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Les dames pipi de la Ville de Paris à la rue
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
(Mediapart) En confiant le marché des toilettes publiques des sites touristiques de la capitale à la société néerlandaise 2theloo, qui se moque bien du droit du travail français, la mairie de Paris sacrifie le destin des onze « dames pipi » salariées du précédent prestataire. Elles font grève depuis le 22 juillet du soir au matin et ont rendez-vous devant le tribunal des prud'hommes le 26 août. Reportage au pied de la basilique du Sacré-Cœur.
Quand les enfants ont demandé : « Maman, pourquoi on ne part pas en vacances ? », Françoise a retenu ses larmes : « Pleurer devant eux, c’est flancher. » Elle a évacué la question en pointant l’argent, le problème. Mais une vérité partielle. Car l’argent manque toujours lorsqu’on est une femme de ménage, mère seule avec trois enfants à charge. Depuis qu’elle a quitté il y a dix-huit ans le Togo pour la banlieue parisienne, une HLM dans une cité tranquille près du Bourget, Françoise a toujours réussi à rentrer au pays l’été venu, « en se serrant la ceinture ». Pas cette année. « Maman ne peut pas vous emmener à Lomé », rendre visite aux grands-parents et aux cousins, car elle fait grève pour la première fois de sa vie à 45 ans pour sauver son emploi, seule source de revenus avec quelques aides sociales.
Les grèves, les manifestations, les calicots… Françoise, coquette jusqu’aux sourcils teintés, jamais sans maquillage dans son sac de marque contrefait, voyait cela « à la télévision, aux informations ». Sans imaginer que son tour viendrait de scander « patron voyou » devant les caméras, de porter le gilet rouge et les tee-shirts XXL de FEETS FO, le syndicat de la propreté de Force ouvrière. Elle croyait avoir « la sécurité de l’emploi », quand bien même le sien est éprouvant. Dix-sept ans qu’elle travaille, dit-elle comme un prestige, « pour la mairie de Paris », en fait ses prestataires de nettoyage, des sociétés privées. Elle est agent d’entretien, « dame pipi » au sourire toujours large dans les toilettes des lieux les plus touristiques de la capitale, la tour Eiffel, les Champs-Élysées, le Sacré-Cœur…
Voilà qu’après avoir nettoyé « la merde » du monde entier pendant plus d’une décennie pour 1 300 euros net primes comprises, elle est « jetée comme du papier toilette ». Sans aucun préavis. Du jour au lendemain, dans la torpeur de l’été, avec dix autres collègues. Que des femmes, entre 45 et 70 ans, qui n’ont aucune autre expérience professionnelle que les « lavatories » de la Ville de Paris. Elles sont « jetées » à des âges où « personne » ne voudra d’elles, dans un no man’s land juridique avant Pôle emploi. Depuis le 10 juillet, elles sont sans travail, sans salaire, sans patron et ne sont sous le coup d’aucune procédure de licenciement !
Le couperet est tombé fin juin lorsque 2theloo (“aux toilettes” en anglais) – un groupe néerlandais en pleine expansion à travers la planète avec son concept de « boutiques-toilettes » de luxe – a remporté l’appel d’offres de la mairie de Paris pour la concession des WC publics de la capitale (qui démarrait aussitôt, au 1er juillet). Le « deal » avec les services d’Anne Hidalgo était que 2theloo reprenne les onze employées de Stem Propreté, la société de nettoyage qui détenait le marché jusque-là et n’avait pas concouru (d’une délégation de service public, la municipalité passait à une concession d’occupation du domaine public sur dix ans, un cahier des charges beaucoup plus lourd et coûteux, exigeant notamment des travaux tant les sanitaires parisiens sont vieillots). Le « deal » était conforme au code du travail français, c'est-à-dire à l’article L1224-1 qui oblige, lors d’un changement d’employeur, le transfert des contrats de travail en cours vers le nouveau prestataire.
