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Corbyn: le moine du Labour

international

Lien publiée le 11 septembre 2015

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

(Le Monde) Les bookmakers ne donnaient pas cher de ses chances, mais Jeremy Corbyn, autodidacte, militant anti-austérité, pacifiste, végétarien et inconnu jusqu'ici, pourrait être élu à la tête du Parti travailliste samedi 12 septembre

Amis et camarades ! " Les tentures de velours cramoisi du Théâtre municipal de Chelmsford (Essex) ont vu défiler des artistes, mais jamais sans doute elles n'ont résonné de cette formule. " “Camarades !”  : on n'a même plus besoin de chuchoter ce mot ! ", exulte l'un des syndicalistes au lyrisme tonitruant qui a chauffé cette salle comble. Ainsi démarre, le 2  septembre, le 87e meeting de campagne de Jeremy Corbyn, 66 ans, le député issu de la gauche radicale britannique, totalement inconnu jusqu'à cet été, mais dont l'élection à la tête du Parti travailliste lors de la première primaire ouverte pourrait être annoncée, samedi 12  septembre.

A première vue, difficile de comprendre comment cet orateur passable aux allures de vieil instituteur barbu, ce militant végétarien, pacifiste et propalestinien déclenche un tel mouvement d'enthousiasme dans la jeunesse, une " corbynmania " que les médias stupéfaits ou consternés s'emploient à décrypter. Pourquoi ce meeting à l'ancienne défiant toutes les règles de la communication, où lesintervenants sont assis derrière une simple table tendue d'un drap rouge, sans sono entraînante, sans " live tweets " et sans petites phrases-chocs, dégage une énergie qui ébranle l'establishment du Labour et va peut-être provoquer un tremblement de terre de type Podemos ou Syriza dans la vie politique britannique.

Mais le discours de " Jeremy " est si plein d'espoir, si radicalement différent du brouet insipide, formaté et conformiste de ses trois concurrents, que les réactions enflammées des auditeurs prennent sens. " Il croit à ce qu'il dit, il est authentique, et ça change des politiciens de Westminster, s'émerveille Brendon Tiwari, 19  ans, un étudiant en histoire et politique, oubliant que Jeremy Corbyn est député depuis trente-deux ans. Il écoute les gens, et rien n'est plus important en politique. "

Candidat-alibi de l'aile gauche

Que dit celui que les électeurs des quartiers populaires d'Islington, dans le nord de Londres, réélisent sans cesse depuis 1983 ? Que la politique d'austérité drastique menée depuis 2010 par les conservateurs et soutenue pour l'essentiel par le Labour revient à " faire payer les plus pauvres, à les brutaliser, à les punir " et qu'il existe " une alternative à cette orthodoxie budgétaire "" une autre façon de gérer l'économie ". Que " les salariés ne sont pas les responsables de la crise " et qu'il faut " faire cesser les coupes massives dans les aides sociales ", augmenter les impôts des plus riches et " investir dans l'industrie et les infrastructures ".

Sur un ton vif mais sans effets de manches, il plaide pour la renationalisation des chemins de fer, pour un grand programme national de construction de logements sociaux, pour " rétablir les filets de sécurité contre le scandale de la pauvreté ". Un choc dans un pays où, depuis Margaret Thatcher, le mouvement de désengagement de l'Etat n'a jamais cessé. " Refusons une société où l'on change de trottoir lorsqu'on croise un SDF !, s'emporte-t-il encore.Prenons notre part à la crise des réfugiés ! C'est ce qui nous tient ensemble comme socialistes et comme membres de la communauté humaine. "Les applaudissements claquent, avant la standing ovation finale : " Il faut reprendre la vision qu'avaient nos parents après 1945, recréer leur ambition d'une société plus juste. "

