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EndNotes : « Dynamique et limites de la situation »
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Traduction du texte discuté lors des deux réunions qui se sont tenues à Thessalonique et Athènes, les 27 et 28 novembre dernier autour des camarades d’EndNotes.
Mise à jour de: “The Holding Pattern”
https://www.dropbox.com/s/w8ce97ciomy4crp/endnotes%20presentation_english.docx?dl=0
Présentations à Thessalonique et Athènes, 27 au 28 novembre 2015
Dans “The Holding Pattern”, dans EndNotes 3, nous avons suggéré que, tout comme les actions extraordinaires des états capitalistes depuis 2007 avaient réussi à geler le développement de la crise, les luttes de 2011-2013 étaient bloquées et incapables de s’aventurer au-delà d‘un plus petit commun dénominateur – le sentiment anti-austérité, anti-police et anti-corruption – dans le mouvement des places. Dans cet exposé, nous allons revisiter certains de ces thèmes.
Nous pouvons examiner la crise 2007/8 sous deux angles. D’un coté, ce fut vraiment la crise la plus profonde depuis la Grande Dépression. Une crise de proportions épiques. Mais d’un autre point de vue, cette crise ne fut rien de nouveau, simplement la dernière d’une longue série. Depuis 1973, les récessions sont de plus en plus longues et profondes, et les phases de croissance entre ces crises de plus en plus faibles. Les états ont mis en place des mécanismes pour gérer les crises récurrentes du capital, et ces mécanismes ont été rapidement mis en mouvement, encore une fois, en 2008. Ils ont misé sur les dettes privées comme sur les dettes publiques, comme ils l’avaient fait dans de nombreuses crises auparavant, mais cette fois à une échelle beaucoup plus grande: les sociétés financières se sont renflouées. Ils ont également dépensé de l’argent pour payer le chômage et d’autres prestations, comme ils l’avaient fait dans le passé, en dépit de la baisse des recettes de l’état. Pendant ce temps, les banques centrales prenaient des mesures extraordinaires. Elles ont baissé les taux d’intérêt à 0 %, offrant essentiellement aux banques privées de l’argent gratuit, puis elles ont commencé à prêter directement au secteur privé, soutenant le marchés des valeurs mobilières en devenant « dealers en dernier recours ».
Ces actions ont été efficaces: l’économie a été stabilisée; la spirale baissière a été interrompue. Le problème des pays à revenu élevé est maintenant que leurs économies ont vus leur croissance ralentir de plus en plus au cours des 40 ans avant le début de cette crise. Les taux de croissance ont chutés de 4,3 % dans les années 60 à 2,9 % dans les années 70, à 2,2 % dans les années 1980, puis à 1,8 % dans les années 90, jusqu’à 1,1 % dans les années 2000. Afin de soutenir les économies qui s’affaiblissaient, les gouvernements s’étaient déjà profondément enfoncés dans la dette dans les années 80, 90 et 2000: ils ont dépensé durant les périodes de ralentissement, mais omis de payer leurs dettes en période d’expansion décroissante. Ils entrèrent donc dans cette crise de 2007 avec des rapports dette/PIB très élevés. Les niveaux d’endettement en Espagne et au Royaume-Uni étaient respectivement de 36 et 44 % du PIB; taux qui ont augmenté à 98 et 90 % en 2014. En France, aux Etats-Unis et au Portugal, ils étaient déjà plus élevé, à environ 65 % du PIB, et ont maintenant atteint 95, 105, et 130 %. Pendant ce temps, en Italie et en Grèce, où les niveaux d’endettement étaient déjà à 100 % du PIB, ils ont augmenté à 132 et 177 %. Dans presque tous les pays que nous avons examinés dans EndNotes 3, en 2013, les niveaux d’endettement ont continué à augmenter. L’Allemagne est l’exception, seul pays à voir ses niveaux d’endettement baisser, de 80 % du PIB en 2010 à un niveau encore élevé de 73 % en 2014.
