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Le concept de dialectique de la nature
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Par Georges Gastaud
Hegel traite de manière ambivalente les rapports entre nature et dialectique. D’un côté, et c’est à nos yeux l’aspect principal, le rationaliste Hegel entreprend de comprendre logiquement la nature en procédant à une classification raisonnée des sciences (c’est-à-dire au sens propre à une » encyclopédie « ), en montrant sans cesse ave finesse que les données empiriques explorées par les sciences obéissent à une logique. En ce sens, la Dialectique de la nature d’Engels est l’héritière directe de cette volonté d’associer étroitement la rationalité logique et l’empiricité scientifique. Mais par ailleurs, Hegel est un idéaliste qui considère que la dialectique est avant tout l’apanage de l’Idée (la Logique) ou de l’Esprit (l’Histoire). Dans la nature, spécialement dans la nature physico-chimique, la dialectique est à l’étroit et elle ne retrouve ses aises que dans l’étude de la Vie, préparatoire à celle de l’Esprit. Certes Hegel recense et expose méthodiquement les polarités dialectiques qui structurent la nature physico-chimique et impulsent son dynamisme interne (l’attraction et la répulsion par exemple). Mais l’enchaînement logique des concept est alors complètement coupé de l’évolution temporelle. Toutes les données naturelles se déduisent bien les unes des autres (au moins en droit) mais s’en s’engendrer dans le temps. Bref, dans cet univers immobile et purement spatial où règne l’extériorité morte, il n’y a pas place pour une réelle genèse, encore moins pour une évolution si bien que le passage de l’Idée à la Nature, puis de la Nature à l’Histoire est lui-même immatériel et sans histoire. » La nature, écrit Hegel, est à considérer comme un système de » niveaux « , chacun d’eux procédant nécessairement de l’autre et représentant la plus prochaine vérité de celui dont il est le résultat, non cependant de manière telle que l’un serait engendré par l’autre, mais dans l’idée intérieure, celle qui constitue le fondement de la nature. La métamorphose n’appartient qu’au concept comme tel, l’altération de ce dernier étant seule un développement » (EZP, p. 240). De par sa place dans le système (la Nature y figure comme » aliénation de l’Idée » qui, par l’émergence de la Vie permettra à l’Idée de se faire Esprit en débouchant sur la 3ème partie du système hégélien qui est la philosophie de l’histoire), la nature est interdite de tout véritable développement temporel. Elle est l’extériorisation et la spatialisation de l’Idée, et à ce titre elle ne connaît pas vraiment le temps et la contradiction. On est donc bizarrement aux antipodes d’Héraclite dont Hegel se réclame par ailleurs dans sa Logique (ou science de l’Idée, la première partie du système hégélien). Si bien que la place de la nature dans la dialectique interdit en réalité toute véritable dialectique de la nature, si l’on entend par là qu’il y a une histoire de la nature (et conséquemment, une nature de l’histoire dont rend compte le matérialisme historique). Pour que nul n’en ignore, Hegel met les points sur les i : » à de nébuleuses représentations, foncièrement sensibles, comme l’est tout particulièrement celle qui consiste, comme on dit, à faire naître par exemple, les plantes et les bêtes de l’eau, et ensuite les organismes animaux les plus développés, la considération pensante ne peut que renoncer » (EZP, §249). La philosophie hégélienne de la nature tend donc davantage vers la métaphysique de la nature que vers la dialectique proprement dite et elle demeure globalement aveugle à l’idée d’évolution qui sera le cœur de la dialectique engelsienne de la nature.
On aurait tort cependant de passer en haussant les épaules devant la sublime cathédrale conceptuelle érigée par Hegel dans l’Encyclopédie. D’abord, la non-dialecticité de la nature se comprend elle-même de manière dialectique. La spatialité de la nature, son extériorité foncière et tout ce qui en résulte (règne du mécanisme, intelligibilité de type géométrique ou arithmétique) est elle-même une » retombée » de la dialectique générale de l’Idée. Si bien que l’extériorisation-spatialisation et le triomphe de la Méca-nique qui en résulte n’annule pas la contradiction. Celle-ci est plutôt » étalée « , répartie, dispersée, mais elle n’est jamais totalement annulée et résorbée. Si bien qu’au cœur même de la mécanique hégélienne le dynamisme l’emporte constamment sur la plate conception mécaniste d’une res extensa inerte héritée du 17ème siècle cartésien. Qu’il s’agisse de la matière, de la force, de l’espace, du rapport entre vide et plein, de la continuité et la discontinuité (du caractère nombrable de la nature), la dialectique » fait retour » et montre que la nature hégélienne n’est en fait guère moins » inquiète » et tourmentée que l’Idée et l’histoire mêmes.