Enfant de l'immédiat après-guerre, Jeremy Corbyn est un militant autodidacte qui a arrêté ses études à 18  ans. Aux antipodes de ses concurrents pour la primaire travailliste, issus de Cambridge ou de la London School of Economics. Les livres – des classiques de la littérature socialiste comme Robert Tressell et George Orwell –, que sa mère, professeure de maths, militante pacifiste, lui offrait, l'ont incité à faire de la politique. " J'ai peu de diplômes, mais je n'ai jamais cessé de dévorer des livres, confie-t-il avant le meeting. Je traverse la vie avec la conviction que les gens que je rencontre peuvent m'apprendre quelque chose. "

Il a fait ses classes dans la lutte contre la guerre du Vietnam et l'apartheid, puis dans la solidarité avec l'Amérique latine ; il a été éducateur de rue à la Jamaïque, permanent syndical, conseiller municipal, puis député en  1983, juste après son adhésion au groupe Socialist Campaign, fondé par Tony Benn, alors leader de l'aile gauche du Labour. Il n'a jamais rien dirigé, et la seule distinction qu'il ait reçue est la " médaille du député le plus mal habillé ", raillent ses détracteurs qui le jugent " totalement inéligible " comme premier ministre.

Son apparence quasi monastique – barbiche blanche, chemise ouverte sur un tee-shirt, sandales de cuir retourné – et son mode de vie – pas de voiture ni d'alcool, le budget le plus faible de Westminster – est conforme au cliché du vieux gauchiste ascète. Et lorsqu'un journaliste lui demande sur un ton méprisant : " Vraiment, vous croyez pouvoir diriger le Labour ? ", il rétorque calmement, presque amusé, mais oubliant qu'il a voté 533 fois contre les positions de son partidepuis l'élection de Tony Blairen  1997 " Je suis Labour, je suis socialiste. J'ai passé toute ma vie dans ce parti, j'ai toujours été habitué à parler en son nom. " Alex Burghart, qui fut son adversaire conservateur résolu lors des élections législatives de mai, le crédite au moins d'une vertu : l'opiniâtreté. " Il faut des nerfs d'acier pour conserver les mêmes idées pendant trente ans alors que tout votre entourage vous répète que vous vous trompez. "

Les questions sur sa personne ennuient Jeremy Corbyn, qui n'a que le " nous " à la bouche en meeting. Il ne s'agit pas de mener une aventure individuelle, mais de remettre en route le Labour en construisant un mouvement depuis la base, assure-t-il au grand dam de ses collègues députés dont il entend faire cesser la prééminence s'il est élu. " Je voudrais que le Labour devienne une maison ouverte où les gens aient envie d'entrer pour faire entendre leur voix, au lieu d'attendre tout d'un leader omniscient ", rêve le favori de la primaire.

Même la presse tabloïd, très efficace pour fouiner dans les vies privées, n'a pas trouvé grand-chose à se mettre sous la dent. Trois mariages et deux divorces " qui étonnent, vu le sérieux de son comportement ", croit pouvoir écrire le Daily Mail, qui publie la photo de son épouse actuelle, Laura Alvarez, une Mexicaine de vingt ans plus jeune que lui " qui importe du café équitable " de son pays d'origine. Mais les journaux populaires reprochent surtout à Jeremy Corbyn d'être antimonarchiste, d'avoir porté un blazer rouge pendant l'éloge funèbre de la reine mère en  2002 et d'avoir entretenu des contacts avec le leader du Sinn Fein irlandais Gerry Adams avant les accords de paix de 1998.

Les bookmakers ne donnaient pas cher de ses chances – 200 contre 1 –, lorsque, à la mi-juin, sa candidature à la direction du Labour a obtenu à la dernière seconde les trente-cinq parrainages de députés requis. La plupart des élus avaient coché son nom juste pour se donner une image d'ouverture et affaiblir leurs adversaires. Mais le candidat-alibi de l'aile gauche, habitué aux scores dérisoires et considéré dans le parti comme un has been total – il choisirait la chanson Imagine, de John Lennon, comme hymne à jouer le jour de sa victoire – a pris son envol, à la surprise générale, dès juillet pour devenir le grand favori des sondages.

