d’essayer de construire autre chose sur d’autres bases avant que la civilisation scientifique et industrielle nous tombe sur la tête ?
Comme quoi, le progrès, même avant, c’était pas mieux !
Bertrand Louart
Article paru (sauf le commentaire sur Henri Atlan) dans l’hebdomadaire de Radio Zinzine, L’Ire des Chênaies n°577, 8 avril 2015.