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Critique de la valeur et société globale. Entretien avec Anselm Jappe
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Critique de la valeur et société globale.
Entretien avec Anselm Jappe
-
2015
PJ. Anselm Jappe, vous êtes philosophe et vous vous intéressez aux questions économiques, politiques et sociales. C'est avec intérêt que j'ai lu votre dernier ouvrage de 2011, Crédit à mort, paru en français aux Nouvelles Éditions Lignes. Je souhaiterais vous interroger sur votre travail concernant la critique de la valeur qui s'est développé depuis deux décennies. Vous proposez une nouvelle lecture de l'œuvre de Marx permettant une critique de l'économie politique très différente de celle du passé. Cette réflexion propose une approche théorique qui porte une attention particulière au caractère fétichiste de la production de marchandises ainsi qu'aux effets sociaux du travail abstrait.
Anselm Jappe : La critique de la valeur a été élaborée depuis la fin des années 1980 par les revues allemandes Krisis et Exit ! et leur auteur principal Robert Kurz. Elle s’inscrit dans la pensée de Karl Marx, mais elle rompt avec presque tout ce qui est connu comme « marxisme », et même avec le « marxisme critique ». Elle reprend plutôt les catégories centrales de la critique de l’économie politique de Marx : le travail abstrait, la marchandise, la valeur, l’argent et le fétichisme de la marchandise. Pour Marx, ces catégories ne sont ni « neutres » ni « supra-historiques », mais constituent le caractère spécifique de la société capitaliste. Elles en expliquent aussi le potentiel destructeur. C’est surtout le concept de travail abstrait qui se révèle central pour comprendre la crise actuelle de la société marchande : dans le travail abstrait – dont les origines se situent à peu près à la fin du Moyen Âge - l’activité humaine n’est pas prise en compte pour ses qualités réelles et son contenu, mais seulement en tant que dépense d’énergie humaine indifférenciée, mesurée par le temps. Cela implique une inversion entre l’abstrait et le concret : chaque activité, chaque produit ne compte qu’en tant que quantité déterminée d’un travail sans contenu - son côté abstrait. Le côte « concret » - ce qui réellement intéresse les êtres humains – n’a droit à l’existence qu’en tant que « porteur » de l’abstrait. Nous le voyons dans le fait que le prix en argent décide du destin de tout objet, toute activité : cependant, cela n’est pas dû à l’« avidité » d’une classe sociale particulière, mais est un fait structurel. – Le marxisme traditionnel, au contraire, a toujours accepté, au moins implicitement, l’existence du travail, de la marchandise, de l’argent et de la valeur marchande et s’est battu essentiellement pour leur distribution plus « juste », non pour leur abolition. Les « luttes de classes », tout en étant bien réelles, n’allaient pas en général au-delà de l’horizon créé par les catégories de base du capitalisme.
PJ. La mise à l'écart d'une partie de la population par le système capitaliste tel qu'il se développe paraît maintenant évidente, car le chômage de masse perdure, le travail précaire augmente et une partie de la population est marginalisée ou en prison comme aux USA où ce phénomène touche un grand nombre de personnes. Cette exclusion ne produit pas seulement une détresse matérielle mais aussi une détresse psychologique : perte de l'estime de soi et dévalorisation par le fait d'être exclu de la communauté.
AJ. Il s’agit d’une situation historique absolument inédite. L’exploitation et la domination de l’homme par l’homme ont une longue histoire. Mais l’exploiteur et le dominant avaient besoin de l’exploité et du dominé, et ceux-ci occupaient une place dans la structure sociale, pour minable que fût cette place. Ils pouvaient organiser une résistance à partir de leur situation commune. Depuis quelques décennies, des masses de plus en plus grandes de personnes sont expulsées du monde du travail, sans possibilité de réintégration. Elles sont « inutiles », « surnuméraires » du point de vue de l’accumulation du capital. En même temps, le travail continue à être le principe de « synthèse sociale », et chacun « vaut » la quantité de travail qu’il représente (ou pas). Les exclus – qui finiront bientôt par être la très grande majorité de la population mondiale – n’ont pas seulement de grandes difficultés pour assurer leur survie matérielle. Ils souffrent aussi parce qu’ils n’ont pas de place dans le monde et qu’on les prie implicitement de quitter la scène, étant donné qu’on n’a pas besoin d’eux. Souvent on les traite en parasites ou en criminels, surtout quand ils sont obligés de changer de pays ou sont les descendants de gens qui y ont été obligés. Tout le monde sait confusément qu'il sera « superflu » à moyen terme, même ceux qui ont encore un travail. Cette menace permanente crée la sourde rage populiste qui actuellement se diffuse partout. « Être superflu » est presque toujours vécu comme une faute individuelle, comme un manque d’adaptation à une évolution donnée pour inévitable. Cela rend très difficile d’adopter des stratégies collectives et favorise plutôt la recherche de boucs émissaires. Mais la réponse ne pourra pas consister dans une « intégration » des exclus : le système capitaliste est en fort déclin et a épuisé ses possibilités d’intégration. De plus, il n’est en rien désirable d’y être intégré. Encore moins s’agit-il d’un problème d’ordre purement psychosocial ou symbolique qu’on pourrait résoudre en redécouvrant des « valeurs ». La question (qui reste ouverte) est plutôt de savoir si cette époque de convulsions débouchera sur une société profondément différente où le travail (le travail abstrait !) ne constituera pas le lien social et où une forme de concertation sociale moins fétichiste sera possible.