Pourquoi mesurer les dettes en pourcentage du PIB? La raison est simple: les gouvernements nationaux doivent payer leurs dettes à partir de l’impôt sur le revenu annuel total. Quand les niveaux d’endettement augmentent, une part plus en plus grande de ces recettes fiscales doit aller au paiement des intérêts sur les dettes, et au remboursement du capital. Les états dépensent vraiment d’énormes quantités d’argent, mais ils le font dans le seul but d’empêcher l’effondrement des économies. Après une période initiale de reprise partielle en 2010-11, les économies des pays à revenu élevé ont encore une fois connu une croissance de plus en plus lente. Les exceptions sont les États-Unis et le Royaume-Uni, où une petite reprise a eu lieu en raison d’une campagne massive d’assouplissement quantitatif. Bien sûr, cette reprise a eu peu d’avantages pour la plupart des travailleurs. Les taux de chômage sont restés élevés; En effet, au niveau mondial, la reprise a été largement « sans emploi »: si le taux de participation de la population active mondiale s’est stabilisé en 2013, et si certains pays ont vu une reprise de l’emploi, les projections actuelles de l’OIT prévoient des déclins continus à long terme. Partout en Europe continentale et au Japon, les taux de croissance sont restés extrêmement bas ou négatifs; ils stagnent depuis près d’un quart de siècle. Nonobstant les Abeconomics, le Japon est tout simplement ré-entré en récession technique. De nombreuses économies ont pas retrouvé les niveaux de PIB d’avant 2008; Celui de la Grèce a bien sûr été considérablement réduit.
Cette situation a produit la précarité des états. Après tout, la capacité de l’état à emprunter est basée sur une promesse de croissance future, à partir de laquelle il va payer ses dettes. Du fait d’une combinaison de niveaux d’endettement déjà élevés et d’une croissance très lente depuis la crise, les états se sont donc retrouvés piégés entre deux pressions opposées. D’une part, les gouvernements avaient besoin de dépenser beaucoup d’argent, et ils en ont encore besoin, pour éviter que la récession ne se transforme en dépression. D’autre part, les états ont déjà dépensé tant d’argent au cours des dernières décennies qu’ils ont très peu de marge. Nous soutenons que ce fut ce qui a déterminé la forme de la crise. Pourtant, au lieu de dépenser encore plus d’argent, ce qui aurait été nécessaire pour regonfler l’économie, les gouvernements des pays riches se sont engagés dans une période d’austérité. En bref, ils ont constaté que, une fois qu’ils avaient renfloué le secteur financier, ils avaient peu de choses à donner. Alors qu’ils étaient capables pendant un certain temps de maintenir les dépenses et la demande de l’économie, ces états ont dû commencer à réduire la voilure un peu trop tôt. Afin de prouver qu’ils avaient encore les mains sur le robinet, ce qui est nécessaire pour montrer à leurs créanciers qu’ils restent en contrôle de leurs finances, ces états ont annoncé puis initié des coupes massives dans les dépenses alors même qu’ils renflouaient les banques.
Bien entendu, les états ont réduit les dépenses exactement où on pouvait s’y attendre: les écoles et les hôpitaux, l’emploi gouvernemental, et de nombreux programmes de dépenses sociales. Ainsi, pour beaucoup de gens, la situation fut plus que dévastatrice. Ce fut le cas de beaucoup de gens qui se sont retrouvés sans travail; de personnes âgées qui, comme leur épargne-retraite perdait de la valeur, ont dû retourner au travail; des coûts de l’éducation et les soins de santé qui ont augmenté, tout comme les revenus des ménages étaient réduits, et ainsi de suite. Au-dessus de tout cela, le gouvernement semblait agir de façon apparemment « rancunière » envers la population. Il apparaissait à beaucoup que les responsables gouvernementaux avaient perdu la tête: après tout, n’auraient ils pas du faire payer les banques afin de renflouer les gens, plutôt que l’inverse? La principale explication offerte à l’époque fut que les gouvernements avaient agi de façon irrationnelle. Cela revint à dire que les états auraient pu agir mieux mais que pour une raison quelconque ils ne l’ont pas fait. Quelle en était la raison? Beaucoup ont fait valoir que les états agissaient de façon irrationnelle parce qu’ils avaient été « capturés » par les intérêts financiers. Ainsi les gouvernements n’agissaient plus au service