Il était même écrit noir sur blanc dans le règlement de la concession dans le cadre de l’appel d’offres que Mediapart s’est procuré : « Concernant le personnel employé actuellement dans ces lavatories, l’attention du candidat est tout particulièrement attirée sur les dispositions de l’article L.1224-1 du code du travail ainsi que sur les dispositions des conventions collectives et accords organisant le transfert des contrats de travail entre employeurs successifs qui y sont soumis. À cette fin, une liste du personnel concerné est fournie en annexe au présent règlement. »
«L'argent n'a pas d'odeur»
Mais « c'était un brouillon, un document de travail car après consultation de notre service juridique, nous ne pouvions en faire une clause dans l’appel d’offres », fait valoir aujourd’hui la Ville de Paris. Bien embêtée par la tournure du conflit, qui se réglera devant le tribunal des prud’hommes le 26 août lors d’une procédure en référé, elle tient à préciser qu’il lui était « impossible du point de vue du droit d’obliger 2theloo à reprendre le personnel » mais qu’elle se place « absolument du côté des salariées », qu’« il n’est pas question qu’elles soient sacrifiées » et que « 2theloo envoie un très mauvais signal aux collectivités en refusant de les reprendre ».
Car 2theloo se moque bien de la législation française et oppose une fin de non-recevoir catégorique à la reprise des onze « dames pipi » : « Nous n’avons aucune obligation de reprise. Nous ne sommes ni une société de nettoyage, ni régis par une convention collective de la propreté. On n’a pas à gérer les employés du nettoyage socialement. Notre concept est radicalement différent, novateur. C’est un autre métier. Et puis on verse un loyer pour une concession », explique le communicant de 2theloo joint par Mediapart. Il renvoie la balle à « Stem, le méchant, 1 500 salariés, 30 millions de chiffres d’affaires, qui a laissé tomber ses salariées dans un no man’s land ». Il se définit comme « consultant », refuse de divulguer son identité tant « la réputation » de l’entreprise néerlandaise, « adossée à un fonds d’investissement prestigieux, pas un voyou » (Avedom Capital Partners), est « salie par la presse » ; il ne voudrait pas que « cela nuise à sa carrière ». Il cite l’exemple du centre commercial de Beaugrenelle, 45 000 mètres carrés dédiés au shopping dans le XVe arrondissement de Paris : « Nous gérons leurs WC et nous n’avons eu aucun problème avec eux, alors qu’on n’a pas repris les salariés du prestataire précédent. »
« 2theloo, c’est une bande de cow-boys venus faire de l’argent en France et c’est la mairie de Paris qui les adoube ! », réplique Abbes Keddir, de FEETS FO. Il est tous les jours, du lundi au dimanche depuis le début de la grève le 22 juillet, « avec les filles », devant le 1, rue Lamarck, où les 60 m2 de toilettes au pied de la basilique du Sacré-Cœur sont fermés, recouverts de tracts FO, au grand désespoir des touristes obligés de mendier un « petit coin » dans les troquets alentour. Bientôt un mois de grève sous la chaleur et les orages. 2theloo a bien tenté de réinvestir les lieux par la force avec l’aide des CRS. En vain. « Les filles ne lâchent rien », dit James, fier d'elles et des riverains qui les ont rejointes, « solidaires devant l’injustice ».
