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Pourquoi Philippe Val est l’ennemi de la sociologie
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.lesinrocks.com/2016/01/04/idees/les-regles-de-la-methode-sociologique-11795583/
Contre Philippe Val et tous ceux qui dénoncent la sociologie et sa prétendue culture de l’excuse, Bernard Lahire dresse un éloge précieux et lucide de sa discipline dans son nouvel essai Pour la sociologie. Une mise au clair bienvenue dans le concert des voix ignorantes.
La sociologie a mauvaise presse. Il suffisait de lire et d’entendre certains commentateurs après les attentats de novembre pour prendre la mesure du rejet diffus et obsessionnel dont elle fait l’objet. Un rejet indexé à la prétendue “excuse” que son discours serait censé porter. Cette science est accusée de justifier ou d’excuser tout à la fois le terrorisme, la délinquance, les troubles à l’ordre public, le crime, les incivilités ou l’échec scolaire.
“Accusée d’excuser”, selon la formule de Bernard Lahire dans son nouvel essai Pour la sociologie, cette science du social est ainsi largement mise en examen aujourd’hui. De Philippe Val à Manuel Valls, nombreux sont ceux qui affirment sans cesse ne pas croire à la culture de l’excuse sociologique, comme s’ils refusaient d’essayer de comprendre et d’éclairer les logiques d’un acte individuel, fût-il objectivement monstrueux. Sans être nouveau, déjà perceptible depuis le milieu des années 1990 (Tony Blair, à l’avant-garde d’une gauche européenne sécuritaire, déclarait dès 1998 vouloir “rompre avec la culture de l’excuse”, dans la lutte contre la délinquance), ce rejet de la culture de l’excuse se répand de plus en plus depuis un an.
Juger des individus et pas une histoire collective
Ces types de discours anti-sociologiques prônent la responsabilité individuelle comme base de toute morale, et défendent la même philosophie du sujet libre, conscient et responsable de ses actes. Ce fut le leitmotiv de Philippe Val (Malaise dans l’inculture, paru l’an dernier) mobilisé contre ce qu’il appelle le “sociologisme”. De quoi faire frémir Lahire. Outre de tailler un costard sur mesure au pamphlétaire patenté, le sociologue énonce clairement les règles et les mérites de l’approche sociologique dans le champ du savoir. Et déconstruit les principes de toute philosophie du sujet libre, qui n’est que “le prolongement de la philosophie judiciaire de base” : juger des individus et pas une histoire collective, un cadre général, des groupes, des institutions ou des politiques publiques (sur ce point, on pourra lire aussi avec intérêt le nouvel essai de Geoffroy de Lagasnerie, Juger, qui paraît le 11 janvier chez Fayard)
Philippe Val, l’ennemi de la sociologie
Les ennemis de la sociologie, dont Val serait l’idéal-type, veulent penser les individus comme des atomes isolés, libres, autonomes et responsables. Fâchés avec sa volonté de comprendre, ils reprochent à la sociologie de déposséder les individus de toute liberté et de toute capacité de choix. Leur combat contre la sociologie consiste de manière caricaturale, rappelle Lahire, à “faire porter à la société ou au système toute la responsabilité des malheurs du monde”. Le travail des sociologues consisterait ainsi “à instruire à charge les dominants pour justifier la violence des dominés”. Ce qu’il y a “d’habilement retors dans ce propos, souligne Bernard Lahire, c’est qu’il soutient que restaurer la dignité des dominés passe par le fait de les rendre intégralement responsables de leurs actes, de considérer ceux-ci comme des choix conscients, intentionnels”. Au fond, “Val s’adresse aux dominés en leur demandant d’être dignes et d’accepter de porter bravement, dignement, la responsabilité de tout ce qui leur arrive.”
Ce que Bernard Lahire démontre calmement et simplement, c’est que si Val et ses épigones s’intéressaient à la réalité telle qu’elle est, et non telle qu’ils la rêvent, ils apprendraient par exemple “que la majorité des vies que l’on juge professionnellement réussies ont des conditions sociales de possibilité et n’adviennent pas dans un vide social”. Lahire parle de “la blessure sociologique” pour expliquer en quoi elle fait tomber l’illusion selon laquelle chaque individu serait un atome isolé, libre et maître de son destin. Comme toute blessure, elle reste difficile à cicatriser pour ceux qui se refusent à admettre le trouble de son emprise. “La sociologie provoque la colère de tous ceux qui ont intérêt à faire passer des vessies pour des lanternes : des rapports de forces et des inégalités historiques pour des états de fait naturels, et des situations de domination pour des réalités librement consenties.”
Confondant recherche des causes et attribution des fautes, ces discours anti-sociologiques font appel au bon sens (ce sont les terroristes qui sont responsables des attentats ; qui oserait les contredire ?). Or, si comprendre n’est pas juger, “juger (et punir) n’interdit pas de comprendre”.
La sociologie ne se réduit pas à l’étude des collectifs
Contrairement à ce que croient ses opposants, la sociologie ne se réduit pas à l’étude des collectifs. Une telle caricature (le discours sur le système) “laisse pantois les sociologues qui étudient les effets différenciés et conjugués du sexe, de l’âge, de l’origine sociale…” On a fini part oublier que Durkheim a inauguré cette science par un travail statistique sur un acte considéré comme l’acte personnel par excellence : le suicide. Ce que souligne Lahire, c’est qu’on confond souvent le déterminisme avec le caractère prévisible des événements. “Or il va de soi que les sciences du monde social ne mettent pas en évidence des causalités simples, univoques et mécaniques, qui permettraient de prévoir avec certitude les comportements comme on peut prévoir la dissolution du sucre dans l’eau ou la chute d’une pomme se détachant de l’arbre”.
Chaque acte procède d’une “interaction” entre des dispositions plus ou moins fortement constituées au cours de la socialisation passée et un contexte extérieur qui pèse plus ou moins fortement sur l’individu. Mais chaque individu est trop “multisocialisé” et “multidéterminé” pour qu’il puisse être conscient de l’ensemble de ses déterminismes. Le travail des sciences sociales consiste ainsi à tenter de démêler les fils au cœur d’un entrelacement de déterminismes obscurs, de dénis involontaires et de choix affirmés.
“Contextualiser, historiciser, relier”
Elle tend à cet éclaircissement à travers une triple opération : “contextualiser, historiciser, relier”. C’est ainsi que la sociologie aide à“rompre avec les fausses évidences”. Elle historicise des états de faits tenus pour naturels ; elle “déssentialise” les individus qui ne sont devenus ce qu’ils sont que “reliés à toute une série d’autres individus, de groupes et d’institutions” ; elle compare et met en lumière les transformations de phénomènes considérés comme éternels ou invariants. La sociologie pense au fond “relationnellement” ce qui est généralement pensé “substantiellement” par la perception préscientifique du monde. Bref, elle défait les discours d’illusion.
Or, en défaisant les discours d’illusion, en rappelant que la responsabilité individuelle ne suffit pas à couper court à toute explication, la sociologie conserve pour beaucoup sa nature scandaleuse. Depuis sa naissance à la fin du 19ème siècle, jusqu’à l’élargissement continu de ses approches, elle bute sur la naïveté de ceux qui préfèrent juger sans comprendre. Le mérite de Bernard Lahire est faire d’une piqure de rappel à vocation purement pédagogique un vrai manifeste pour une science qui tire sa vertu de sa part scandaleuse.
Jean-Marie Durand
Bernard Lahire, Pour la sociologie, Et pour en finir avec une prétendue “culture de l’excuse” (La Découverte, 160 p, 13,50 €, sortie le 7 janvier)