de l’intérêt général, mais plutôt au service des super riches. La démocratie avait cédé la place à l’oligarchie. C’est de cette manière que la forme de la crise a déterminé la forme globale des luttes de cette époque: «la démocratie réelle contre l’austérité ». La véritable démocratie devrait, selon la logique de la contestation, être en mesure de forcer les états à intervenir dans l’intérêt de la nation plutôt que dans l’intérêt des copains capitalistes. Bien sûr, une fois les manifestants mobilisés, leurs luttes ont ensuite évolué de manière plus intéressante. En fait, il fut difficile pour eux de trouver une base commune pour ce rapprochement, car ils connaissaient la crise de façons diverses, certains pires que d’autres. Dans le même temps, les termes et les perspectives des vieux mouvements ouvrier étaient morts et enterrés, et ne ressusciteraient pas (contrairement à l’espoir de nombreux gauchistes). Ces perspectives ne servaient donc pas à unifier les manifestants. Nous dirions, en général, que ce que nous voyons est à bien des égards une perspective d’évolution anti-capitaliste spontanée, qui n’est pas encore une perspective communiste, et qui est déconnecté des vieilles histoires de gauche. Dans EndNotes 3 nous avons appelé cela «problème de composition»:
« Les « problèmes de composition » sont le nom donné au fait de composer, coordonner ou unifier les fractions prolétariennes, dans le cadre de leur lutte. Contrairement au passé – ou tout au moins, contrairement à des représentations idéales typiques du passé – il n’est plus possible de voir les fractions de classe comme unifiées, comme si leur unité avait été en quelque sorte donnée «en-soi» (comme unité du métier, de la masse ou comme travailleur « social »). Aujourd’hui, une telle unité n’existe pas; elle ne peut pas non plus être pressentie dans d’autres changements de la composition technique de la production. En ce sens, il n’y a pas de sujet révolutionnaire prédéfini. Il n’y a pas de conscience de classe « pour soi », comme conscience d’un intérêt général, partagé entre tous les travailleurs. Ou plutôt, une telle conscience ne peut être que la conscience du capital, ce qui unifie les travailleurs précisément en les séparant. »
Ce problème de composition se pose dans un contexte que nous avons décrit dans Endnotes 2comme dominé par l’existence simultanée de capital excédentaire et de prolétaires excédentaires. Nous nous concentrions sur l’apparition et l’expansion des populations excédentaires, comme l’incarnation humaine des contradictions du capital. Dans End Notes 4 nous avons répondu aux conceptions erronées de « population excédentaire » comme nouveau type de sujet unifié ou unifiable. Il avait été avancé que les populations excédentaires contribuaient peu directement à l’accumulation; il leur manquent l’effet de levier des travailleurs productifs traditionnels qui peuvent amener le système à s’arrêter en se retirant du travail. En outre, les populations excédentaires peuvent être marginalisées, emprisonnées, et ghettoïsées. Elles peuvent être achetées; leurs émeutes peuvent les amener à se brûler. Comment les populations excédentaires pourraient-elles jamais jouer un rôle clé dans la lutte de classe?
Les excédents de population ne nous donnent pas de réponse en tant que tels, mais ils nous aident à identifier la question. Dans la mesure où il faudrait trouver une réponse, nous parions que la façon de poser cette question – et donc la réponse attendue – se situera dans la façon dont se déroulent les luttes prolétaires spécifiques aujourd’hui, et c’est donc en grande partie sur elles que nous devrions concentrer nos analyses. Dans les mouvements de 2011-13, il a semblé que la négociation souvent sans fin du problème de la composition ait produit une unité très faible. Les campements du mouvement des places ont été en grande partie consacrés à la tâche infinie de découvrir une base commune d’action. Les gauchistes ont souvent critiqué cela comme réductible à une sorte de confusion idéologique ou d’erreur. Mais l’absence ou la faiblesse de la revendication a été un point de départ plus ou moins inévitable pour ces luttes, donné par la fragilité de leur composition. Dans la mesure où l’unité pouvait être découverte, elle était implicitement populiste, définie par son opposition à l’état en tant qu’ exécutant irrationnel ou corrompu de l’austérité.