Mais avant de revenir sur la dialecticité profonde de la philosophie hégélienne de la nature, il nous faudra souligner ce qui, dans notre actualité philosophique encore dominée par le positivisme et ses prolongements agnosticistes contemporains, est le plus directement exploitable pour la remise en service d’une dialectique de la nature : l’idée que la nature n’est pas un amas fortuit de données empiriques rattachées du dehors par les conventions logico-mathématiques d’un langage philosophiquement correct (ce qui constitue la thèse centrale de l’empirisme logique anglo-saxon) mais qu’elle est au contraire régie par un dynamisme interne qui donne prise en droit à une logique, c’est-à-dire à une fusion de la logique philosophique et de l’empiricité scientifique.
1°) INTELLIGIBILITE FONCIERE DE LA NATURE
En première analyse, il est tentant de considérer que l’authenticité d’une position matérialiste est garantie par son ancrage empirique et son irréductibilité à toute mise en forme logique » spéculative « . Pourtant, il s’agit là d’une illusion, celle même qui a souvent porté des matérialistes à faire fallacieusement dépendre la matérialité des mathématiques de leur » origine » empirique et de leurs applications techniques. Or, de même qu’en maths le matérialisme coïncide avec la rigueur formelle, avec le respect absolu des conditions initiales dans leur re-formulation finale proposée par le mathématicien (ainsi l’équation est-elle en définitive une forme quantificative du principe matérialiste » rien ne naît de rien, rien ne retourne au néant « , » pas d’addition étrangère « , dira Engels), de même le matérialisme physique est-il ontologiquement associé au principe de cohérence de la réalité matérielle et à sa déterminité objective (quelle qu’en soit la forme plus ou moins empreinte de nécessité ou de contingence elles-mêmes objectivement déterminées). Evidemment, il faut que la présentation logique des processus physique coïncide avec les données empiriques, mais celles-ci ne font pas l’objet d’une exploration à l’aveugle et la recherche elle-même porte sur des faits déterminés, dont on présuppose la cohérence avec les autres faits connus : » outre le fait que l’objet doit être présenté, dans la démarche philosophique, selon sa détermination conceptuelle, il faut de plus tenir compte encore du phénomène empirique correspondant et montrer qu’en fait il correspond à cette détermination » (p.237). L’exigence d’élucidation logique des processus physico-chimiques conduit Hegel à faire preuve d’esprit critique à l’égard de l’exposition purement mathématique des lois physiques, laquelle dissimule selon lui une plate métaphysique ignorante des exigences proprement conceptuelles de la science : » les présuppositions, la démarche et les résultats requis et fournis par l’analyse restent totalement extérieurs aux rapports qui concernent la valeur physique et la signification physique de ces déterminations et de cette démarche (…). Il faut prendre conscience de cette submersion de la mécanique physique sous une curieuse métaphysique qui, face à l’expérience et au concept-, n’a d’autre source que les déterminations mathématiques dont on vient de parler » (p. 263). Et Hegel de conclure : » quand la science en viendra-t-elle une bonne fois à prendre conscience des catégories métaphysiques dont elle use et à y substituer comme fondement le concept de la res « .
Bref, à condition de recourir à une démarche dialectique, on peut comprendre la nature, on peut, – contrairement à tout ce qu’expliquent encore aujourd’hui les défenseurs du kantisme, du positivisme et du néopositivisme » logique « , saisir le pourquoi des phénomènes, leur causalité et leur logique profonde, et pas seulement leur » comment « , leur légalité mathématique extérieure et purement formelle. Au demeurant, le déficit d’intelligibilité de l’exposition mathématique ne provient nullement d’une infirmité foncière des maths dont Hegel montre par ailleurs et tout à la fois, en des textes aussi suggestifs que sibyllins pour le non-matheux, qu’elles sont pleinement adéquates à leur objet propre, la grandeur et la mesure, et qu’elles pourraient recevoir des développements dialectiques complètement inédits qui en feraient » la plus difficile de toutes les sciences » (p. 249-250, Remarque). La physique ordinaire se refuse à penser dans leur essence le temps, la matière, l’espace, etc., préférant abandonner ces concepts à leur extériorité quitte à les emprunter à une prétendue » intuition » extérieure et à reproduire à son insu des conceptions philosophiques non critiquées et dénuées de pertinence, y compris sur le plan empirique.
