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La culture du narcissisme (par Christopher Lasch & les renseignements généreux)
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://partage-le.com/2016/06/la-culture-du-narcissisme/
Parviendras-tu à repérer le narcissisme fièrement peint ici?
POSTED BY: LEPARTAGE 14 JUIN 2016
Un article emprunté à l’excellent site des renseignements généreux (tiré de leur pdf disponible à l’adresse suivante).
Quel est l’impact du capitalisme sur notre psychisme ?
En 1979, le penseur américain Christopher Lasch proposa une interprétation psycho-sociologique des« middle-class » américaines dans son ouvrage « La culture du narcissisme ». Il y exposait comment, selon lui, la société capitaliste américaine produit des individus à tendance narcissique. Est-ce encore d’actualité ? Cela se limite-t-il aux seules classes moyennes américaines ? Il nous a semblé que cette analyse dépassait le cadre de son étude initiale. Nous avons donc tenté de rédiger une courte synthèse librement inspirée et volontairement réactualisée de cet ouvrage.
La concision — et donc le caractère quelque peu caricatural — de cette brochure suscitera sans doute un certain scepticisme. Les généralisations présentées ici mériteraient nuances et approfondissements. Qui pourrait, en effet, décrire la complexité de chaque individu par l’esquisse de quelques traits prétendument valables pour tous ? Cet exposé ne se base pas sur une analyse sociologique fine de la réalité. Il s’agit juste d’une tentative de mise en lumière des tendances psychiques qui nous semblent dominantes.
A la lecture des descriptions psychologiques qui vont suivre, une petite voix du fond de votre conscience soufflera peut-être « tiens, mais c’est moi ça! ». Soyons clairs : le but de cette brochure n’est pas d’éveiller des sentiments de culpabilité. Certes, il nous a semblé que les descriptions de Lasch nous invitent à examiner ce qui, au cœur de nos relations et de notre intimité, au centre de nos modes de pensée et de notre inconscient, est profondément capitaliste (ou pourrait être interprété comme tel). En cela, elles susciteront peut-être en chacun-e de nous un débat avec sa conscience. Mais, au-delà de son approche psychologique, cette analyse est avant tout une critique politique : elle soutient que le narcissisme n’est pas le propre de la nature humaine mais un phénomène social.
Enfin, précisons que notre propos n’est pas d’exposer en toute rigueur ce que pense Christopher Lasch, ni ce qu’il « faut » penser de ce qu’il pense. En ce sens, nous ne pouvons que vous conseiller la lecture de La culture du narcissisme.
Quelques définitions en préambule…
Extraites du dictionnaire Petit Robert
Narcisse:
1. Plante monocotylédone (amaryllidacées) bulbeuse, herbacée, à fleurs campanulées blanches très odorantes, ou jaunes.
2. De Narcisse, personnage de la mythologie qui s’éprit de lui-même en se regardant dans l’eau d’une fontaine, et fut changé en la fleur qui porte son nom.
Narcissisme:
Admiration de soi-même, attention exclusive portée à soi.
« Le narcissisme est un concept qui ne nous fournit pas un déterminisme psychologique tout fait, mais une manière de comprendre l’effet psychologique des récents changements sociaux. […] De fait, le narcissisme semble représenter la meilleure manière d’endurer les tensions et anxiétés de la vie moderne. Les conditions sociales qui prédominent tendent donc à faire surgir les traits narcissiques présents, à différents degrés, en chacun de nous ».
Christopher Lasch, La culture du narcissisme
(Par la suite, en rouge dans le texte, ce sont des citations de Christopher Lasch)
Les hantises collectives
« Des avis de tempête, des présages de malheur, des allusions à des catastrophes hantent notre temps. Le sens de »choses-en-train-de-finir », qui a donné forme à tant de productions littéraires du XXème siècle, s’est maintenant largement répandu dans l’imagination populaire. »
Christopher Lasch, La culture du narcissisme
Des hantises peuplent l’imaginaire collectif. Elles favorisent l’émergence du narcissisme. Quelles sont-elles ?