Mais la forme d’apparition de la crise n’était pas son essence. En réalité, les gouvernements n’ont pas agi de façon irrationnelle à la suite de la crise. Comme nous l’avons soutenu dans «The Holding Pattern», les états agissaient effectivement en position de faiblesse: les mécanismes anciens de gestion des crises se heurtent à leurs propres limites, en raison d’une combinaison de plusieurs décennies de ralentissement de la croissance et de la hausse des niveaux d’endettement. Dans un monde à très haut niveau de dette totale, y compris les dettes des gouvernements, des entreprises et des ménages, préserver la promesse de base du système financier – que ces dettes soient remboursées – a été et doit être l’objectif principal des états, s’ils veulent sauvegarder l’économie d’un retournement (ce que, bien sûr, ils font). Dans la presse financière, tout cela vient seulement d’être découvert. Les savants proches des milieux politiques clés sont en train de découvrir ce qui était juste sous leur nez, tout le temps: l’économie vit ce qu’ils appellent « la stagnation séculaire ». En clair, l’économie a connu une croissance de plus en plus lente. Dans des conditions de croissance lente, les états se rendent compte qu’ils ont très peu de marge de manœuvre pour faire face aux événements catastrophiques à venir, que ce soit de futures crises économiques, ou les conséquences déjà perceptibles du changement climatique mondial. Le capitalisme de croissance lente produira également des niveaux d’inégalité toujours plus hauts, comme Thomas Piketty l’a désormais fait valoir de façon célèbre (dans un recyclage de vieilles vérités marxistes). Ainsi les riches resteront riches et les pauvres resteront pauvres, tandis qu’une part croissante de tous les revenus iront vers les riches héritiers. Nous revenons lentement mais sûrement à un monde dans lequel la puissance personnelle de la richesse héritée remplace un monde où l’argent circule comme un maître impersonnel. Ces conclusions pessimistes sont en train de devenir tout à fait communes, ce qui n’était pas encore vrai lorsque nous avons écrit « Holding Pattern », marquant une transition importante dans le discours public. Un compréhension croissante – bien que dans une petite partie de la population encore, dans les pays riches- que l’état, même un véritable état démocratique, ne peut pas nous sauver -la reprise ne viendra pas, en tout cas – et que donc nous devons trouver une autre façon de rendre la vie vivable; nous avons besoin de trouver une nouvelle voie à suivre.
Pourtant, très réellement, nous restons englués dans la même situation, économiquement et socialement, que celle de 2011 (même si, d’une manière parfois souterraine, beaucoup de choses changent et se développent). Bien que cela n’a pas produit de restructuration, le mode de gestion de la crise a au moins endigué l’hémorragie. Les luttes de 2011-12 ont eu lieu à grande échelle, mais en raison des actions décisives de l’état, ce qui limitait la crise, ces luttes furent limitées. Pourtant, comme en 2012, il reste que l’actuelle situation d’attente ne devrait pas durer. Tout d’abord, il pourrait très bien y avoir une autre éruption, en provenance des pays riches. L’essentiel ici, dont nous devrions certainement parler, est la courante et maintenant définitive aggravation de la crise en Grèce, avec son potentiel de débordement des très endettées et très lentement croissantes France et Italie, frappant efficacement la zone euro.
La deuxième source possible d’une éruption a à voir avec les retombées des programmes dits d’ «assouplissement quantitatifs». Les banques centrales des États-Unis et du Royaume-Uni, et maintenant d’ Europe et du Japon, ont pris des mesures précisément là où les états ont échoué à le faire. En l’absence de nouvelles dépenses du gouvernement, les banques centrales ont entrepris une forme faible, mais équivalente d’intervention. En substance, les banques créent de l’argent, l’utilisent pour orienter les investisseurs sur des actifs sûrs, comme les obligations d’État, et des actifs plus risqués, comme le marché boursier. Les banques centrales tentent de partiellement regonfler les bulles. Mais l’assouplissement quantitatif a eu des effets contradictoires. D’une part, il a poussé des tonnes d’argent vers les pays à faible revenu. Ce fut l’une des raisons pour lesquelles ces pays ont été en mesure de répondre à la crise d’une manière différente, l’engagement plutôt que l’austérité, dans des campagnes de dépenses massives. Dans le même temps, il a fait grimper les prix des denrées alimentaires et du carburant dans le monde entier. Ce qui a répercuté la crise directement sur la vie des plus pauvres du monde, qui ont déjà du mal à joindre les deux bouts, déclenchant les émeutes de la faim qui ont précédé le printemps arabe. Il est possible que lorsque l’assouplissement quantitatif touchera à sa fin, comme il menace maintenant de faire, cela causera encore des ravages sur les économies des pays pauvres, qui montrent déjà des signes d’affaiblissement substantiel.