Cette intelligibilité objective de la nature ne tire pas seulement ni même principalement sa source des catégories logiques elles-mêmes qui, en amont de la philosophie de la nature, assurent la » fluidité » de la pensée rationnelle et son intériorité à elle-même (par exemple l’idée que » l’extérieur est donc le même contenu que l’intérieur. Ce qui est donné à l’intérieur l’est aussi à l’extérieur et vice-versa ; le phénomène ne révèle rien qui ne soit dans l’essence et il n’y a rien dans l’essence qui ne soit manifeste » (p.176)). Conformément à la constante exigence réaliste de Hegel, l’intelligibilité physique s’ancre dans la nature de l’objet physique lui-même, dans ce que Hegel (en un sens qui lui est propre) appelle la res, en dernière analyse dans la Nature elle-même.
Ainsi quand Hegel réfute la conception mécaniste (et en réalité mystico-irrationaliste) de la force physique qui n’est pas mystérieusement » implantée » du dehors dans la matière : » on a coutume de dire que la nature même de la force serait inconnue et qu’on n’en connaîtrait que l’extériorisation. D’une part la détermination totale du contenu est précisément la même que celle du contenu de l’extériorisation… « , si bien que » la force, en tant qu’elle est le tout, lequel est auprès de lui-même la relation négative à soi, consiste dans l’acte de se repousser hors de soi et de s’extérioriser » (p. 137). Il n’y a donc pas seulement une logique de la physique, il y a aussi en contrepartie, une physique de la logique et le jeu conceptuel de l’intérieur et de l’extérieur, de l’essence et de la manifestation, a pour contrepoint le processus physique de l’extériorisation de l’existence même du corps qui consiste à se nier soi-même en se repoussant hors de soi si bien que l’auto-dynamisme de la matière n’est pas un mystère insondable relevant d’un romantique élan vital, il est au contraire la réponse rationaliste même au problème de la force et le référent empirique de la dialectique » purement » logique de l’essence et du phénomène.
De la même manière, Hegel échappe-t-il aux fastidieuses apories (dont n’émerge jamais totalement l’épistémologue pré-dialectique Popper) de l’universel et du singulier en physique. Il n’y a vraiment pas lieu de se demander si la science est déductive ou inductive car le jugement qui subsume un singulier sous un universel n’est en rien pour Hegel un acte subjectif de la réflexion extérieure ; il constitue au contraire une donnée réelle car c’est l’objet scientifique lui-même qui est jugement, et même syllogisme dans la mesure où l’existence de l’objet articule et hiérarchise objectivement, realiter, le tout et l’élément. » Tout concept et sa présence sont la différence de ses moments de telle sorte que sa nature universelle se confère une réalité extérieure au moyen de la particularité et se fait ainsi réalité singulière en se réfléchissant » (p. 200). L’universel ne résulte donc pas, en droit tout au moins, d’une généralisation arbitraire effectuée par la réflexion extérieure ; il niche au contraire au cœur même du particulier et n’existe d’ailleurs concrètement que par lui comme l’avait déjà saisi Aristote sans venir à bout de l’aporie. Last but not least, la réflexion elle-même loge dans la » res « , elle est un processus réel si bien qu’à y regarder de plus près, » la nature, au plus intime des corps, a édifié un jeu de miroirs identique à celui que nous avons obtenus par des moyens extérieurs, physico-mathématiques « , comme le disait Goethe et comme Hegel le reprend à son compte avec enthousiasme dans l’Encyclopédie (p. 298). Bref, la catégorie de reflet, centrale pour la gnoséologie matérialiste (chez Hegel, celle de la réflexion) possède un fondement proprement logique et même ontologique dans la nature des choses. Au point que la théorie de la connaissance, comme il se doit dans un réalisme authentiquement critique, est elle-même fondée sur l’étude de la réalité et non l’inverse, ainsi que se l’imaginent les tenants de l’idéalisme subjectif. Ce n’est pas une méthode abstraite qui conduit à l’intelligence de la réalité, comme l’avait déjà compris Spinoza à l’encontre de Descartes, c’est à l’inverse l’étude objective de la réalité qui valide la méthode dans la mesure où, selon la formule spinoziste consacrée, l’idée vraie est indice de soi et du faux.
