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Le revenu universel est-il une "mesure de gauche"?

Lien publiée le 6 mai 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://la-sociale.viabloga.com/news/le-revenu-universel-est-il-une-mesure-de-gauche

La question du revenu universel est à nouveau sur le tapis. Défendue par les courants hostiles au travail, par tous les partisans de la « fin du travail », la revendication d’un revenu universel pour tous est aussi soutenue par de nombreux libéraux. Le revenu universel se substituerait dans leur esprit à toutes les prestations sociales et pourrait permettre, paradoxalement en apparence, de balayer l’édifice de « l’État providence » et du code du travail. Je donne ici un extrait consacré à cette question dans mon livre Morale et Justice Sociale(Seuil, 2001). J’y qualifiais le revenu universel de « petit paradis néolibéral de gauche. » Je n’ai rien à changer.

«  Si on admet avec Rawls que les plus défavorisés devraient pouvoir accepter les règles de répartition, telles qu’elles découlent du principe de différence, ils devraient pouvoir bénéficier des conditions minimales garantissant une vie décente et le respect de soi-même, quelle que soit par ailleurs leur contribution à la formation de la richesse sociale. Il ne s’agit pas seulement d’un salaire minimum mais d’un revenu minimum garanti. Un tel revenu est mis en place dans de nombreux États européens, ainsi en France, le RMI. Imposée par l’urgence du développement du chômage, la réflexion autour de ce revenu minimum d’existence s’est développée parallèlement à la réflexion sur la place du travail dans la vie sociale, avec, notamment, le développement des thèmes de la « fin du travail ». J’ai montré ailleurs le caractère idéologique de cette thématique de la fin du travail. La question soulevée ici est très précise :

  • d’un côté, nous admettons qu’une société juste ne peut laisser mourir de faim ceux de ses membres qui n’ont ni richesse ni revenus, quelles qu’en soient les causes.

  • d’une autre côté nous besoin d’un critère stable et relativement objectif de répartition des revenus.

Les tenants de la fin du travail et/ou du découplage revenu/travail proposent généralement une double répartition des revenus :

  • un revenu d’existence distribué de manière égalitaire à tous les individus, revenu assurant la possibilité minimale d’une vie digne et exprimant le fait que tous les individus contribuent à la vie sociale d’une manière ou d’une autre.

  • un revenu supplémentaire pour tous ceux qui souhaitent s’engager dans une vie professionnelle intense ou pour ceux qui peuvent jouir des bénéfices de la propriété. Si on admet ce principe, les revenus de la propriété n’ont plus de raison d’être encadrés ; les revenus du travail seraient directement déterminés par le marché du travail.

Dans une cette optique, le marché du travail pourrait fonctionner de manière parfaitement fluide sans aucune contrainte bureaucratique : assuré de bénéficier de son revenu d’existence, celui qui estime qu’il ne peut pas vendre sa force de travail à son juste prix peut toujours se retirer du marché du travail, de la même manière que n’importe quel spéculateur se défait de ses actifs seulement au moment qu’il juge le plus opportun. Ainsi, en assurant un revenu d’existence pour tous et en laissant jouer les principes néolibéraux pour tous ce qui dépasse ce revenu minimal, on a résolu la quadrature du cercle. D’un côté l’équité est assurée : les plus défavorisés sont favorisés par une telle organisation des « inégalités justes ». D’un autre côté, les principes libéraux peuvent être appliqués en toute bonne conscience morale puisque la sortie du marché du travail ne signifie plus la faim et la déchéance. Au capitalisme darwinien qui élimine impitoyablement ceux qui sont inaptes à survivre dans le milieu rude de la concurrence, la déconnexion du travail et du revenu permet de substituer une version plus acceptable pour nos consciences morales modernes.

Ce petit paradis néolibéral de gauche combine l’exaltation de la performance, de compétition et du progrès propre au capitalisme avec l’humanisme charitable à quoi se réduit aujourd’hui la critique sociale. Mais les conséquences de ces nouvelles conceptions de la justice sociale, que nous avons pu tester depuis le débat des années 1980, sont redoutables.

