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Méthode dialectique : un gros malentendu ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Introduction de la rédaction de « Il Lato Cattivo » à la traduction en italien de « Sur la méthode du Capital » de Roman Rosdolsky (1968)
http://illatocattivo.blogspot.fr/2015/08/sul-metodo-del-capitale.html
« Etant donné ces circonstances, un exposé succinct et systématique de nos rapports avec la philosophie hégélienne, de la façon dont nous en sommes sortis et dont nous nous en sommes séparés, me parut s’imposer de plus en plus. » (Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande)
Les raisons d’exhumer cet essai presque inconnu de Roman Rosdolsky dépassent de beaucoup l’intérêt et la pertinence de son contenu. La volonté, pourtant louable, d’attirer un peu l’attention, contre l’oubli dans lequel il est tombé, sur l’œuvre de cet auteur auquel on doit non seulement reconnaître le mérite d’avoir largement participé à la « découverte » et à la diffusion des Grundrisse, à partir des années 1960, mais aussi celui d’avoir écrit d’importantes contributions théoriques : en premier lieu le jamais réédité Genèse et structure du « Capital » de Marx, mais aussi ce Friedrich Engels et le problème des peuples « sans histoire », entre tous notable, et malencontreusement publié dans sa traduction italienne par un éditeur malheureux (Graphos, Gênes, 2005), cette volonté ne serait pas à elle seule suffisante. En réalité, ce qui nous intéresse le plus est de revenir sur la question de la dialectique et de la méthode dialectique, en la soustrayant à cet air d’évidence et de fausse familiarité qu’elle semble avoir, autant parmi ses rares partisans que ses nombreux ennemis. D’un côté, dans le cadre de la soi-disant « pensée critique » (lire : le crétinisme universitaire), la vogue post-moderne a prétendu classer une fois pour toutes l’aspiration marxiste au dépassement, avec l’équation dialectique = téléologie, en faveur d’une multitude de conceptions anti-dialectiques – nietzschéisme plus ou moins anarchisant, idéologie frenchy des micro-conflits (Foucault), du désir (Deleuze-Guattari) ou de l’événement (Badiou), ou encore, dans le meilleur des cas, des dialectiques repliées sur la négativité permanente (Adorno et Horkheimer) – qui sont autant de réformismes plus ou moins radicaux, tout comme le fut la pensée d’un autre champion oublié de l’anti-hégélianisme : ce Lucio Coletti de triste mémoire, d’abord partisan du PCI puis de Berlusconi, qui opposa l’ « opposition réelle » de Kant à l’unité des contraires hégélienne. D’un autre côté (le « nôtre », si on peut dire), si certains – en attendant des temps meilleurs – se sont contentés de ce que dans leur jeunesse on leur avait expliqué de la « négation de la négation », pour la plus grande gloire de la Doctrine éternelle, d’autres se sont réfugiés dans un hégéliano-marxisme ascétique, dans lequel le prolétariat est dissous dans l’automouvement du capital (ce qui, si possible, est encore pire).
Le constat d’un tel panorama suffirait à lui seul à motiver la nécessité de revenir sur la question. A cela, nous ajouterons une autre considération d’ordre plus général : peu d’autres questions de nature philosophique ou épistémologique ont suscité autant de mots dits et écrits, et cela est d’autant plus vrai et symptomatique, si on compare la masse des commentaires et exégèses à la pénurie des indications explicites laissées par Marx : aujourd’hui comme hier, nous n’avons que la Postface à la deuxième édition du Capital, quelques lettres, et – si vraiment on le veut – quelques passages de compréhension difficile contenus dans les œuvres « de jeunesse » (le troisième desManuscrits de 1844, principalement), à quoi on peut encore ajouter les observations éparses dans les œuvres tardives d’Engels, sur lequel nous reviendrons. Ceci étant, on doit avant tout se demander pourquoi Hegel a toujours été la bête noire des marxistes, et en second lieu pourquoi il est nouvellement devenu de bon ton de le traiter en chien crevé. De telles questions nous font soupçonner qu’il reste des choses essentielles à dire à ce propos, ce à quoi, par exemple, Rodolsky lui-même – bien qu’il s’en approche dans quelques passages – n’est pas parvenu.