Y a-t-il là un risque de réifier la méthode en la rendant intouchable et inaccessible à la critique ? Oui si l’on en tire dogmatiquement prétexte pour chosifier les méthodes scientifiques existantes (alors qu’elles ne sont que les reflets plus ou moins subjectifs des dialectiques objectives), non si l’on saisit que les méthodologies en usage doivent toujours être revisitées à la lumière des dialectiques réelles qui les fondent en permettant du même pas leur dépassement critique.
2°) DIALECTIQUE et BLOCAGES METAPHYSIQUES
dans la PHILOSOPHIE HEGELIENNE de la NATURE
Il est possible de montrer à partir d’exemples nombreux (dialectique de la matière et de la force, des forces d’ » attraction » et de » répulsion « , du plein et du vide…) que ces notions sont fortement polarisées, co-structurées et hiérarchisées dans l’Encyclopédie des Sciences philosophiques. Hegel propose donc une véritable logique physique qui permet de penser la nature comme la théorie de l’Evolution permet, selon Stephen Jay Gould, de penser les faits biologiques. C’est là un point d’appui essentiel pour penser philosophiquement les sciences malgré l’aspect abstrus de certains développements et le caractère forcément daté de l’information scientifique de Hegel. Pour de jeunes scientifiques soucieux d’intellection véritable, pour tous ceux qui veulent concevoir la légitimité ontologique d’une théorie et pas seulement appliquer pragmatiquement le formalisme mathématique aux sciences expérimentales, il y a là une vraie mine d’or inexplorée que nous espérons revisiter un jour avec l’aide de lecteurs compétents et à partir des problèmes théoriques les plus actuels (y a-t-il une dialectique des mathématiques : réponse extraordinairement nuancée de Hegel… Comment concevoir le lien logique entre espace, temps et matière, en quoi l’univers (n’)est-il (pas) nombrable, comment concevoir (onto-)logiquement l’articulation des forces fonda-mentales, leur unité et leur diversification, etc.). L’épistémologue et physicien et grec E. Bitsakis, le physicien français des particules Cohen-Tannoudji, ainsi que de multiples philosophes soviétiques difficiles d’accès dans notre beau pays libéral (lequel a ignoré toute la philosophie soviétique qui, de toutes façons, ne pouvait pas exister…) ont d’ailleurs déjà exploré certains développements de Hegel à la lumière d’enjeux scientifiques contemporains.
Mais en même temps, rien de plus anti-dialectique que la logique hégélienne de la nature qui proscrit l’évolution et la genèse réelle du champ des sciences physiques au risque de dés–historiciser la nature et de dé-naturaliser l’histoire. Comment expliquer ce paradoxe qui a quelquefois conduit Engels (et plus encore certains de ses exégètes de l’époque stalinienne) pour fonder la dialectique de la nature, à rompre le dense réseau logique du système hégélien pour chercher refuge dans une démarche empirique et illustrative qui, pour préserver la dialectique matérialiste de la nature de l’apriorisme et du systématisme hégélien, justifiait d’avance la simple application (ô combien idéaliste, spéculative, dogmatique et forma-liste !) de certaines catégories hégéliennes abstraites de la Logique aux nouvelles découvertes des sciences.
Même s’il s’est peu intéressé à la dialectique de la nature, c’est une démarche analogue qu’a constamment développée Althusser à l’encontre de la logique hégélienne et pour finir, de la dialectique matérialiste elle-même, dans le but proclamé de promouvoir un matérialisme historique pleinement » scientifique « . De » Pour Marx » (article sur la contradiction inspirés de Mao) à ses ultimes références au » matérialisme aléatoire » (sic) en passant par ses écrits consacrés au commentaire léninien de la la Grande Logique de Hegel, Althusser a constamment repoussé l’idée d’une logique dialectico-matérialiste comme s’il s’agissait par principe d’une aberration spéculative conduisant fatalement à l’humanisme spéculatif. Mettant tantôt au premier plan de manière empirique la » contradiction antagonique » et tantôt refusant la contradiction dialectique au profit d’une approche métaphysique de la » structure » ou d’une conception irrationaliste de l’ » aléa « , Althusser et son courant ont contribué à briser l’alliance philosophique du matérialisme et de la dialectique que scelle le concept de dialectique de la nature et qui fait le cœur de l’héritage marxiste. Même si l’approche althussérienne ne manquait pas de vertu critique au sortir de décennies de dogmatisme stalinien, elle jetait l’enfant avec l’eau sale du bain en éliminant du » marxisme orthodoxe » la négation de la négation, la catégorie d’aliénation (réduite à son interprétation idéaliste par Garaudy) et plus généralement l’idée même d’une logique dialectique.
