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Qui pilote la loi El Khomri ?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://alencontre.org/europe/france/france-qui-pilote-la-loi-el-khomri.html
Par Michel Husson
«C’est une loi écrite en chambre, dans une absence totale de transparence, entre Matignon et le directeur de cabinet de Myriam El Khomri», déclare à Libérationun socialiste agacé [1]. Le directeur de cabinet en question s’appelle Pierre-André Imbert (voir photo), et sa trajectoire a un intérêt sociologique, car elle éclaire un peu la question que beaucoup se posent: comment le gouvernement français a-t-il pu se rallier corps et âme à la doctrine néo-libérale?
Première période:
une jeunesse hétérodoxe
Pierre-André Imbert est un économiste de 45 ans. Nanti d’un diplôme d’économie du travail et des politiques sociales et d’un MBA de l’ESCP-EAP [2], il devient enseignant-chercheur à l’Université Paris 1. Ses publications sont marquées par l’hétérodoxie, par exemple un article [3] où il montre «comment la décentralisation de la négociation collective favorise la dualisation de certaines économies». Il contribue à l’éphémère revue Pétition, ainsi qu’à un ouvrage collectif (Contre la dictature des marchés) publié par Attac dont il est membre du Conseil scientifique. En 2001, Imbert co-signe une note de la Fondation Copernic [4], Pour un plein emploi de qualité, qui se présente comme une critique du social-libéralisme, et plus particulièrement du rapport Pisani-Ferry [5] sur le plein emploi. Dans un article [6] du Monde diplomatique co-signé avec Liêm Hoang-Ngoc, Pierre-André Imbert préconise entre autres le passage aux 35 heures qui «permettrait d’enclencher une dynamique globale de créations d’emplois stables et à temps complet».
Imbert participe aussi au lancement, avec Liêm Hoang-Ngoc, de l’Appel des économistes pour sortir de la pensée unique. Voici comment Libération [7] rend compte de sa genèse: «Place de la Bastille, décembre 1995. En revenant d’une manifestation, deux jeunes gens, Liêm Hoang-Ngoc, 31 ans, et Pierre-André Imbert, 25 ans, débattent et s’interrogent sur leur propre utilité dans le mouvement social. Chercheurs en économie, ils pestent contre la façon dont les médias «se servent du discours économique pour dénoncer l’irrationalité de la colère du peuple». La majorité des experts interrogés par la presse, qu’ils soient de droite ou de gauche, défendent en effet le plan Juppé de rationalisation des dépenses de santé. Nos deux manifestants décident de faire quelque chose». Dans ce même article, Imbert explique qu’il fait partie «d’une génération qui n’a connu que la crise et qui n’a pas participé aux batailles des années 70; aucun d’entre nous n’a eu l’expérience du pouvoir socialiste, dont la politique économique est pour nous un échec patent.»
En 1997, la gauche arrive au pouvoir. Parallèlement à ses activités académiques et militantes, Imbert, qui est aussi militant socialiste, plutôt à son aile gauche, devient conseiller auprès du Président de la commission des finances de l’Assemblée nationale, en l’occurrence Henri Emmanuelli [8], poste qu’il occupera jusqu’en 2002.
Deuxième période: le conseil au patronat
Après la chute de la gauche, Imbert doit se reconvertir. Après un passage de quelques mois au cabinet Apex qui travaille pour les comités d’entreprise, il est recruté par le cabinet Altedia qui conseille les entreprises (dont plus de 80 % du CAC 40) pour les restructurations, la gestion des carrières et la communication. Le cabinet est présidé par Raymond Soubie qui conseillera le gouvernement Raffarin pour la réforme des retraites. En 2005, Soubie vend Altedia, tandis qu’Imbert gravit les échelons au sein du cabinet: il devient Senior Project Manager puis Business Unit Manager au sein du département «Ingénierie sociale, restructurations et réindustrialisation». A ce titre, il est amené à gérer «les plus grosses restructurations de ces dernières années» précise son portrait dans Liaisons Sociales Magazine [9]. Début 2011, Imbert passe au cabinet Alixio, nouvelle propriété de Soubie, puis devient son directeur général adjoint jusqu’au retour de la gauche au pouvoir, en mai 2012.
Cependant la reconversion ne se sera faite que progressivement: en 2004, Imbert a déjà été recruté depuis un an chez Altedia, où il accompagne les réorganisations d’entreprises. Mais la discordance des temps fait que paraît dans la revue Projetun article [10] où il se présente encore comme «économiste et militant socialiste» et où il fustige la «pensée borgne», à savoir le «social-libéralisme».