Revenons à Marx. Comme déjà dit, le passage marxien le plus notable et significatif sur Hegel se trouve dans la Postface déjà citée, et la position dominante parmi les marxistes a consisté, grosso modo, à croire cette formulation sur parole. Voici le passage :
« Dans son fondement, ma méthode dialectique n’est pas seulement différente de celle de Hegel, elle est son contraire direct. Pour Hegel, le procès de la pensée, dont il va jusqu’à faire sous le nom d’Idée, un sujet autonome, est le démiurge du réel, qui n’en constitue que la manifestation extérieure. Chez moi, à l’inverse, l’idéel n’est rien d’autre que le matériel transposé et traduit dans la tête de l’homme.
J’ai critiqué le côté mystificateur de la dialectique hégélienne il y a près de trente ans, à une époque où elle était encore à la mode. Mais pendant que je travaillais au premier volume du Capital les importuns, présomptueux et médiocres épigones qui désormais dominent l’Allemagne cultivée s’étaient complu à traiter Hegel comme aux temps de Lessing le brave Moses Mendelssohn traita Spinoza : en « chien crevé ». Pour cette raison je me suis déclaré ouvertement disciple du grand penseur, et j’ai même flirté ci et là, dans le chapitre sur la théorie de la valeur, avec la façon de s’exprimer qui lui était propre. La mystification que la dialectique subit entre les mains de Hegel n’empêche aucunement qu’il ait été le premier à en exposer les formes générales de mouvement de façon globale et consciente. Chez lui, elle est sur la tête. Il faut la retourner pour découvrir le noyau rationnel sous l’enveloppe mystique. »
Engels synthétise successivement le présumé « renversement » marxien de la dialectique hégélienne dans deux formulations non exactement équivalentes (cf. Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande) : 1) séparation de la méthode du système, transfert de la méthode dialectique au monde concret ; 2) la dialectique comme science des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société humaine et de la pensée.
Mais, à vrai dire, Marx n’est pas plus clair. Combien y a-t-il de méthodes dialectiques ? Une seule qui s’applique à différents objets ou plus d’une ? Ainsi Marx, dans une lettre à Kugelmann du 6 mars 1868 : « La dialectique de Hegel est la forme fondamentale de toute dialectique, mais seulement une fois dépouillée de sa forme mystique et c’est précisément cela qui distingue maméthode. » En outre : s’agit-il d’une méthode d’enquête ou d’une méthode d’exposition ? « Il (Lassalle) découvrira à ses propres dépens que du point de vue de la critique, conférer à la science une présentation dialectique et, inversement, appliquer un système logique, abstrait et préconçu à de vagues intuitions, sont deux choses assez différentes. » (Marx à Engels, 1er février 1858). On voit bien que chacune de ces citations témoigne en faveur d’une interprétation différente. Enfin : faut-il entendre la dialectique comme une structure inhérente aux choses ? Et si oui, inhérente à la nature ou à la société ? On aurait beau jeu, ici, de dire que toute Dialectique de la nature (Engels) finirait par poser l’identité entre processus logique et structure de la matière, faisant ainsi disparaître le primat de l’être sur la conscience et l’irréductibilité de celui-ci à celle-là. Et pourtant Marx ne semble pas s’y être opposé : dans une lettre du 30 mai 1873, Engels expose à son ami une ébauche des « idées dialectiques qui (lui) sont venues ce matin, au lit, sur les sciences de la nature » ; et il conclut ainsi : « si tu penses que tout ceci vaut quelque chose, ne m’en parle pas, de cette façon aucun misérable anglais ne me volera la chose. » Marx se tut, et on sait que qui ne dit mot consent.