Le revenu minimum d’existence dévalorise systématiquement le travail. Et ce de plusieurs manières. D’une part, offrant un plancher de sécurité garanti par la collectivité, il permet, sans trop de crises sociales, l’augmentation des travaux précaires, la multiplication des « petits boulots » alternant avec des phases de chômage plus ou moins longues. Il permet surtout l’emploi de travailleurs payés en dessous du minimum vital. L’existence des « poor workers » est généralement le revers du développement des ces dispositifs d’assistance censés pallier la fin du salariat traditionnel. D’autre part, l’accent mis sur « la lutte contre l’exclusion » s’accompagne d’une attaque systématique contre les emplois garantis par des contrats collectifs et rémunérés selon des grilles de salaires négociées au niveau professionnel ou interprofessionnel. Le travailleur dont la qualification professionnelle est reconnue et dont l’emploi jouit d’une certaine stabilité est montré du doigt comme un privilégié. Il est sommé de renoncer aux « avantages acquis » au nom de la lutte contre l’exclusion et du soucis des plus défavorisés – évidemment, seuls de mauvais esprits pourraient alléguer que les « avantages acquis » des actionnaires, qui gagnent de l’argent en dormant, ne sont jamais mis sur la sellette.

Une fois le travail dévalorisé, c’est la propriété qui devient le critère exclusif de répartition inégale des revenus. C’est précisément pourquoi les rémunérations sous forme de salaires doivent de plus en plus souvent céder la place à des rémunérations sous forme de titres de propriété – fonds de participation, stocks options. Or, les inégalités engendrées par le travail et les inégalités engendrées par la propriété sont sans commune mesure. Les inégalités de rémunérations entre les différents travaux sont soumises à la possibilité d’une évaluation relativement objective et publique de la contribution de chacun à la formation de la richesse globale. On peut facilement admettre – sans que cela soit juste en soi (cf. chapitre 8) – que le travail de l’ingénieur soit mieux rémunéré que celui de l’opérateur puisqu’il demande plus de compétences, une formation plus longue et implique plus de responsabilités. Mais jamais une telle évaluation des différences, aussi imprécise et aussi subjective soit-elle, ne permettrait de justifier que les revenus de l’ingénieur soient de cent fois de mille fois supérieurs à ceux de l’opérateurs. Inversement, les inégalités dans la propriété ne renvoient à aucune forme de mesure objective et là ce ne sont pas des inégalités dans le rapport 1 à 10 comme le sont généralement les inégalités dans les salaires, mais des inégalités de 1 à 105 ou 106,voire beaucoup plus. En réalité les inégalités dans la propriété n’ont aucune espèce de mesure objective. Elles sont potentiellement illimités.

Les conséquences de cette dévalorisation du travail sont encore plus ravageuses si on les étudie du point de vue du lien social. Le travail est une activité rationalisante : on ne peut pas faire n’importe quoi ; il faut savoir employer rationnellement des moyens appropriés à certaines fins. Or, les revenus engendrés par la spéculation sur les titres de propriétés apparaissent quasi miraculeux. Il y a là un effet de déréalisation dont les conséquences à long terme sont encore loin d’être toutes perçues. Le travail crée du lien social puisqu’il suppose la coopération. Dans une unité de production, je ne peux pas réussir sans que les autres contribuent à ma réussite et sans que moi-même je contribue à leur réussite : Marx faisait remarquer que la coopération instituée travers la division du travail est une des plus puissantes forces productives. Inversement, les plus grands profits peuvent être attendus de la spéculation sur les titres de propriété si on se désintéresse radicalement de la production qui n’est qu’un ennui de plus en plus difficile à supporter pour les capitalistes de la « nouvelle économie ». Le profit suppose en outre diverses conditions qui sont toutes antinomiques avec l’idée de lien social ou de corps social. Le profit spéculatif est maximum quand je dispose d’une information à laquelle les autres n’ont pas accès. Ce que je gagne, il faut que quelqu’un d’autre le perde. À la coopération en vue d’une action rationnellement organisée est substituée la réussite miraculeuse, le « bon coup » et la guerre de chacun contre chacun.