L’individu occidental ressent la brutalité de la société. Il sait que les injustices y sont importantes, que la pauvreté et les inégalités progressent. Il voit les mendiants dans la rue, les chiffres du chômage. La société ne lui apparaît pas comme un système harmonieux ou bienveillant, mais plutôt comme un univers de conflits, avec des perdants et des gagnants, des dominants et des dominés.
Il a conscience des menaces qui pourraient ravager l’humanité, qu’elles soient d’ordre écologique (virus, catastrophe nucléaire, réchauffement climatique…), social et/ou politique (guerre, terrorisme, surpopulation, famine…). Ces apocalypses sont régulièrement brandies par les médias. Elles lui apparaissent à la fois proches et lointaines. Proches dans la mesure où il en entend souvent parler. Lointaines dans la mesure où il n’a pas prise sur elles. L’individu occidental se sent dépassé. « Chaque reportage lui présente une nouvelle catastrophe, arbitraire, imprévisible, sans aucune continuité avec le jour précédent ». Il se sent tout petit face à ces gigantesques problèmes. Convaincu que ses gestes quotidiens auront peu d’impact, il ne voit pas comment il pourrait, à son niveau, changer quoi que ce soit. Il sait que sa vie pourrait être bouleversée à tout instant. Il n’est pas à l’abri d’un accident, d’un licenciement, d’une agression, d’une maladie fulgurante, d’une souffrance intenable. Il va mourir, et il le sait. Plus le temps passe, plus cette pensée le hante. La vieillesse lui semble être une souffrance socialement cachée ou niée. Il pourrait se retrouver dans une maison de retraite sordide où, chaque jour, la pauvreté relationnelle s’ajoute aux souffrances physiques.
Quel est le sens de sa vie : la réussite professionnelle ? L’amour parfait ? Des enfants ? La quiétude ? L’individu occidental cherche du sens. Un profond vide intérieur l’étreint, une insatisfaction permanente, une frustration profonde. Il ne trouve pas de conduite claire à suivre. Les religions lui paraissent généralement désuètes ou dangereuses. Ce sentiment est accentué par les contradictions flagrantes de la plupart de ceux qui les pratiquent autour de lui. Même s’il tente parfois de se fixer une éthique personnelle, celle-ci est extrêmement difficile à atteindre, ce qui le culpabilise encore davantage. Pourtant, il rêve de devenir un grand sage apaisé et serein au milieu du tumulte social.
Son environnement social est globalement aride et impersonnel. Il peut, bien sûr, créer des liens amicaux dans son entourage, construire sa « tribu bienveillante ». Mais les comportements égoïstes, agressifs et impersonnels constituent son quotidien, dans les transports en commun, dans les magasins, sur les routes, sur les plages, etc. Ses relations professionnelles sont également superficielles, le plus souvent empêtrées dans des rapports hiérarchiques ou intéressés. Il se sent interchangeable, stressé, fatigué, dans l’attente du bouquet compensatoire « salaire-congés payés ».
La menace médiatique
« Pris dans un flux d’informations instantanées, surabondantes, omniprésentes et kaléidoscopiques, l’individu se sent au milieu d’un carrousel qui tourne autour de lui et n’y découvre aucun point fixe, aucune continuité : c’est le premier effet de l’information sur lui. Même pour les évènements majeurs, il a une peine inouïe à se former une vision juste au travers et au moyen des mille petites touches, variables de couleur, d’intensité, de dimensions, que lui apporte le journal. Dès le lendemain surgit un nouveau paquet d’informations qui exigent une nouvelle mise au point qu’il n’aura pas le temps de faire. Comme de plus, l’information est presque toujours de l’ordre de l’accident, de la catastrophe ou de la guerre, il a l’impression de vivre dans un monde incohérent où tout n’est que menace. »
Jacques Ellul, Le système technicien, éd Le Cherche-midi, 2004
A l’école, au travail, dans les magasins, dans ses loisirs, il évolue dans un univers d’indifférence, de relations éphémères, de rapports marchands. Son univers familial lui-même lui semble destructuré ou destructurable. Qui n’a pas entendu parler autour de lui de divorces, de familles dépecées, de luttes intestines entre fratries, d’enfants placés, de couples en souffrance ?