Maintenant, la question qu’il faut se poser – et que peu se sont posée – est précisément s’il est légitime de prendre pour argent comptant ce que Marx et Engels pensent ou disent avoir fait de la dialectique hégélienne. Certains naturellement pensent que oui, et là se trouve toute la limite de l’approche du genre « invariance du marxisme », qui veut ménager la chèvre et le chou, laissant irrésolus les problèmes que nous venons de mettre en évidence : Combien de méthodes dialectiques ? Méthode d’enquête ou d’exposition ? Structure de la pensée ou des choses ? Des choses naturelles ou des choses sociales ?… Au contraire, nous répondons négativement et nous chercherons à expliquer pourquoi, en développant notre raisonnement en deux moments successifs : dans un premier temps il s’agira d’enfin examiner de près la méthode de Hegel, afin de déterminer s’il est possible de la débarrasser de son contenu pour lui en conférer un autre ; successivement, nous devrons nous interroger sur la nature du traitement que Marx réserve à la dialectique hégélienne, afin d’établir si nous avons effectivement à faire à un « renversement » (Hegel « remis sur ses pieds ») ou à quelque chose d’autre. On verra que les choses sont plus embrouillées qu’on le croyait.
Partons de Hegel. La question de savoir quelle conception de la méthode on peut trouver chez le philosophe allemand peut se traduire de la manière suivante : peut-il exister quelque chose comme une méthode de la méthode, ou bien une méthode de la connaissance de la connaissance ? La réponse est en un certain sens implicite dans le caractère paradoxal de la question, mais pour répondre en connaissance de cause il nous faut faire un pas en arrière et partir du sens profond du projet hégélien : conférer un caractère rigoureusement scientifique à la philosophie, transformer « l’amour du savoir » en savoir-du-savoir (Wissenschaft des Wissens). En conformité avec une telle proposition, la philosophie de Hegel est une réflexion de la philosophie sur elle-même, une thématisation des conditions de possibilité de chaque philosophie aussi bien que de la pensée en général ; il ne s’agit donc pas pour Hegel de subordonner la philosophie aux sciences de la nature ou expérimentales pour la rendre plus « scientifique », il s’agit de faire la Philosophie-de-la-philosophie, qui devient alors « science philosophique » (dans le sens de l’Encyclopédie hégélienne de 1817).
Ces particularités du projet hégélien ont une conséquence fondamentale : la position méthodologique du Savoir-du-savoir est en réalité un refus de la méthode ; en ceci réside précisément la grande différence avec les sciences positives, qui sont essentiellement méthode, et qui en conséquence ne (se) pensent pas philosophiquement. C’est dans l’Introduction à laPhénoménologie de l’Esprit (1807), et pas dans la Logique, que Hegel présente l’essentiel de son orientation méthodologique, la structurant en deux parties : dans la première il se positionne contre la méthode en philosophie ; dans la seconde il réaffirme, au contraire, la nécessité d’une méthode d’exposition (die Methode der Ausführung) pour sa philosophie. Voyons tout cela d’un peu plus près.