Voici une troisième source plausible de la fin du « circuit d’attente »: que la crise des pays riches soit étendue aux pays les plus pauvres. Que la crise soit si longue à s’étendre des pays riches vers les pays pauvres a des précédents historiques. Rappelons que la crise de la dette du Tiers-Monde 1982 est arrivée 9 ans après le début de la crise dans les pays riches, en 1973. Nous assistons maintenant à des ralentissements massifs en Chine, en Russie, au Brésil et en Afrique du Sud, bien que l’Inde ait continué à croître. Le vrai danger, ici, serait que les bulles soufflées par le gouvernement chinois puissent éclater. L’action de l’état chinois, sera t-elle en mesure d’empêcher la déflation actuelle des bulles d’actifs de devenir une énorme crise? Quel seront les répercussions pour les personnes vivant dans d’autres pays à faible revenu, qui jusqu’à présent se sont appuyés sur une demande massive de la Chine pour garder leurs économies en pleine croissance? Quels seront les effets sur l’économie mondiale? Le fait est que les pressions que nous avons décrites dans« the holding pattern » continuent à s’appliquer, bien que la compréhension par le public de cette situation a évolué. Nous restons pris dans la tourmente d’un accident de train au ralenti. Les gens continuent à fantasmer sur ce qui pourrait être fait pour empêcher cet accident de se produire, si en quelque sorte, toutes les limites qui empêchent une action coordonnée étaient soudainement levées. Mais alors que les économistes marxistes imaginent des façons de «sauver le capitalisme européen de lui-même « , le train continue sur sa lancée. L’économie mondiale est une énorme interrelation organique de milliards de personnes. Ce processus prendra du temps.
Mise à jour des luttes.
Nous avons écrit « the Holding Pattern » à un moment qui, avec du recul, semble avoir été la fin d’un point élevé dans le mouvement des places, un dernier souffle, juste avant que les choses commencent à se désagréger. A l’époque ou nous l’avons écrit, Tahrir et les places Syntagma, la Puerta del Sol, Oscar Grant Plaza et le parc de Zuccotti avaient tous été expulsés avec violence, avec quelques signes avant coureurs qu’ils seraient récupérés par la police. Ce ne fut pas la répression externe, mais des faiblesses internes que nous avions identifiés comme les raisons de la défaite de ces mouvements: leur incapacité à établir une véritable unité au-delà de la gestion quotidienne des campements. Toutefois, l’occupation de Gezi Park à Istanbul, qui commençait juste quand nous écrivions « the Holding Pattern », semblait indiquer que peut-être au niveau mondial l’élan n’était pas épuisé. Nous concluions alors en nous demandant si les mouvements se poursuivraient sur la base de leur faible unité, et donc continueraient à être battus, ou s’ils pourraient trouver de nouvelles formes de lutte. Pourtant, au moment ou EndNotes 3 était publié cette conclusion, même ambivalente, commençait à apparaître trop optimiste. Pour le coup d’état de Sissien Egypte – drapé dans le manteau de la place Tahrir – la fusillade de masse fut introduite pour la première fois au répertoire de ces mouvements. L’année suivante vit une autre place ensanglantée à Maidan, cette fois défendue par les fascistes. Peu de temps après « Occupy Bankok », organisé par chemises jaunes royalistes, réussi à provoquer un coup d’état militaire en Thaïlande. Beaucoup conclurent que nous étions entrés dans une période de réaction, où les idées et les formes du mouvement étaient affectés par des forces complètement obscures.
Cette conclusion, cependant, s’est avérée être prématurée. Car en fait plusieurs des mouvements que nous décrivions dans « the Holding Pattern » survécurent, et même ceux qui n’ont pas continué à inspirer des mouvements similaires dans les années qui suivirent. Cela n’est pas surprenant, puisque la cible principale de ces mouvements – l’austérité – n’a fait que s’accroitre, avec son pendant, la corruption. En Espagne, le mouvement du 15 mai a largement évité les revers subis ailleurs, car il fut capable de se propager au-delà de l’occupation des places initiale dans des assemblées et des réseaux de militants ouvriers dans tout le pays. En opposant le parlement, zone d’intrigue vénale, à la place comme zone de transparence et d’action exemplaire, les occupations ont été en mesure de se présenter comme quelque chose de frais et d’excitant, et l’austérité comme un symptôme de la corruption: il était clair que les politiciens faisaient des coupes budgétaires parce qu’ils étaient à la solde des banquiers, du coup, la place serait rendue incorruptible par une interdiction totale des partis politiques.