Or ce rejet est catastrophique, non seulement pour le marxisme mais pour la philosophie en général. Comme nous l’avons vu précédemment, le projet thalésien de penser rationnellement la nature s’est d’emblée heurté à la difficulté de concilier la raison et le sensible, l’Un et le multiple, l’identité et le devenir, la certitude sensible et la démonstration formelle, l’extériorité de l’être matériel et l’intériorité de l’intelligibilité conceptuelle. Sans le matérialisme, la dialectique tourne à la mystique, alors que le matérialisme sans la dialectique se mue en empirisme plat et en irrationalisme. De plus, la découpe à la tronçonneuse de la logique hégélienne pour en extraire » au jugé » les catégories utiles aux besoins immédiats des luttes révolutionnaires n’a rien de philosophique ; un tel pragmatisme est en outre ruineux pour les catégories logiques concernées dont la validité doit être validée à la fois par leur accord avec les faits empiriques et par leur place logique dans l’architecture conceptuelle générale (c’est ce que signifie la phrase bien mal comprise de Hegel qui dit que la » vérité est système » ; cette phrase veut tout bonnement dire que la vérité doit être pensée et articulée ; la vérité-système peut même éventuellement, -nous en formulons l’hypothèse-, se construire en dehors de la référence à la forme-système de la philosophie hégélienne, cette forme que mettra justement en cause Engels dan Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande.
C’est ici qu’il nous faudra brièvement évoquer les différences entre dialectique matérialiste et logique hégélienne sans renoncer a priori à l’idée que le matérialisme est incompatible avec une » logique » générale.
3°) PREMIERES REFLEXIONS POUR UNE LOGIQUE DIALECTICO – MATERIALISTE
Comme l’a montré L. Sève, c’est en affrontant Hegel sur la question décisive de l’Etat que Marx et Engels prirent conscience des insuffisances de la dialectique idéaliste de Hegel. Pour celui-ci, l’Etat a pour fonction de réconcilier les intérêts disparates et rivaux de la » société civile » bourgeoise. L’Etat et sa bureaucratie exprime l’intérêt général sous une forme idéalisée ; en surplombant les intérêts particuliers, il permet de contenir la lutte des classes et de favoriser la collaboration de classes. Militants révolutionnaires, Marx et Engels étaient bien placés pour constater que l’Etat prussien, qui venait de les exiler et d’interdire leur journal, coupable de défendre les intérêts populaires, est totalement au service des classes possédantes. Loin de témoigner pour l’apaisement de la lutte de classes, l’Etat prussien atteste par sa seule existence que les contradictions sociales restent explosives et que la classe bourgeoise minoritaire a besoin d’un puissant appareil répressif pour intimider et réprimer la classe majoritaire, privée de propriété sur les moyens de production. Dans la théorie marxiste, cette approche politique de la contradiction va sans cesse s’appro-fondir de la Critique du droit politique hégélien (Marx) à L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (Engels) en passant par La Guerre civile en France ou la Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt (Marx et Engels). Le fruit de cette critique, que Marx place au centre de sa doctrine, sera le concept de dictature du prolétariat dont Marx déclare en 1852 dans une Lettre à Weydemeyer : » ce que j’ai fait de nouveau consiste dans la démonstration suivante : 1°) l’existence des classes ne se rattache qu’à certaines luttes définies, historiques, liées au développement de la production ; 2°) la lutte des classes conduit nécessairement à la dictature du prolétariat ; 3°) cette dictature elle-même constitue seulement la période de transition vers la suppression de toutes les classes et vers la société sans classes « .
Bien avant les écrits stimulants de Mao sur la contradiction, Marx et Engels ont donc pointé l’existence de contradictions antagoniques, c’est-à-dire de contradictions irréconciliables comme celle qui oppose le prolétariat à la bourgeoisie capitaliste. De telles contradictions ne peuvent se résorber dans une synthèse harmonieuse, comme le croyait par exemple le socialiste utopique Proudhon, vertement réfuté par Marx dans Misère de la philosophie. La résolution de la contradiction entre bourgeoisie et prolétariat ne peut résulter de la collaboration de classes ; elle ne peut venir (si elle vient un jour, car l’avenir est ouvert et la contradiction peut aussi » pourrir « , exploser, entraîner la destruction mutuelle des protagonistes) que du renversement de la bourgeoisie par le prolétariat instaurant sa dictature démocratique de classe majoritaire, s’érigeant en classe dominante et préparant l’avènement d’une société sans classes.