Le nouveau système de désignation qui a ôté aux parlementaires leur prééminence et permis aux sympathisants de voter, moyennant le paiement de 3  livres (4,10  euros), ouvre le scrutin à 554 000 personnes. Parmi les " électeurs à 3  livres ", une foule de jeunes, souvent étudiants, dégoûtés de la politique et abstentionnistes, attirés par le discours différent et radical du militant sexagénaire. Dans les meetings, cette génération nouvelle se mêle aux militants syndicaux dont les principales organisations ont adoubé Corbyn et financent pour l'essentiel sa campagne, aux militants d'extrême gauche et aux vieux adhérents du parti qui s'en étaient éloignés depuis le recentrage opéré en  1994 par Tony Blair avec son New Labour.

Des positions radicales

" L'ironie est que Jeremy Corbyn se présente comme un leader nouveau, alors qu'il est un survivant des années d'avant Blair, lorsque les dirigeants du Labour préféraient défendre les principes du socialisme pur et dur, plutôt que de gagner les élections. Cette position a conduit au triomphe de Thatcher en  1979. Lui n'en a pas changé depuis lors, commente Steven Fielding, professeur d'histoire politique à l'université de Nottingham. Aujourd'hui, alors que le Labour a perdu le scrutin de mai faute d'avoir séduit les électeurs du centre, Corbyn attribue encore la défaite au renoncement au projet socialiste. Il est le champion du “old Labour”. "

Nul doute que les positions radicales du moine du Labour détonneraient dans le paysage politique britannique marqué par la modération, le consensus sur l'austérité et la révérence à l'égard de l'armée, si elles devenaient officiellement celles du principal parti d'opposition. Jeremy Corbyn préside le comité Stop the War, qui a mené la lutte contre les guerres en Afghanistan et en Irak. " Encore une autre tragédie ", a-t-il dit en  2011 à propos de l'assassinat d'Oussama Ben Laden lors d'un raid américain, regrettant que ce dernier n'ait pas été jugé. Il n'exclut pas que Tony Blair ait à répondre en justice pour crime de guerre à propos de l'invasion de l'Irak.

Jeremy Corbyn est aussi partisan du désarmement nucléaire unilatéral, alors que le Parlement britannique doit voter en  2016 pour renouveler les crédits de la force de dissuasion Trident. Il ne fera pas campagne pour sortir de l'UE, mais il dénonce l'Europe du libéralisme économique et devrait montrer peu d'enthousiasme à soutenir un  oui au référendum sur le maintien dans l'Union prôné par David Cameron.

A propos de l'Ukraine, le député a aussi critiqué " l'expansion excessive et obsessionnelle de l'OTAN depuis 1990 ", estimant que l'organisation militaire " aurait dû disparaître avec la guerre froide ". " Clairement, c'est un extrémiste, totalement déconnecté des aspirations de nos concitoyens, tranche Alex Burghart. Son élection serait une excellente nouvelle pour le maintien au pouvoir des tories. Mais Jeremy causerait beaucoup de tort au pays et ne tiendrait pas longtemps à la tête du Labour. "

Accident sans lendemain lié à une primaire mal maîtrisée ou tournant de l'histoire politique britannique ? Jeremy Corbyn secoue le paysage marqué par la déroute du Labour aux législatives de mai, explique que le " tout-austérité " ne relève pas de la nécessité et redonne espoir à certains déçus de la politique. " Mes amis disaient : “Les politiciens, ils sont tous les mêmes.” Depuis Corbyn, ils ont changé d'avis : il est le seul à ne pas mettre en accusation les chômeurs et les immigrés, à montrer que l'austérité, les contrats à zéro heure et la pauvreté ne sont pas une fatalité ", résume Josephine Pickard, une étudiante en histoire de 22  ans, qui distribue des badges et des ronds à bière rouges " Cheers Jeremy ! " à l'entrée du meeting de Chelmsford. Si le député d'Islington est élu samedi, le théâtre de la petite ville de l'Essex aux tentures de velours rouge aura participé à l'ascension du dirigeant le plus à gauche que le Labour se soit donné depuis les années 1930.

Philippe Bernard