La Puerta Del Sol a été la plus explicitement anti-politique des places. Pourtant, comme le 15 Mai refluait, une grande partie de cette énergie finissait par couler dans une direction parlementaire quand Podemos et Ganemos commencèrent à grimper dans les sondages. Ici et en Grèce la logique de la lutte contre l’austérité a été amenée à son inévitable conclusion: si l’état agit de façon irrationnelle en imposant l’austérité à la population, il faut prendre la relève et corriger cette erreur. Dans un développement apparemment paradoxal, l’anti-politique des places est ainsi devenue la politique anti-politique d’une nouvelle vague de formations politiques. Dans ce processus, ces mouvements ne se contentaient pas de trahir leurs racines, mais assumaient les limites de la politique de l’indignation. Podemos a vite découvert que le droit pouvait également exploiter le dégoût des partis politiques établis, en divisant le vote anti-corruption. Et quand les militants des mouvements ont effectivement réussi à se faire élire, ils ne purent plus simplement blâmer l’austérité à partir de la corruption, car ils trouvèrent qu’il n’y avait vraiment effectivement plus d’argent dans les budgets municipaux, ceux des comtés et de l’état. Même quand Syriza a été élu au plus haut niveau de gouvernement, ils ne purent que contrer les créanciers fauteurs d’austérité avec la suggestion d’un excédent budgétaire légèrement inférieur.
D’autres nouveaux mouvements ont empruntés les formes et les tactiques de la vague 2011-12, tout en évitant la voie parlementaire. Le mouvement étudiant massif qui a explosé au Chili en 2013 a mis en place des assemblées publiques sur le modèle du 15 mai et s’est inspiré du Québec. En début de 2014, des grèves en Bosnie ont conduit à un soulèvement dans lequel de nombreux bâtiments gouvernementaux ont été incendiés. Des assemblées régulières ou «plénums » ont émis un flux ahurissant de revendications au cœur de ce qui était un rejet du système corrompu de l’ethno-nationalisme. Ce mouvement se référait explicitement aux printemps arabe et au 15 mai, ainsi qu’aux occupations étudiantes croates de 2010. A l’automne 2014, une grève étudiante à Hong Kong, associée à un groupe pro-démocratie, « Occupy centrale avec l’amour et la paix», occupait le quartier central des affaires, attirant 100.000 personnes à son apogée. Dans ces mouvements, anti-austérité et anti-corruption ont continué à être les thèmes dominants, de même que la qualité exemplaire des occupations elles-mêmes, qui ont réussi à préserver leur innocence en gardant une distance avec la politique électorale. Cela est resté vrai aux États-Unis avec le bref revival « Occupy » à New York lors de l’ouragan Sandy: les organismes d’Etat qui s’étaient révélés incapables lors de Katrina furent directement remplacés par l’action directe organisée via les réseaux décentralisés.
Dans «Holding Pattern » nous nous sommes concentrés sur une limite interne de ces luttes: le fait que les occupants n’ont pu réaliser qu’une faible unité sur la base des exigences pratiques et de leur aspiration commune à l’unité. En réalité, ils ont constaté qu’ils étaient profondément divisés, tant en termes de situations objectives que de leurs idées politiques et religieuses, et que ces divisions pouvaient parfois jouer dans un conflit violent sur les places. Dans la lutte qui a suivi, ces divisions se sont parfois intensifiées. Ainsi, les fascistes Maidan imposèrent des règles pour la participation des gauchistes, anarchistes et libéraux, mais on savait que leur alliance fragile ne durerait que le temps durant lequel leur ennemi commun Ianoukovitch serait au pouvoir. Au Moyen-Orient, à l’exception notable de la Turquie, les différences ethniques et religieuses qui semblaient initialement devoir être sublimées sur les places se sont souvent amplifiées au long des occupations, et ont éclaté en conflit ouvert chaque fois (comme en Tunisie et en Egypte) qu’ils ont réussi temporairement à renverser le gouvernement en place.