C’est une critique sévère qui révèle un certain degré de schizophrénie. D’un côté, Imbert «accompagne» les réorganisations d’entreprises au service du patronat ; de l’autre il réitère sa dénonciation du social-libéralisme: «Partir des souffrances vécues dans l’exercice de son travail (l’exploitation) ou dans l’absence de travail (l’exclusion), les relier à la nature du système économique, développer des sphères de dépassement de ces rapports sociaux constituent un manque cruel du social-libéralisme. C’est en articulant une critique sociale du capitalisme, appuyée sur la dimension structurante du conflit capital/travail, et une critique fondée sur l’épanouissement de l’individu dont les dimensions relationnelles et spirituelles sont niées par la standardisation et la marchandisation, que le socialisme a puisé sa force. Oublier l’une de ces deux dimensions en fait une pensée borgne et en réduit la portée émancipatrice.»
Troisième période: l’homme des «réformes»
En 2012, François Hollande est élu président. Imbert quitte alors Alixio pour devenir conseiller technique sur les entreprises et les mutations économiques auprès du nouveau ministre du travail, Michel Sapin. Il a été repéré par la «task force sociale» du candidat. En avril 2014, Imbert devient directeur adjoint du cabinet du nouveau ministre du travail, François Rebsamen, puis son directeur de cabinet quatre mois plus tard. Il conservera ce poste lors de la démission de Rebsamen en août 2015 et son remplacement par Myriam El Khomri. Durant toute cette période, Imbert «joue les pompiers» chez PSA [plusieurs milliers de suppressions d’emploi mais 101 licenciements invalidés par les prud’hommes de Bobigny] et Mory-Ducros [2800 licenciements mais le plan social sera annulé par le Conseil d’État].
Imbert «met en musique» la loi de sécurisation de l’emploi, et se congratule auprès de la journaliste de Liaisons sociales: «avant, les procédures étaient conflictuelles et n’en finissaient pas. Aujourd’hui, le taux de contestation des PSE [Plan de sauvegarde de l’emploi] a été divisé par quatre». Et le panégyrique continue: «travail du dimanche, compte personnel de formation, réforme du ministère, pas question de ralentir le rythme ! prévient ce gros bosseur. Ce n’est pas parce qu’on est à mi-mandat qu’il n’y a plus d’idées à mettre en œuvre. Pour dérouler sa feuille de route, le ministre peut compter sur lui».
Imbert est donc l’homme-clé dans la genèse de la loi El Khomri. On peut penser qu’il va avoir à «gérer» un vaste mouvement social et qu’il va donc vers une épreuve du feu où «jouer les pompiers» risque d’excéder ses compétences. Mais, comme la fuite en avant du gouvernement dans une «pensée borgne» (et peut-être même aveugle) conduit tout droit à la perte du pouvoir, Imbert prépare sa sortie. Selon l’Opinion, il devrait quitter son poste de «dircab» avant la fin de l’année, pour prendre la tête de la Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) [11]. Mais pourra-t-on remplacer un serviteur de l’Etat aussi doué ?
Les ressorts d’une trajectoire
Au-delà du cas personnel, cet itinéraire est révélateur de la capacité de la bourgeoisie à recruter les individus utiles à la gestion de ses intérêts. Elle sait utiliser les compétences et proposer des transactions tentantes. Il n’est pas facile d’assumer une fonction d’intellectuel critique ni de résister aux sirènes de l’ascension sociale. Le goût – ou l’illusion – du pouvoir, Imbert l’acquiert auprès d’Emmanuelli, président de la Commission des finances, ce qui n’est pas rien. Mais, comme les politiques menées dans ce cadre ne sont pas fortement ancrées à gauche (c’est un euphémisme), cette période d’apprentissage développe une sorte de neutralité technocratique.
Quand ce poste intéressant est perdu, il faut se reconvertir et on fait valoir le capital acquis depuis l’école de commerce jusqu’à la gestion sociale-libérale, en sautant par-dessus la période hétérodoxe. Le travail dans un cabinet lié aux comités d’entreprise n’offrant sans doute pas de perspective de carrière suffisamment stimulante, on passe de l’autre côté: après tout, il s’agit dans les deux cas d’animer le «dialogue social». Mais, au-delà de cette trajectoire individuelle, la possibilité même de ce passage signale la perméabilité entre la sphère du parti socialiste et les institutions au service du patronat. Les restes de pensée critique s’estompent et on accumule un savoir-faire que l’on va pouvoir valoriser au service d’un ministère supposément de gauche, comme si cela revenait à renouer le lien avec ses premières amours. L’aspiration individuelle à la cohérence rejoint alors la prétention du gouvernement à se réclamer de la gauche: on n’a renoncé à aucune de ses convictions de gauche puisqu’on continue sa carrière «à gauche».
Mais tout cela n’est possible qu’en raison de la profonde interpénétration entre les «fonctionnaires» du Parti socialiste et ceux de la bourgeoisie, qui parlent le même langage et partagent au fond la même vision du monde … et de leur propre place dans ce monde. Tout cela ne suffit certes pas à rendre compte de l’incroyable alignement du gouvernement français sur les conceptions néo-libérales qui est, de surcroît, électoralement suicidaire. La raison de fond est sans doute que les transformations du capitalisme, et sa crise, ont totalement rétréci le champ de la social-démocratie. Mais les formes phénoménales de cet alignement permettent aussi d’éclairer ce mouvement.