L’individu occidental n’a généralement aucun espoir de réel changement social ou politique. Les sphères de pouvoir lui paraissent lointaines, déconnectées de sa vie quotidienne. Il perçoit la« politique » comme un monde de corruption, de manipulation, de mensonge. Il n’y croit pas ou plus. Sa citoyenneté de soi-disant « démocrate » est vide, superficiellement sollicitée pour des élections dont les candidats ont été sélectionnés d’avance et dont il n’a qu’une vague connaissance des programmes, ou encore pour des campagnes de sensibilisation comme celles sur la sécurité routière, la contraception ou le tabagisme. La législation lui semble extrêmement complexe, incompréhensible — et d’ailleurs rarement expliquée. Il ne connaît que très partiellement ou confusément le fonctionnement de l’État ou de l’administration. Il est dépendant des experts pour comprendre cet univers (avocat, juriste, ingénieur, etc.).
Toutes ces pensées ne forment pas un « Tout » conscient en permanence dans le psychisme de chaque individu. Elles émergent plutôt de manière éparse, dans l’état de demi-conscience d’un réveil blafard, au creux d’un cauchemar, en filigrane d’une discussion, d’une pensée ou d’un soupir. C’est bien souvent un sentiment diffus, aussi bien dans la sphère consciente que dans l’inconscient. Mais ce climat social plonge l’individu occidental dans une angoisse sourde et latente. Au plus profond de lui, bien qu’il n’en ait pas forcément toujours conscience, il est désespéré.
Narcisse est prêt à naître.
Les stratégies de défense de Narcisse
« Le désastre qui menace, devenu une préoccupation quotidienne, est si banal et familier que personne ne prête plus guère attention aux moyens de l’éviter. Les gens s’intéressent plutôt à des stratégies de survie, à des mesures destinées à prolonger leur propre existence ou à des programmes qui garantissent bonne santé et paix de l’esprit. »
Christopher Lasch, La culture du narcissisme
Né du désespoir, Narcisse va rechercher le soulagement. L’être humain ne peut, en effet, raisonnablement vivre dans un tel climat d’angoisse et d’insécurité. Inconsciemment, son psychisme va mettre en place toute une série de mécanismes de défense.
Se replier sur le présent
L’avenir est menaçant, la mort inévitable ? Nous ne pouvons pas lutter contre les menaces personnelles et collectives qui planent sur nos têtes ?
Autant ne pas y penser et vivre pour soi les instants qui restent. Narcisse se replie sur le présent, concentre son attention sur la journée, la semaine, l’année, les prochaines vacances. Ses projets de vie dépassent rarement la dizaine d’années ou l’espace temporel d’un crédit immobilier.
De la même manière que Narcisse évite de trop souvent penser à l’avenir, son passé l’intéresse peu. D’ailleurs, les seuls moments où il a étudié l’Histoire, ce fut à l’école. Ce n’était guère passionnant : de grandes dates historiques, des leçons à apprendre pour des examens (entre un cours de maths et un cours de biologie), une vision de l’Histoire aplanie et impersonnelle évitant généralement d’aborder réellement de front les destins des individus « non célèbres » (c’est-à-dire la majorité de la population — le destin des femmes étant encore plus fréquemment occulté), les plaies sociales encore béantes (Pour la France, citons par exemple : la Commune de Paris (1848), la guerre d’Algérie (1956-1962), l’accident nucléaire de Tchernobyl (1986), le génocide du Rwanda (1994)… autant d’évènements très rarement abordés dans l’enseignement secondaire). Ce désintérêt pour l’avenir et le passé est caractéristique d’une mentalité de survie. Narcisse va rechercher à combler ses besoins immédiats, afin d’accéder à un soulagement, ici et maintenant.
Se désintéresser de la « politique » et se divertir
Société inhumaine, travail éreintant, désastres menaçants… Vous connaissez tous cette petite phrase si souvent entendue : « De toute façon, on ne peut rien faire »; L’attitude de Narcisse reflète « la perte de tout espoir de changer la société, et même de la comprendre ». Il n’a aucune réelle espérance dans l’action étatique ou dans la participation au monde politique. Lorsque Narcisse vote, c’est généralement sans grande conviction ; il ne s’implique dans aucun parti ou syndicat.