Avant de remplir la fonction propre de la philosophie – c’est-à-dire la connaissance de la vérité de l’Etre, de la Chose même (die Sache selbst) – il paraît raisonnable, dit Hegel, de s’interroger sur la capacité de la pensée à atteindre la Chose. Il se réfère évidemment au début de la Critique de la raison pure de Kant : la faculté de juger peut-elle faire sienne la Chose en soi ? La réponse kantienne est négative : il existe, selon Kant, un fossé insurmontable entre le sujet pensant et l’objet, dont la médiation – les catégories a priori de l’intellect – pose le réel, la Chose en soi, comme inconnaissable. Au contraire, Hegel s’efforce de montrer que la condition de possibilité de chaque connaissance est précisément l’unité transcendantale entre sujet et objet, sans laquelle ne pourrait exister leur séparation. Il s’agit alors d’opérer une critique de toutes les conceptions instrumentales de la pensée (la pensée comprise comme instrument) et de leur postulat commun sous-jacent : le souci de l’adéquation est entaché de trois erreurs fondamentales. La première réside dans l’idée que la connaissance se réduit à un instrument : elle est alors conçue comme moyen terme entre le sujet et l’objet qui permet la communication entre l’un et l’autre ; mais une telle conception – selon Hegel – s’écroule d’elle-même, car la volonté de séparer rétrospectivement l’instrument (la méthode) du matériau auquel il s’applique, ne peut que ramener ce dernier au stade précédent l’utilisation de l’instrument. La deuxième répond à l’idée selon laquelle il y aurait une différence entre le sujet qui connaît et la connaissance elle-même : quand on considère la connaissance comme un instrument, on finit par expulser la faculté de connaître du sujet ; avec quelle faculté – se demande ironiquement Hegel – pourrait-on alors procéder au choix de l’instrument le plus adéquat pour la connaissance ? La troisième réside dans la conception de la connaissance et de l’Absolu (la Chose même) comme radicalement séparés : la connaissance tombe hors de la Chose et donc de la Vérité, mais alors – se demande encore Hegel – comment peut exister une connaissance vraie ?
Ayant passé au crible ces faux présupposés, Hegel en tire la conclusion suivante : la volonté de définir a priori la juste méthode ne tient pas ses promesses, c’est-à-dire n’offre aucune garantie d’une connaissance authentique. Le résultat est effet le contraire : une connaissance fondée sur des prémisses absurdes, et donc incapable de s’élever au niveau de la chose même. Le souci, l’obsession de la juste méthode s’enracine, selon Hegel, dans la peur de l’erreur ; mais cette peur se révèle alors comme peur de la vérité, parce qu’elle détermine une clôture, un repli du sujet empirique sur lui-même, au lieu de cette ouverture, de cet abandon à l’objet qui est propice à la vraie connaissance. En outre, l’appel à la rigueur méthodologique dissimule souvent la volonté de se soustraire à la patience du Concept : en effet, ce qui est commun aux trois erreurs susmentionnées, c’est le manque de définition conceptuelle – alors que le premier devoir de la philosophie devrait précisément être de définir les concepts (la Chose, l’Absolu, l’Objet, la Substance, etc.).
Ayant exclu l’extériorité du sujet vis-à-vis de la vérité (et donc de la Chose même), il s’ensuit que les grandes questions comme « Qu’est-ce que la Vérité ? » ou « Qu’est-ce que la chose même ? » font déjà partie de la réalité, et donc de la Vérité et de la Chose. Contre les partisans du caractère primordial de la méthode, Hegel affirme donc que : a) par définition, le sujet de la pensée ne peut jamais et en aucun cas se trouver complétement hors de l’Absolu, de la Vérité, de la Chose ;b) que le sujet de la pensée, c’est-à-dire le sujet empirique, ne peut d’autre part coïncider avec l’Absolu, avec la vérité, avec la Chose ; le sujet est déjà dans l’Absolu, certes mais aussi dans la différence du savoir qui existe entre le Moi et la Substance (die Ungleichheit zwischen dem Ich und der Substanz), qui conduit à l’angoissante expérience de la caducité du savoir. Comme on le sait, pour Hegel, à travers cette caducité s’accomplit la progression de la vie de l’Esprit et laPhénoménologie de l’Esprit (« science de l’expérience de la conscience ») se pose explicitement comme l’autoréflexion totalisante de cette expérience (le rapport du sujet avec son savoir) ; c’est pourquoi il nomme le chemin vers la Vérité « la voie du doute et du désespoir », critiquant pourtant le scepticisme qui, ne saisissant pas la progression, est contraint de désespérer encore et encore de pouvoir détenir la vérité en monnaie sonnante et trébuchante.