Enfin, si la philosophie loue hautement le loisir consacré aux activités de l’esprit, dans les conditions actuelles et tant que l’humanité n’a pas réussi dans son ensemble à s’élever à la hauteur spirituelle que la philosophie idéaliste lui a assignée, l’oisiveté loin d’être la condition d’accès à la vie contemplative, est d’abord « la mère de tous les vices » et l’organisation systématique de la décomposition intellectuelle et morale du peuple. On a pu mesurer une nouvelle fois comment le chômage, même assisté, produit directement et indirectement la remontée des idées et des partis de type fasciste, exactement comme dans les années 30 et selon le bon vieux principe qui dit que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Et cette décomposition est aujourd’hui une menace directe et sérieuse pour la démocratie. Comme le dit Bernard Perret : « Le travail ne se contente pas de légitimer (en l’attachant à l’ordre de la nécessité) la liberté individuelle, il contribue également à la rendre compatible avec une vie sociale organisée en contribuant de diverses manières à la socialisation des individus. »1 Quand le travail disparaît, il ne reste plus rien que les invocations idéalistes, l’impuissance rageuse et la domination sans fard du bâton.

Au total, on voit donc que les modes selon lesquels sont ventilés les revenus ne sont pas neutres. Et le découplage revenu/travail loin de contribuer à une société plus équitable ne peut qu’aggraver les inégalités et disloquer le corps social. Ajoutons que ce découplage pose d’autres problèmes qui sont ceux d’une société dans laquelle une partie de la population est renvoyée à la condition d’assistés ou d’une plèbe semblable à celle de l’empire romain : non plus « du pain et des jeux du cirque » mais « RMI et football à la télévision »Enfin, pour les propriétaires de capitaux, l’assistance universelle ne peut être qu’une situation transitoire. Très vite – on l’a vu en Grande-Bretagne et aux États-Unis et on le voit maintenant en France – le revenu d’existence est soumis à condition dans une conception punitive de l’aide sociale. Si les pauvres sont pauvres, ils en sont coupables ; on leur interdira donc de mourir de faim mais à la condition qu’ils acceptent de travailler à n’importe quelle condition. On voit revenir les lois sur les mendiants de l’Angleterre élisabéthaine jusqu’au XIXe siècle et les systèmes de surveillance et d’encadrement des pauvres.2 Tony Andréani résume on ne plus clairement la problème posé :

… je suis résolument opposé aux conceptions qui, sous prétexte de la « fin du travail » ou de la « société salariale », proposent de supprimer toute incitation légale au travail en fournissant aux individus un revenu de citoyenneté, dénué de toute sorte de contrepartie, afin, disent-ils de leur promettre un libre choix. Cela reviendrait à les séparer de leurs propres possibilités, à laisser à d’autres les principaux pouvoirs de décision (nul doute qu’ils réduiraient alors au maximum le revenu du non-travail), à en faire des citoyens de seconde zone. Une telle relégation ne correspondrait à aucun gain de liberté, bien au contraire.3

La justice, c’est une banalité de le rappeler, ne consiste pas à s’occuper des pauvres mais à permettre à chacun de vivre dignement de son travail. Le vieux principe biblique, « qui ne travaille pas, ne mange pas », fut repris par saint Paul  et par les premiers socialistes. « L’oisif ira loger ailleurs » disent les paroles de l’Internationale. Moyennant la prise en compte de ceux qui ne peuvent pas travailler ou ont bien mérité de se reposer – les enfants, les handicapés, les malades, les personnes âgées – ce principe reste le moins injuste. Il est celui qui limite au plus juste l’inégalité. Pris dans sa radicalité, il est même révolutionnaire : l’argent gagné sans travail est illégitime et le spéculateur, celui qui vit de ses rentes et gagne de l’argent en dormant « ira loger ailleurs ».

1 Bernard Perret : L’avenir du travail in Le travail, quel avenir ? ; op. cit. page 15

2 Là encore les bonnes intentions mènent souvent au pire. Les dispositifs de lutte contre le surendettement des ménages conduisent à la mise en place de fichiers des pauvres. Sous couvert d’aide au retour à l’emploi, on veut contraindre les chômeurs à accepter n’importe quel emploi. Et les « emplois-jeunes » dans leur version française 1997 entérinent la précarité pour les moins de 25 ans.

3 Tony Andréani, Un être de raison, page 202