Face au constat d’impuissance, autant se divertir : penser à soi et aux siens, se réconforter par la consommation de multiples gadgets ou de loisirs renouvelables à profusion. La publicité n’en propose-t-elle pas chaque jour ?
Pourtant, pourquoi Narcisse ne puise-t-il pas dans son insatisfaction et son désespoir l’énergie nécessaire pour construire une autre politique, d’autres modes de vie, un autre univers social et relationnel ? Pourquoi ne tente-t-il pas de changer ses conditions de travail, de modifier sa vie ?
Ces projets demandent une énergie importante, une prise de risque, des bouleversements de vie, un saut dans l’inconnu. Pourquoi troquer une position inconfortable mais habituelle, presque prévisible, contre un bouleversement de vie incertain, risqué, et donc encore plus angoissant ? Narcisse recherche la position la plus confortable et rassurante à court terme, celle qui apporte le plus de soulagement immédiat. Il apprend à « établir une étrange et paisible relation d’habitude avec la catastrophe sociale qu’il pressent en lui et autour de lui ».
La pub, dopant du narcissisme
Omniprésente, la publicité joue un rôle fondamental dans la construction de l’imaginaire collectif. Elle nourrit le psychisme de Narcisse. Ce dernier y puise aussi bien sa jubilation apparente que son profond désespoir.
« A une époque moins complexe, la publicité se contentait d’attirer l’attention sur un produit et de vanter ses avantages. Maintenant, elle fabrique son propre produit : le consommateur, être perpétuellement insatisfait, agité, anxieux, blasé. La publicité sert moins à lancer un produit qu’à promouvoir la consommation comme style de vie. Elle « éduque » les masses à ressentir un appétit insatiable, non seulement de produits, mais d’expériences nouvelles et d’accomplissement personnel. Elle vante la consommation, remède universel aux maux familiers que sont la solitude, la maladie, la fatigue, l’insatisfaction sexuelle. Mais simultanément, elle crée de nouvelles formes de mécontentements, […] utilise et stimule le malaise de la civilisation industrielle. Votre travail est ennuyeux et sans signification ? Il vous donne un sentiment de fatigue et de futilité ? Votre existence est vide ? Consommez donc, cela comblera ce vide douloureux. […]
La propagande de la marchandise sert une double fonction. Premièrement, elle affirme la consommation comme solution de remplacement à la protestation et à la rébellion. […] Le travailleur fatigué, au lieu de tenter de changer les conditions de son travail, cherche à se revigorer en renouvelant le cadre de son existence, au moyen de nouvelles marchandises et de services supplémentaires. En second lieu, la propagande de la marchandise, ou de la consommation de celle-ci, transforme l’aliénation elle-même en une marchandise. […] Elle promet de pallier tous les malheurs traditionnels, mais elle crée aussi, ou exacerbe, de nouvelles manières d’être malheureux : l’insécurité personnelle, l’anxiété quant à la place de l’individu dans la société, l’angoisse qu’ont les parents de ne pas être capables de satisfaire les besoins de leurs enfants. […]
Bien qu’elle serve le statu quo, la publicité s’est néanmoins identifiée à un changement radical des valeurs, à une « révolution dans les manières et la morale ». […] Le dispositif de promotion de masse […] se met du côté de la femme (ou fait semblant) contre l’oppression masculine, du côté de l’enfant contre l’autorité de ses aînés. Il est logique, du point de vue de la création de la demande [consommation] que les femmes fument et boivent en public, qu’elles se déplacent librement […] L’industrie de la publicité encourage ainsi une pseudo-émancipation […] et déguise sa liberté de consommer en autonomie authentique. De même, elle encense et glorifie la jeunesse dans l’espoir d’élever les jeunes au rang de consommateurs de plein droit, avec téléphone, télévision, appareil haute-fidélité dans sa chambre […] Mais si elle émancipe femmes et enfants de l’autorité patriarcale, ce n’est que pour mieux les assujettir au nouveau paternalisme de la publicité, des grandes entreprises industrielles et de l’État. »
Être dévoré par son envie de dévorer
« Les gens se plaignent d’être incapables de sensation. Ils sont à la recherche d’impressions fortes, susceptibles de ranimer leurs appétits blasés et de redonner vie à leur chair endormie. […] Ils bouillonnent d’une colère intérieure à laquelle une société bureaucratique, dense et surpeuplée, ne peut offrir que peu d’exutoires légitimes. »
Christopher Lasch, La culture du narcissisme
Les appétits de Narcisse sont énormes. Il cherche un but, un idéal, une obsession à embrasser. Il est le candidat idéal aux fantasmes de richesse, de puissance, de pouvoir et de beauté. Mais dans le même temps, il a conscience que ces appétits le rongent, qu’ils sont la source de son insatisfaction permanente. Au fond de lui, il voudrait se libérer de cette avidité, trouver une certaine quiétude, un repos.
