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Indésirables
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http://liberationdephilo.blogs.liberation.fr/2015/10/05/indesirables/
L’idée qu’être libre politiquement c’est ne pas avoir de maître est puissante et séduisante, or on peut ne pas être libre sans être exploité ou asservi, comme ceux qui frappent aux portes de l'Europe.
Réfléchissant sur la condition des exilés déchus de leur nationalité, Hannah Arendt écrit : « Leur tare..., ce n’est pas d’être opprimés, mais que personne ne se soucie même de les opprimer ».
Cette phrase plutôt énigmatique pourrait signifier que, pour Arendt, il vaut mieux être asservi ou exploité qu’exclu de toute société.
Mais si on rejette cette interprétation peu charitable, la remarque d’Arendt pourrait, je crois, nous aider à comprendre ce qui ne va pas, du point de vue éthique, dans le refus d’accueillir généreusement les personnes qui traversent aujourd’hui la Méditerranée afin de se mettre à l’abri de la guerre, de la misère, de la persécution politique, ethnique ou religieuse.
Enfants de migrants à leur arrivée au d’Opatovac, près de la frontière qui sépare le Croatie de la Serbie, le 23 septembre. Photo Stringer AFP
COMMENT ON DEVIENT INDÉSIRABLE
De ces personnes qu’on refuse d’accueillir ou qu’on retient en attendant de les chasser, on dit qu’elles sont « indésirables ».
Il faut distinguer cependant le fait de ne pas être désiré et celui d’appartenir à la catégorie des indésirables.
Ne pas être désiré est un état psychologique que tout le monde peut connaître (même si certains le connaissent un peu plus que d’autres malheureusement).
Mais être indésirable est un état politique qui concerne certaines personnes seulement, dont les caractéristiques sociales ou physiques sont définies d’avance: les roms, les non chrétiens, ceux qui ne sont pas « blancs », etc.
Quand, comment, devient-on indésirable au sens politique?
À mon avis, un groupe de personnes bascule dans la catégorie des indésirables lorsque la pire des questions qu’on peut se poser à leur égard n’est plus : « Qu’est-ce qu’on peut faire pour en profiter? », mais « Qu’est-ce qu’on peut faire pour s’en débarrasser ? ».
Les indésirables ne sont pas ceux dont on veut exploiter au maximum la force de travail, l’habileté ou l’intelligence, mais ceux qu’on persécute, ceux qu’on veut chasser ou éliminer.
Dans les États antidémocratiques, autoritaires ou totalitaires, les indésirables sont les opposants politiques, les militants des droits de l’homme, les artistes et les journalistes non conformistes, les chercheurs dans certains domaines, les membres de minorités religieuses, sexuelles, ethniques, etc.
Mais il y a aussi des indésirables dans les sociétés dites démocratiques.
Selon les pays, les époques et les majorités politiques, cette catégorie peut inclure les pauvres, ceux qui sont économiquement « inutiles » ou « superflus », les nomades, les sans papiers, les criminels dits « irrécupérables », les porteurs de maladies infectieuses, les réfugiés, les étrangers, etc.
Pensez au tri des candidats à l’entrée aux Etats-Unis dans le centre de réception des immigrants d’Ellis Island. À partir du milieu des années 1920 et jusqu’à la fermeture du centre dans les années 1950, la liste des motifs servant à refouler un candidat à l’entrée dans cette supposée grande démocratie n’avait cessé de s’allonger.
« Avoir l’air débile » pouvait suffire à transformer quelqu’un en « unwanted » (ou « indésirable ») !
En France, c’est un gouvernement radical-socialiste qui, à partir de 1939, mena une politique ignoble d’internement de réfugiés espagnols et d’autres étrangers dans des camps de concentration.[1] Ils étaient officiellement considérés comme des « indésirables ». Hannah Arendt fut l’une des victimes de cette politique. Elle savait donc très bien ce que cette étiquette signifiait pratiquement.
REPENSER LA LIBERTÉ POLITIQUE
L’existence d’une catégorie d’indésirables nous oblige à repenser la notion de liberté politique. Pourquoi ?
Selon une certaine tradition philosophique, qui inclut des anarchistes, des libéraux, des républicains, nous sommes libres au sens politique quand nous n’avons pas de maître et que nous sommes ainsi à l’abri de l’exploitation, de l’asservissement.
L’idée qu’être libre politiquement c’est ne pas avoir de maître est puissante et séduisante.
Mais elle est insuffisante, me semble-t-il, car on peut ne pas être libre sans être exploité ou asservi.
Certains travailleurs étrangers sont surexploités, quasiment réduits en esclavage. Ils ne sont pas libres de ce fait. Mais il arrive aussi que les mêmes finissent par être renvoyés chez eux, pour toutes sortes de raisons politiques ou économiques, ou par pure xénophobie.
On ne veut plus les asservir. On veut qu’ils s’en aillent.
On les harcèle, on prend des mesures vexatoires à leur égard, on leur rend la vie impossible, on les interdit de résidence, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’ils partent. Ils sont devenus indésirables.
Mais il serait absurde de dire que du moment qu’ils ne sont plus asservis ou exploités ils ont retrouvé leur liberté !
Philosophiquement, il est important de distinguer clairement ces deux façons de perdre sa liberté politique : être asservi, être indésirable.
Elles sont différentes même si elles ont toutes sortes de liens entre elles.
En refusant d’accueillir généreusement ou en chassant les migrants qui viennent trouver du travail ou un refuge en Europe, c’est à leur liberté politique qu’on porte atteinte.
[1] Réfugiés espagnols : quand la France choisissait l’infamie