De cette dés-idéalisation de l’Etat bourgeois suivra une rectification en chaîne de la dialectique hégélienne dans le sens du matérialisme. En effet, si l’Etat hégélien, comme l’ensemble des » synthèses » proposées par Hegel dans ses » triades » dialectiques, peut » réconcilier » les contradictions et les » dépasser « , c’est d’abord parce qu’il réduit la contradiction au non-antagonisme. Mais c’est aussi et surtout parce que la synthèse hégélienne, du » concept » à l’Etat, absorbe et résorbe d’avance les contra-dictions qui apparaissent toujours rétrospectivement, une fois la synthèse apparue, comme des oppositions » sans vérité « . Bref, au lieu d’une intellection des contradictions, laissant celles-ci exister hors de l’esprit dans la réalité empirique et permettant du même coup d’en analyser le devenir sans préjuger de leur aboutissement, on a plutôt une idéalisation des contradictions qui conduit tout à la fois à les dématérialiser (à les inscrire d’emblée dans une genèse idéale, intemporelle) et à en désamorcer le caractère explosif dans le réel lui-même (idéaliser signifiant à la fois » spiritualiser » la matière, » éponger » son extériorité dans l’Idée, et apaiser ses contradictions au sein d’une harmonie » supérieure » en gommant les contradictions, comme le fait quelquefois l’esthétisation artistique en supprimant les aspects dysharmoniques de la réalité).
C’est dans l’Introduction à la critique de l’économie politique écrite en 1857 que Marx a systématiquement confronté » sa » méthode dialectique, celle qui sera à pied d’œuvre de manière scientifique dans Le Capital à la dialectique idéaliste de Hegel.
» Le concret est concret, écrit Marx, parce qu’il est le rassemblement de multiples déterminations, donc unité de la diversité. C’est pourquoi il apparaît dans la pensée comme procès de rassemblement, comme résultat, non comme point de départ, bien qu’il soit le point de départ réel et par suite aussi le point de départ de l’intuition et de la représentation. Dans la première démarche, la plénitude de la représentation a été volatilisée en une représentation abstraite ; dans la seconde ce sont les déterminations abstraites qui mènent à la reproduction du concret au moyen de la pensée ( » Reproduktion des Konkreten im Weg des Denkens « ). C’est pourquoi Hegel est tombé dans l’illusion consistant à concevoir le réel comme le résultat de la pensée qui se rassemble en elle-même, s’approfondit en elle-même, se meut à partir d’elle-même, alors que la méthode qui consiste à s’élever de l’abstrait au concret n’est que la manière pour la pensée de s’approprier le concret, de le reproduire en tant que concret de l’esprit. Mais ce n’est nullement là le procès de genèse du concret lui-même (…). Et ceci est exact dans la mesure où la totalité concrète en tant que concret de pensée est in fact un produit de l’acte de penser, de concevoir ; ce n’est par contre nullement le produit du concept qui s’engendrerait lui-même et penserait en dehors et au-dessus de l’intuition et de la représentation mais celui de l’élaboration qui transforme en concepts l’intuition et la représentation. Le tout tel qu’il apparaît dans l’esprit comme un tout de pensée ( » Gedankenganzes « ), est un produit du cerveau pensant qui s’approprie le monde de la seule façon qui lui soit possible, d’une façon qui diffère de l’appropriation artistique, religieuse, pratico-spirituelle du monde. Après comme avant le sujet réel subsiste dans son autonomie en dehors du cerveau ; et cela aussi longtemps que ce cerveau se comporte de façon purement spéculative, purement théorique. C’est pourquoi dans la méthode théorique même il faut que le sujet, la société, demeure constamment présent à l’esprit en tant que présupposition « .