« Au début, elles ne voulaient pas faire grève, il a fallu leur prouver que cela valait le coup, que c’était une question de droits, de dignité », glisse James Araujo, leur ancien chef d’équipe de la société Stem, « relocalisé » sur un autre chantier. Syndiqué FO, il les « coache ». Dans le coffre de son utilitaire de fonction : un mégaphone, une cafetière, des fruits, des jus, pour tenir la grève. Ce matin-là, il fait signer à chacune une attestation sur une feuille A4 : « Je veux que FO me représente à l’audience des prudhommes. » « On aime notre boulot », lance Gabrielle. Elle a 62 ans dont la moitié passée dans les toilettes de Paris. Elle raconte croiser « des gens fous et des gens bons » : « Les clients ne nous respectent pas toujours, surtout depuis que les toilettes sont redevenues gratuites en 2004. Ils salissent exprès en nous lançant “Vous êtes payées pour nettoyer” mais l’argent n’a pas d’odeur, il faut bien gagner sa vie. »
Pas le niveau pour assurer « des toilettes de luxe »
« La grève, ça épuise un moral et un physique », confie Marie, 59 ans, trois enfants et un mari malade, reconnu travailleur handicapé, un gilet FO sur sa robe africaine fleurie. Du regard, elle cherche un rebord de mur ou une chaise pour s’asseoir, reposer les jambes lourdes, la tension, en cette veille du 15 août. En moins d’un mois, avec ses collègues, « des copines avec le temps », elle a découvert la lutte, la révolte, la résistance : « On vit la révolution », lance-t-elle. Pourtant, les syndicalistes ont dû la convaincre tant ce n’est pas « son truc d’ouvrir la gueule », de « faire du bruit », d’occuper son lieu de travail, des toilettes, des « chiottes ». Elle voulait « rester à la maison », dans son malheur, à compter les sous pour le loyer, EDF, les courses, la fin du mois ; se dit « écœurée », « prête à voter Marine Le Pen », elle, Togolaise naturalisée française qui vote « toujours socialiste ».
À ses côtés, Pham, bientôt 65 ans, qui a voté à la dernière présidentielle « Sarkozy ! » parce qu’elle croyait à son « travailler plus pour gagner plus » : Vietnamienne arrivée dans les années 80, naturalisée française, elle se demande dans un français qui lui est encore difficile, comment elle va payer les 3 000 euros de travaux que lui réclame son syndic d’immeuble, elle qui a réussi à devenir propriétaire d’une minuscule surface dans Paris avec son défunt mari, un militaire mort il y a dix ans. Elle montre son portefeuille où un chéquier des Restos du cœur côtoie la photo de son époux et de leur fils.
Un des arguments de 2theloo, qui exige des agents d’entretien bilingues, pour les éconduire serait qu’elles n’ont pas le niveau pour assurer « des toilettes de luxe ». « Faux », se défend le « consultant » de la société : « À lire les articles dans la presse, nous recherchons des Cindy Crawford qui font du 36 et parlent trois langues. Je peux vous présenter une dame dynamique de 58 ans, rescapée d’un cancer, qui travaille aux toilettes des Champs-Élysées. Nous avons demandé à recevoir chacune de ces dames en entretien individuel pour voir si elles étaient capables de vendre, d’encaisser et dans ce cas, nous les aurions embauchées mais sans leur ancienneté. Sauf qu’elles ne se sont jamais présentées. »
Il dit aussi que 2theloo ne veut pas « reproduire l’échec de l’hiver dernier ». En janvier, la société néerlandaise remportait le marché juteux des toilettes des gares franciliennes et de Nîmes, où il faut débourser 70 centimes d’euro à chaque passage, mais elle refusait de reprendre la cinquantaine de salariées du précédent prestataire. Plus que la grève de neuf jours des employées, c’est une négociation financière avec la SNCF qui l'a fait plier.
Mais la société le regrette aujourd’hui et sans détour : « Ces filles n’ont pas envie de travailler, de rendre des comptes sur la caisse, veulent rester assises sur leurs chaises, faire ci, ça, comme elles l’entendent, pas selon nos règles. Elles n’ont pas eu le choix de venir chez nous et nous n’avons pas eu le choix de les recruter », se désole le « consultant ». Il fait « confiance à la justice française ». Comme si c’était 2theloo… la victime. Le tribunal des prud'hommes scellera le 26 août le destin de ces onze femmes qui, sans ce smic qui fait vivre leurs familles, basculeront un peu plus dans la précarité.