Notes
[1] Lilian Alemagna , Laure Bretton et Amandine Cailhol, «Loi El Khomri: procession libérale», Libération, 26 février 2016.
[2] L’ESCP-EAP (European School of Management) est le résultat de la fusion en 1999 de l’Ecole supérieure de commerce de Paris et de l’École européenne des affaires, appartenant toutes deux à la Chambre de commerce et d’industrie de Paris (source: Wikipedia).
[3] «Normes du travail, formes et modes d’emploi, relations professionnelles», Economies et sociétés, tome XXXII, n° 3, mars 1998.
[4] Fondation Copernic: Pour un plein emploi de qualité. Critique du social-libéralisme, à propos du rapport Pisani-Ferry, 2001.
[5] Jean Pisani-Ferry, Plein emploi, rapport du Conseil d’Analyse Economique n° 30, 2000.
[6] Liêm Hoang-Ngoc et Pierre-André Imbert, «Cinq leviers pour l’emploi», Le Monde diplomatique, octobre 1996.
[7] Pascal Riché, «Ces jeunes économistes qui ruent dans les brancards de l’orthodoxie», Libération, 5 février 1997.
[8] Emmanuelli, ayant provisoirement démissionné de son mandat de député avant de le retrouver, sera remplacé par Augustin Bonrepaux entre janvier 1998 et février 2000. En 2002, il fondera le courant «Nouveau Monde» au sein du Parti socialiste, avec Jean-Luc Mélenchon.
[9] Emmanuelle Souffi, Liaisons sociales Magazine, 3 octobre 2014.
[10] Pierre-André Imbert, «Une pensée borgne», Projet n° 278, 2004.
[11] Olivier Auguste, «Myriam El Khomri va déjà devoir se trouver un bras droit», l’Opinion, 29 septembre 2015.
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Rédaction A l’Encontre. Il serait utile de faire une histoire de la bureaucratisation historique de la SFIO, comme d’autres organisations syndicales et sociales-démocrates en Europe.
Le processus de bureaucratisation est complexe et a des traits particuliers dans chaque formation sociale en Europe. Il s’agit d’un processus de détachement partiel de la base ouvrière et de sa défense effective. Cela passe par une défense, plus ou moins combinée, des intérêts des salarié·e·s et de ceux propres de l’appareil politique et syndical (position sociale, rôle joué dans des systèmes naissants de «sécurité sociale», gestion de bâtiments sous forme d’ensembles coopératifs, responsabilité dans des «magasins coopératifs, etc.).
Cette phase de bureaucratisation, au sein du mouvement ouvrier proprement dit, a été analysée, sous des angles différents (plus ou moins), entre autres par Robert Michels, Rosa Luxembourg, Karl Korsch, Léon Trotsky ou encore Anton Pannekoek, etc.
Le processus s’est développé avant la Première Guerre mondiale, mais il a pris, dans divers pays, une ampleur plus grande et différente suite à une cooptation au sein des institutions étatiques. Ces dernières d’ailleurs n’ont pas servi de boucliers face à la répression des années 1930, dans divers pays. Même si des passages de secteurs de la gauche officielle (en Belgique, comme en France et en Allemagne) à la droite extrême se sont manifestés comme extension de cette cooptation antérieure.
La période de l’après-guerre a vu un «progrès» par la cooptation directe dans des secteurs de l’industrie nationalisée. Ce fut le bras de levier qui poussa à une transformation qualitative des cercles dirigeants de la social-démocratie – entre autres en France, suite aux nationalisations puis dénationalisations (sous Jospin) – qui sont devenus des co-gérants d’industries et de banques et d’assurances. L’intégration dans des structures du capital devient un itinéraire assez commun chez des «personnalités» de la social-démocratie.
La figure de Strauss-Kahn en est une, éclairante, lui qui a été jusqu’au FMI et a sali la réputation de Dodo la Saumure, comme l’a avoué ce dernier! On oublie que Martine Aubry, fille de Delors, a fait ses classes, entre 1989-1991 – après être sortie de l’ENA (Ecole nationale d’administration), comme beaucoup d’entre eux – chez Pechiney, dirigé alors par Jean Gandois qui sera président de l’ancêtre du MEDEF: le CNPF. Martine Aubry a ouvert une usine (du groupe Pechiney) «modèle» pour la gestion dite participative et intégrative du salariat à Dunkerque et elle a fermé l’usine de Noguères dans les Pyrénées occidentales. Cette étape nouvelle d’absorption dans les cercles dominants économiques, qui s’affirme avec force en France dans la seconde moitié des années 1980, est la route qui conduit à la transformation du PS en un parti bourgeois, en France et ailleurs. La caricature étant Gerhard Schröder, l’homme qui passe de la contre-réforme Hartz IV pour, par la suite, voguer sur le pétrole de Poutine. Il est vrai que ce dernier, nouveau tsar du Kremlin, a l’honneur d’être défendu par l’autoproclamé candidat à la présidence de la France: Jean-Luc Mélenchon! (Rédaction A l’Encontre)