C’est presque une banalité de souligner, chez Hegel, l’importance du « travail du négatif ». L’erreur ou l’insuffisance du savoir y participent de plein droit, et ne peuvent donc pas être disqualifiés, parce que pour Hegel le négatif est toujours le moteur du processus qui aboutira au positif. La totalité du procès du Savoir, sous toutes ses figures partielles, est le chemin de l’autoconscience de l’Esprit. Les erreurs ne s’opposent pas au ciel de la Vérité : elles sont ce ciel. Toutes les figures partielles ont prétention à représenter la vérité entièrement déployée, le sens du Tout, l’Absolu, et en un certain sens c’est au moyen de cet aveuglement même qu’elles peuvent exprimer quelque chose de la Vérité. Mais si l’insuffisance du Savoir ne peut être disqualifiée, comment peut l’être l’insuffisance de la méthode ?
Malgré cela, il en va autrement pour l’enregistrement (l’écriture, dont Hegel entend se charger) du chemin de l’Esprit. Dans l’expérience de la fragilité et de la nécessité des figures historiques de la Conscience, la compréhension qu’il n’y a pas de méthode distincte du Savoir Absolu doit se changer en exercice, et la méthode d’exposition est cet exercice, à travers lequel se met en mouvement la différence entre conscience du sujet empirique et Savoir, entre le « nous » (comme étape du chemin) et l’histoire qui précède. Ledit exercice est une pure contemplation : le Savoir-du-savoir ne mesure pas, ne statue pas sur le vrai et le faux. Hegel conclut : « La méthode, en effet, n’est pas autre chose que la structure du Tout exposé dans sa pure essentialité. » (Phénoménologie de l’Esprit)
Le Savoir Absolu n’est pas un savoir au sens traditionnel du terme, puisqu’il ne désigne pas un nouveau savoir qui se situerait plus ou moins en continuité ou rupture avec d’autre savoirs du passé ou du présent. Hegel veut exprimer le mouvement global de succession, opposition et dépassement des savoirs et des philosophies particulières, qui toutes ont eu ou cru avoir une méthode spécifique et distincte. Ce Savoir Absolu est pour Hegel l’histoire du savoir, inséparable de l’histoire de l’humanité : chemin de la Raison, puisque la vie de l’Esprit – dit Hegel – est l’œuvre de « tous et de chacun ». Après le Golgotha, la résurrection : enregistrement du chemin entier, figure de toutes les figures, le Savoir Absolu est leur souvenir et leur salut dans la mort. Hegel voulait que l’Absolu trouve enfin le repos, mais les choses en sont allé autrement, et après lui il y eut le déluge : la dernière grande œuvre d’Hegel, les Principes de la philosophie du droit, sont de 1820 ; en 1825 a lieu la première crise commerciale véritablement capitaliste.