La rectification matérialiste de la dialectique hégélienne consiste ainsi à montrer que la dialectique hégélienne repose sur une illusion idéaliste : méconnaissant la nature de reflet de la connaissance scientifique, la dialectique hégélienne s’imagine produire le réel empirique à partir des abstractions logiques dont elle part. Elle ne distingue pas le » concret réel » (la matière) du » concret-de-pensée » qui synthétise intellectuellement de multiples catégories abstraites. Or celles-ci sont directement issues de généralisations qui se fondent sur l’observation du réel empirique qui, bien évidemment, est totalement indifférent à ce que la pensée théorique conçoit à son sujet. Mais d’autre part, il faut comprendre qu’à leur tour, les concepts les plus abstraits et les pensées les plus générales trouvent leur fondement ontologique dans le développement matériel lui-même, ce que Marx montre clairement dans le même texte à propos de l’argent ou du concept de travail abstrait ; en effet, » les abstractions les plus générales ne prennent au total naissance qu’avec le développement concret le plus riche où un aspect apparaît comme appartenant à beaucoup, comme commun à tous (…). D’autre part, cette abstraction du travail n’est pas seulement le résultat dans la pensée d’une totalité concrète de travaux. L’indifférence à l’égard du travail déterminé correspond à une forme de société dans laquelle les individus passent facilement d’un travail à l’autre et où le genre déterminé de travail est pour eux fortuit, donc indifférent « .
Comme on le voit, l’universel en tant que reflet conceptuel s’ancre dans l’universel objectif peu à peu dégagé par le développement matériel lui-même. Si la théorie matérialiste de la connaissance et sa catégorie centrale de reflet ont pour fonction de prémunir la dialectique contre toute interprétation idéaliste et spéculative, la possibilité même d’un reflet conceptuellement exact est ancrée dans le développement réel, c’est-à-dire dans la dialectique objective dont l’universel n’est qu’un moment. D’un côté, dialectiques objective et subjectives sont parallèles (comme l’implique l’idée de reflet et le parallélisme analogique qu’elle comporte), mais de l’autre elles se croisent puisque l’universel pensé est rendu possible par l’affleurement de l’universel objectif au sein du développement matériel.
L’illusion idéaliste peut alors fonctionner de façon double. Comme on l’a vu, le dialecticien idéaliste peut s’imaginer que le procès logico-idéel (l’exposition logique) engendre magiquement la réalité matérielle ; mais secondairement, il va être tenté de concevoir la genèse réelle comme un processus de nature purement conceptuelle, logique et intemporelle. N’est-ce pas précisément ce qui se produit dans la philosophie hégélienne de la nature où le développement logique des catégories se rapportant à la nature interdit d’examiner sérieusement la possibilité d’une évolution matérielle de la nature, c’est-à-dire d’une genèse de l’univers physico-chimique et du vivant lui-même…
Ces attendus matérialistes étant posés, notons en tout cas que Marx ne rejette nullement l’idée d’une logique dialectique générale ni a fortiori celle d’un enchaînement logique des catégories (s’il traite centralement des problèmes épistémologiques des sciences économiques, son exposé est de portée très générale). Marx a d’ailleurs revendiqué ironiquement ce mode d’exposition quasi-spéculatif dans sa Postface à la seconde édition allemande du Capital en assumant tranquillement le fait que dans Le Capital, le mode d’exposition choisi ait pu donner l’illusion d’une construction spéculative. Que l’on réussisse à » faire sienne la matière étudiée dans son détail, à en analyser les diverses formes de développement et à découvrir leurs liens intimes « , » que la vie de la matière (Stoff) se réfléchisse alors idéellement, il peut sembler que l’on ait affaire à une construction a priori « .
Il n’y a donc pas lieu de redouter comme spéculative l’idée d’une dialectique générale ou à plus forte raison celle d’une logique générale de développement du monde naturel, d’une dialectique de la nature. Il faut pour parer aux dérapages spéculatifs garder clairement en tête, d’une part, le statut de cette dialectique dont l’exposition idéelle donne l’intelligence de la genèse réelle sans s’y substituer (reflet), d’autre part que les polarités dialectiques qui forment le cœur d’une dialectique de la nature ne fonctionnent pas nécessairement sur un mode non-antagonique (c’est en particulier nécessaire pour que la nature ne s’enferme pas dans les catégories spatiales de l’extériorité, pour qu’elle s’offre au temps et à l’évolution). Comme l’avait bien vu Lucien Sève, la rectification matérialiste du statut de la dialectique (ne pas confondre l’exposition dialectique et le mouvement dialectique réel) ouvre la voie à une rectification du contenu même des catégories. Mais cette rectification doit elle-même se soumettre à des critères logiques de cohérence et de systématicité. La rectification de la Logique doit être elle-même logique, elle doit obéir à des principes généraux et ne pas se contenter de » piocher » dans la dialectique hégélienne de manière pragmatique, au risque de priver l’ensemble et chaque catégorie ainsi isolée de toute valeur démonstrative.