PJ. Si vous permettez je critiquerais un point fondamental de la théorie critique de la valeur. Elle admet que la valeur est donnée par la quantité de travail, valeur qui dépend de la moyenne du niveau de productivitédans la société. Or le coût de production dépend aussi du capital constant (investissements). De plus l'offre et la demande font varier la valeur au dessus ou en dessous du coût de production. Il existe de nombreux exemples dans lesquels la valeur d'un bien est sans commune mesure avec la quantité de travail demandée pour le produire.
A. J. Le capital constant ne fait rien d’autre – comme l’a démontré Marx – que transmettre la valeur qui a été dépensée pour sa propre production. Les machines ne créent pas de la valeur, n’ajoutent pas de la valeur nouvelle. Seule la force de travail humain a ce pouvoir (non par une qualité naturelle, mais en tant que projection fétichiste implicitement acceptée par les membres de la société marchande). Ce fait est obscurci par l’existence du prix : tout en ayant leur base dans la valeur, les prix, soumis à l’offre et à la demande, peuvent s’en distinguer. On ne peut pas déterminer la valeur d’une marchandise particulière, et encore moins la mesurer empiriquement. La coïncidence entre valeur et prix n’existe qu’au niveau de la masse globale de valeur. Les acteurs économiques – et la science économique bourgeoise – ne s’intéressent qu’aux prix, qui forment la réalité quotidienne. Mais la valeur n’est pas une catégorie purement spéculative : elle est réellement constituée par le travail productif (productif de capital, bien entendu !) effectivement dépensé. Et grâce à la substitution permanente de la force de travail par des technologies, cette masse de valeur diminue depuis longtemps. Ce processus n’apparaît que très indirectement dans les statistiques économiques, mais il explique la crise actuelle et ses conséquences dans tous les domaines.
PJ. Le profit vient de la valeur ajoutée par l'entrepreneur lors de la vente du bien, et celle-ci viendrait de la différence entre la valeur d'achat du travail et la valeur donnée au bien produit par ce travail. Une vérification empirique serait possible. Il suffirait de comparer le coût du travail et les profits et de montrer que ce derniers sont proportionnels à la quantité de travail. Je ne connais pas de travaux d'économistes en apportant la preuve.
A. J. On peut évidemment mesurer le taux de profit d’un capital investi, à tous les niveaux, du capital particulier jusqu’au niveau mondial. Le taux de profit, selon la théorie marxiste, coïncide avec le taux de sur-valeur, parce que la seule source de profit est la valeur qu’ajoute le travailleur au capital en travaillant plus longtemps que ce qui est nécessaire pour reconstituer la valeur de son salaire. D’ailleurs, l’ « entrepreneur » n’achète pas le travail, mais la force de travail, c’est un point capital. Il l’achète normalement à un prix « correct » : le prix de sa propre production, c’est-à-dire ce qui est nécessaire pour « produire » un travailleur - ses dépenses de vie, qui peuvent varier selon le contexte social et culturel. Mais après cet achat, le capitaliste est libre de faire travailler l’ouvrier davantage que le temps nécessaire pour rentabiliser son achat. Ce mécanisme de base ne prend pas nécessairement la forme de l’ouvrier à la main calleuse qui crève de faim dans son taudis, même si c’est assez souvent la cas, surtout dans les « économies émergentes », mais il faut que quelque part dans le monde ait lieu une production de sur-valeur à travers des personnes qui valorisent le capital initial en travaillant plus que le nécessaire (il peut s’agir de travailleurs high-tech bien payés). En vérité, cela est de plus en plus difficile, à cause du poids des technologies (du capital constant). Cela constitue la raison profonde, et qui vient de loin, de la crise qui secoue le système capitaliste mondial depuis plusieurs décennies.