Quoi qu’il en soit, si la méthode est identique à la structure de la totalité, on doit souligner toute la différence qui sépare la totalité de Hegel de celle de Marx. Pour le premier le Tout est circulaire, strictement immanent à ses parties qui sont chacune pars totalis. Pour Marx, le Tout se distingue de ses parties : les lois du capital s’imposent de l’extérieur à chaque capital particulier (cf. le développement sur les capitaux en général et les nombreux capitaux, dans le texte de Rosdolsky). Sur ce point en particulier, c’est Althusser qui a vu juste : « le principe « spirituel » qui constitue l’unité interne de la totalité hégélienne historique n’est pas le moins du monde assimilable à ce qui figure chez Marx sous la forme de la « détermination en dernière instance ». (…) Pour Hegel il n’y a pas dans la société, dans la totalité existante, une détermination en dernière instance. La société hégélienne n’est pas unifiée par une instance fondamentale existant à l’intérieur d’elle, elle n’est pas unifiée ni déterminée par une de ses « sphères », la sphère politique, ou philosophique, ou religieuse. Pour Hegel, le principe qui unifie et détermine la totalité sociale n’est pas une telle « sphère » de la société, mais un principe qui n’a aucun lieu ni corps privilégié dans la société, pour la raison qu’il réside dans tous les lieux et tous les corps. » (Louis Althusser, Pour Marx)
De ce qui précède, il apparaît qu’il est absolument impossible de séparer la méthode de la dialectique hégélienne de son contenu – une idée qui serait, par ailleurs, une incompréhension profonde de la pensée de Hegel. Pour Marx, le changement de l’objet de l’enquête détermine nécessairement un changement de méthode. Le prétendu « retournement » de la dialectique hégélienne n’est pas un retournement – lequel, au sens strict, ne changerait pas la structure de ce qui est retourné (une automobile ou un pot de confiture ne cessent pas d’être tels, s’ils sont mis sens dessus-dessous) ; il s’agit d’une révolution pure et simple, puisqu’il ne s’agit pas de réconcilier le Sujet et l’Objet en les faisant apparaître comme entièrement médiatisés l’un par l’autre, mais de faire apparaître l’objet – et pas l’Objet en général, mais un objet particulier (disons-le clairement : le mode de production capitaliste) – comme unité des contraires, et donc comme essentiellement contradictoire. Une dialectique du concept ne peut pas rester ce qu’elle est, ne serait-ce que méthodologiquement, dès lors qu’elle se transforme en une dialectique spécifique inhérente à l’objet : « ma méthode analytique (…) part (…) de la période sociale donnée économiquement (…) » (Marx, Notes critiques sur le traité d’économie politique d’Adolf Wagner, in Le Capital, Livre II, Ed. Sociales, p. 473)
Est-ce alors à la méthode ou à la réalité d’être dialectique ? On pourrait s’en sortir en disant que l’analyse « reflète » le réel dialectique, mais alors le Diamat nous guette de nouveau. Nous ne proposerons pas ici une nouvelle exégèse de l’Introduction de 1857, mais il faudra tout de même constater que les indications méthodologiques offertes par Marx n’ont rien de particulièrement « dialectiques », hormis le fait de poser l’abstraction, c’est-à-dire l’essence contradictoire, comme point de départ pour arriver à rendre d’une manière intelligible le fonctionnement concret et ordinaire du mode de production tel qu’il se présente dans la réalité : « Il semble que ce soit la bonne méthode de commencer par le réel et le concret, qui constituent la condition préalable effective, donc en économie politique, par exemple, la population qui est la base et le sujet de l’acte social de production tout entier. Cependant, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que c’est là une erreur. La population est une abstraction si l’on néglige par exemple les classes dont elle se compose. Ces classes sont à leur tour un mot creux si l’on ignore les éléments sur lesquels elles reposent, par exemple le travail salarié, le capital, etc. » (K. Marx Introduction de 1857, trad. fr. marxists.org, souligné par nous) Malgré les nombreux changements, le plan duCapital reproduit toujours cette approche : on part du rapport capitaliste dans sa quintessence, on arrive au marché mondial.
La contradiction essentielle du mode de production capitaliste réside – selon la célèbre formule des Grundrisse – dans le fait d’abolir et simultanément de conserver le temps de travail immédiat comme seul source et mesure de la richesse. Cette contradiction située au cœur de l’Essence, de la Chose, du Tout (selon les concepts hégéliens) existe parce qu’elle est antagonisme réel entre les parties subsumées par cette totalité : travail salarié et capital, prolétariat et classe capitaliste, travail nécessaire et surtravail, valeur de la force de travail et plus-value. Quant au Telos(la finalité) de la production capitaliste, il n’est non pas le communisme, mais simplement l’extraction croissante de plus-value – une finalité qui se poursuit, comme on le voit bien aujourd’hui, même au prix de transformer la terre en un vaste dépôt d’ordures ; et si, malgré cela, elle produit les conditions de son propre dépassement, c’est précisément parce que son cours produit un résultat différent de son propre Telos – ce qui serait impossible si nous avions affaire au Tout immanent à ses parties d’origine hégélienne.