Après avoir été tenté de procéder de la sorte dans sa lecture de la Science de la Logique de Hegel en » triant » les bons et les mauvais passages et en » éliminant dans une grande mesure Dieu, l’Absolu, etc « , Lénine n’a pas tardé à constater que ce tri » au jugé » n’était pas nécessairement la meilleure solution ; en effet, dans le chapitre de la Logique sur l’Idée, où triomphe pourtant l’idéalisme absolu de la Science de la Logique, Lénine notait avec finesse : » c’est dans ce chapitre sur l’Idée absolue qu’il y a en réalité le plus de matérialisme et, le moins d’idéalisme ! » ; et d’ajouter superbement que » le matérialisme intelligent est plus proche de l’idéalisme intelligent que du matérialisme bête « .
Ce n’est donc pas le mode d’exposition logique lui-même qui doit effaroucher des » matérialistes intelligents » puisque la logique n’est rien d’autre en son essence que la vie même de la matière, son autosuffisance ontologique, son absoluité et son aséité fondamentales, reflétée avec les moyens de l’esprit comme un » concret de pensée » ; on l’observe sans cesse, notamment dans le domaine de l’objectivité quantitative, avec la mathématique et son caractère a priori qui permet de décrire le réel de manière matérialiste, sans addition ni soustraction étrangère. Ce qu’il faut redouter, c’est plutôt une logique imparfaite et inachevée qui, parce qu’elle croit engendrer magiquement le réel, l’imagine déjà parfaitement connu et se » simplifie la vie » en » forçant » son propre développement, en feignant de découvrir par son propre jeu (comme chez Hegel) des connaissances pseudo-positives qui font encore défaut et qu’on feint de penser, en comblant imaginairement les lacunes de la science par des tours de passe-passe conceptuels qui dérogent en fait à la véritable et immanquable sécurité du concept dès lors qu’il est porté à son vrai degré de généralité et qu’il ne déchoit pas en pseudo-connaissance particulière (comme par exemple lorsque Hegel » déduit » le nombre de planètes ou qu’il » tord » sa logique pour la faire passer par les circuits insuffisants des connaissances scientifiques et des ignorances de son époque). Paradoxalement, ce qu’on peut le plus déplorer chez Hegel, ce n’est peut-être pas tant la logique que l’empirisme qui dévie le cours logique de l’exposé pour attirer la pensée dans le guet-apens d’un faux concret particulier non encore maîtrisé sur le plan scientifique, et cela au risque de briser la pensée, d’interrompre la dialectique et de lui substituer des contenus singuliers non décantés conceptuellement. Et si Hegel n’était pas assez idéaliste pour l’être toujours » intelligemment « , c’est-à-dire en respectant avec constance le niveau d’universalité et de » sublimité » logique de l’exposé ?
Et c’est dans le même esprit que nous nous attaquerions, non à la systématicité propre à la logique dialectique (car la systématicité est commune à toute science et à toute philosophie véritables, mais à l’esprit de système qui veut enfermer dans une cohérence prématurée (car non hiérarchisée) de l’universel, du particulier déjà connu et du particulier méconnu. Tant il est vrai que le rôle d’une logique scientifique ( » faiseuse-de-science « ) n’est pas de combler artificiellement les trous du savoir (telle est l’essence du dogmatisme, cet asile de l’ignorance) mais tout au contraire de repérer logiquement les lacunes et les domaines à explorer en problématisant leur recherche et en la situant dans un tableau de marche général. C’est pourquoi une telle logique générale, précisément pour être vraiment générale, ne saurait jamais être achevée dans la mesure où la connaissance de plus en plus fine du particulier ne peut manquer de refonder périodiquement la compréhension de l’universel lui-même. Car ce n’est pas pour dissimuler notre ignorance dans un système clos et métaphysique, c’est tout au contraire pour cerner les zones d’ombre, c’est pour pointer, articuler et problématiser les objectifs de recherche que la pensée scientifique aura de plus en plus besoin d’une telle architecture conceptuelle d’ensemble.
Terminé le 3 avril 2003