Mais le résultat de ces mouvements pointe vers une autre limite que nous annoncions dans«Holding Pattern » : la géopolitique. Différentes puissances ont réussi à profiter des situations déstabilisées. A Maidan, les tensions entre nationalistes et pro-européens libéraux couvaient depuis des mois, mais n’eurent pas beaucoup le loisir de jouer, car dès que Ianoukovitch démissionnait, la Russie – confrontée à la perspective de l’extension de l’UE et de l’OTAN dans un autre pays dans son «étranger proche» – envahissait la Crimée et commençait une guerre par procuration dans l’Est de l’Ukraine. À ce moment là, la rébellion était devenu guerre civile. En Egypte, les conflits entre les radicaux et les frères musulmans, ou entre les musulmans et les coptes, qui s’étaient développés à la suite de la chute de Moubarak, ont finalement été immergés dans un grand jeu de puissance régionale, quand le soutien financier de l’Arabie permit à l’état de l’Egypte de se rétablir. Ailleurs, de la Syrie à Bahreïn, au Yémen et en Libye, les espoirs du printemps ont été étouffés dans la guerre civile, l’intervention militaire ou les deux.
Une autre limite géopolitique, moins « guerre froide», fut bien entendu atteinte par ces déviationnistes parlementaristes: Syriza. Là aussi, ce fut finalement l’hégémonie régionale qui décida du sort des mouvements, ce qui ressort des assemblées et des référendums. Pour comprendre la nature tiède des propositions de Syriza (un excédent budgétaire de 3% plutôt que 4%), il faut voir qu’il s’agit plus que d’une simple question de déséquilibres économiques structurelles dans la zone euro: le fait est que les intérêts des contribuables allemands entraient réellement en conflit avec ceux des employés du gouvernement grec. Le fait est que pour de nombreux pays, dans une économie mondiale de plus en plus interdépendante, il n’y a aucune autre option que la course à la richesse mobile des créanciers. Les services sociaux de base qui, traditionnellement, étaient financés en taxant les riches sont de plus en plus financés, du moins à court terme, en leur empruntant – et en payant des intérêts pour le service! Les revendications accrues des chômeurs vers l’état, durant une crise, coïncident alors avec la pression accrue des créanciers, qu’ils soient nationaux ou internationaux. Syriza ne peut rien faire, car la Grèce ne peut pas se nourrir sans aide financière extérieure, et comme les événements de l’été l’ont montré, le moindre signe de défaut unilatéral épuiserait le pays du revenu imposable. Peut-être que la seule option, que le chef de la Commission européenne a annoncé par rapport au vote «non», était de «choisir le suicide plutôt que la mort ».
Récemment, un équivalent de l’évolution Syriza a eu lieu au Royaume-Uni avec l’arrivée choc à son leadership d’un membre de l’aile gauche du parti travailliste, longtemps marginalisé. Les discours politiques qui ont accueilli ces développements se sont usés eux même de vides élucubrations rhétoriques sur l’ancien et le moderne, mais ce qui est certain, c’est que la composition sociale qui a propulsé Jeremy Corbyn à la victoire n’est pas celle qui avait soutenu Tony Benn dans les années quatre-vingt. Les freins institutionnels ont bien sûr essayé de stopper ce surgissement, et sont susceptibles d’y parvenir. Mais un parti qui a déjà été considéré comme un cadavre pendant des années peut-il éviter une perte encore plus grande de sa légitimité dans le processus? La question clé pour la souche actuelle de la politique anti-politique demeure: combien de navires se brisant sur les rochers faudra t-il pour produire quelque chose de qualitativement différent, et est-ce que cela aura lieu?
Cette analyse n’est pas que nous devons simplement attendre que le « Holding Pattern » actuel arrive à son terme. Il s’agit d’identifier d’une manière stratégiquement utile ce que sont la dynamique et les limites de la situation, de façon à être en mesure d’agir avec clarté. L’identification des limites n’est pas une question purement négative pour la localisation des contraintes à l’action, diagnostiquant de façon pessimiste pourquoi nous ne pouvons pas aller plus loin. Le problème est d’identifier les conditions déterminées du présent, et c’est la base positive pour savoir quelle action doit se produire. Dans le contexte actuel, nous avons vu les modes dynamiques de lutte en développement, tels que ceux autour du Black Lives Matter qui est important aux États-Unis. Cela construit à la fois des relations humaines et des possibilités discursives qui ont été ouverts au cours des dernières vagues de luttes; ils ont dépassé certaines faiblesses d’Occupy, tout en les réinventant par d’autres moyens. Bien que de diverses manières leur contenu est resté dans un cadre démocratique radical, ils se sont déplacés au-delà de l’occupation pour développer des tactiques de confrontation. Bien qu’il existe de nombreux dangers à l’horizon, il est clair que le moment reste gros de possibles.