PJ. Compte tenu de l'évolution technique, il devrait y avoir baisse constante du taux de profit. S'il en était ainsi, le capitalisme chercherait (pour maintenir ses profits) à maintenir la quantité de travail en évitant la concurrence (par des ententes, cartels, monopoles, conglomérats, partages de marchés, etc). Or nous sommes dans un capitalisme concurrentiel qui l'interdit et la diminution de la main d’œuvre est l'obsession constante des entreprises. Il est curieux que des acteurs économiques scient la branche sur laquelle ils sont assis. Le capitalisme maintient volontairement (politiquement) une concurrence qui va à l'encontre de la valorisation du capital.
A. J. C’est la métaphore que j’utilise toujours : le capitalisme scie la branche sur laquelle il est assis. Cela démontre son caractère intrinsèquement irrationnel, destructeur et auto-destructeur. Le capitaliste particulier doit s’imposer dans la concurrence s’il ne veut pas être écrasé par elle. Il doit donc produire avec le moins de main d’œuvre possible pour vendre à meilleur marché. Cependant, cet intérêt du capitaliste particulier s’oppose absolument à l’intérêt du système capitaliste dans son ensemble, pour lequel la baisse du taux de plus-value, et finalement de la masse de plus-value, représente une menace mortelle, à la longue. Ce qui caractérise la société capitaliste est exactement cette absence d’une véritable instance qui assure l’intérêt général, ne fût-ce que l’intérêt capitaliste. Le capitalisme se base sur la concurrence et l'isolement des acteurs économiques. Là où règne le fétichisme de la marchandise, il ne peut pas exister de conscience au niveau collectif. Toutes les tentatives historiques de « régulation », que ce soit à travers l’État ou à travers des cartels, des accords entre capitalistes, etc., n’ont marché que temporairement. Pendant une longue période, entre les années 1930 et 1970, on parlait souvent de « capitalisme monopoliste» ou « régulé » : l’intérêt général du système capitaliste aurait triomphé sur les intérêts des capitaux particuliers, disait-on, à travers des États très forts et à travers la concentration du capital sous forme de monopoles. Beaucoup de théoriciens marxistes, même parmi les meilleurs, comme l’École de Francfort, Socialisme ou Barbarie ou les situationnistes, y ont vu un stade définitif du capitalisme, marqué par la stabilité. Ensuite, le triomphe du néo-libéralisme a démenti ces pronostics. La concurrence sauvage a fait son retour sur fond de crise, et la dérive autodestructrice du système est devenue visible. Dans l’économie comme dans l’écologie, comme dans le désordre social, chaque acteur contribue, pour assurer sa survie immédiate, à une catastrophe globale qui finalement le frappera avec certitude.
PJ. Le questionnement concernant l'évolution socio-historique ne se limite pas à l'économie, il concerne aussi la dimension philosophique et idéologique propre à notre civilisation occidentale. Dany-Robert Dufour parle de « délire occidental », pour notre idéologie de la démesure, qui associe la volonté de puissance, l'appétit de conquête et la fascination pour la technologie. Ne serait-il pas intéressant comme le fait Norbert Elias de nouer ensemble le culturel, le politico-économique et l'organisation psychique des individus ?
AJ. La critique de la valeur n’est pas une théorie purement économique. Elle considère la société moderne dans sa totalité : la valeur est une forme de pensée et d’action qui s’impose, directement ou indirectement, à toutes les sphères de la société. La dictature de l’économie n’est pas un problème économique, mais soumet l’ensemble des formes de vie à cette seule pseudo-nécessité de transformer un capital dans un capital plus grand à travers un travail sans contenu. Nous sommes donc face à un changement de civilisation. Il ne s’agit pas de combiner des analyses relatives à différentes sphères sociales, qui auraient chacune leur propre logique. Il faut plutôt décrire et combattre le totalitarisme réel de la marchandise, de la valeur, de l’argent et du travail qui ne laisse plus d’espaces ouverts à d’autres logiques de vie. Il y a actuellement des auteurs qui prennent acte de cette nécessité de changer de civilisation ; mais souvent ils négligent la critique de l’économie politique et se perdent dans le moralisme ou la simple psychologie, et en conséquence ils se limitent à opposer la présente époque néo-libérale à des phases précédentes du capitalisme qu’ils croient être plus « saines ».
Cet entretien est paru en 2015 sur le site Philosophie, science et société.