Il resterait beaucoup à dire sur le rapport Marx-Hegel – assez pour écrire un livre. Limitons-nous à quelques observations complémentaires. Nous avons vu que le concept hégélien de « totalité » est de peu de profit pour l’analyse du mode de production capitaliste ; cela dit, il est au contraire très pertinent pour l’anticipation théorique de ce qui pourrait être la négation théorique de celui-ci :
- Le « Tout immanent à ses parties » ne peut pas ne pas évoquer cette communauté immédiate des individus par laquelle est souvent décrit le communisme : « L’état de choses que crée le communisme est précisément la base réelle qui rend impossible tout ce qui existe indépendamment des individus — dans la mesure toutefois où cet état de choses existant est purement et simplement un produit des relations antérieures des individus entre eux. » (L’Idéologie allemande, trad. fr. marxists.org)
- Dans le Tout hégélien la finalité, le mouvement et le résultat s’appellent l’un l’autre sans solution de continuité, de manière transparente : « La chose, en effet, n’est pas épuisée dans son but, mais dans son actualisation; le résultat non plus n’est pas le tout effectivement réel ; il l’est seulement avec son devenir ; pour soi, le but est l’universel sans vie, de même que la tendance est seulement l’élan qui manque encore de sa réalité effective, et le résultat nu est le cadavre que la tendance a laissé derrière soi. » (La Phénoménologie de l’Esprit) Lisez « le communisme » au lieu de la « chose » et vous aurez… le mouvement réel qui abolit les conditions existantes.
- Le concept hégélien de dépassement (Aufhebung), appliqué à l’histoire, correspond à une révolution qui est – il est vrai – la révolution de la bourgeoisie : « Cet émiettement continu qui n’altérait pas la physionomie du tout est brusquement interrompu par l’apparition qui, dans un éclair, fait apparaître en une fois la forme du nouveau monde. » Enlevez l’«émiettement continu » du féodalisme moribond au bénéfice du capitalisme naissant, « interrompu » par une révolution qui « fait apparaître » politiquement la victoire de celui-ci sur celui-là ; mettez à sa place la crise catastrophique du capitalisme lui seul, « interrompue par l’apparition qui, dans un éclair » produit à jet continu (et non « fait apparaître ») « la forme du nouveau monde » : vous aurez à peu près – tel que nous pouvons logiquement le préfigurer – le dépassement communiste, qui n’est précisément pas la Aufhebung des bourgeois de 1789, mais nous est sans conteste légué par d’orageux rapports de… parenté.
- Quant à la contradiction – qui par définition est autre chose qu’une simple opposition -, tant qu’elle se reproduit l’unité des contraires est inéluctable (impossible autonomisation de ses pôles, même du prolétariat) et sa dissolution en implique la suppression ; et s’il est question de MPC, sa négation implique que la contradiction et donc ses termes soient eux aussi dissous, y compris – contrairement à ce qu’on pourra lire chez Rosdolsky – la dynamique d’abolition / conservation du temps de travail comme seule source et seule mesure de la richesse… avec tout le respect dû aux bons de travail, aux hybridations transitoires capitalo-socialistes ni chair ni poisson, et à tout le reste. Que cela ait toujours été difficile à concevoir, telle est – ni plus ni moins – la raison pour laquelle nous avons toujours dû nous confronter à Hegel. Mais que le prolétariat soit l’agent de ce processus n’est, en définitive, pas du tout accessoire, puisque si les contraires étaient symétriques comme le Yin et le Yang du Tao, à l’intérieur d’une totalité immanente pure, nous n’aurions aucun levier pour un possible dépassement ; au quel cas, tous nos efforts seraient donquichottesques (Marx dixit), mais dans ce cas – très probablement – nous ne nous poserions même pas le problème.
Il Lato Cattivo,
août 2015