L’indifférence et le détachement peuvent permettre à Narcisse de trouver une illusion de soulagement dans la tempête intérieure de désirs qui le dévorent. Cette attitude consiste à « être là tout en étant essentiellement ailleurs », tenter de se préserver d’une existence insupportable en se distanciant de celle-ci, en dissociant sa vie de sa pensée. Narcisse tend vers la psychose.
Il apprend, en effet, à ne pas tirer les conséquences de ses pensées, à nier à la fois l’évidence de sa réalité sociale et l’évidence de son désir de changement profond. Son détachement, ses phases de découragement, son immense lassitude témoignent d’un désir grandissant, impalpable ou épisodique mais profond de « tout lâcher ».
Reste aussi la voie des sensations fortes, l’alcool ou la drogue qui dissolvent le désir dans d’ardentes sensations de bien-être (Mais comme le souligne François Brune dans Le bonheur conforme : « Les drogués passent pour des marginaux qui fuient la société de consommation. En réalité, ils sont dans sa logique profonde, ils en sont les fruits les plus conséquents. La rencontre entre désir d’absolu et culture hédoniste produit la consommation de « paradis » artificiels… »).
Se réfugier dans un cynisme confortable
« Le fatalisme fébrile sert de toile de fond à l’hédonisme à court terme d’un individu secrètement désespéré. »
François Brune, Le Bonheur conforme, éd Gallimard, 1996
Narcisse se réfugie dans le détachement critique et la distanciation ironique. Par la plaisanterie, la moquerie et le cynisme, il a en effet le sentiment que ses limites et ses craintes présentent moins d’importance. « Il donne ainsi aux autres et à soi-même, en démythifiant, l’impression de sublimer la réalité, même quand il s’y plie et fait ce qu’on attend de lui ». Par le cynisme, il se sent supérieur, même si son cynisme est né d’un sentiment inconscient de se sentir justement dépassé par les contraintes de son existence.
Ce détachement ironique masque sa profonde souffrance. Et dans le même temps, il paralyse sa volonté de transformer la société. Sans compter l’admiration que suscite celui qui se montre fin connaisseur de la décadence sociale… Même si le sport qui consiste à décrire sans fin, avec une complaisance variable, la catastrophe présente, n’est qu’une autre façon de dire « c’est ainsi ». L’humour agit « moins pour prendre quelque distance par rapport à ses angoisses que pour s’insinuer dans les bonnes grâces de son auditoire, obtenir son attention sans lui demander de prendre au sérieux l’auteur ou son sujet ».
D’ailleurs, Narcisse raffole d’autocritique humoristique. Se railler, c’est toujours charmer et désarmer la critique, s’auto-analyser complaisamment. A grand coups de mensonge, de cynisme, de divertissement, de négation, d’indifférence, Narcisse tente de s’accommoder, de s’arranger avec sa réalité sociale.
Les médias et le narcissisme
Narcisse trouve dans les médias de masse l’une des principales sources de ses angoisses et la confirmation de son impuissance :
Une consommation narcissique : « Que savoure-t-on exactement dans la consommation d’évènements ? Souvent ces mêmes émotions troubles que l’on recherche dans les fictions : la catastrophe (qui m’épargne), la révolte (qui m’honore), la grandeur (du héros emblématique auquel je m’identifie), le suspense (qui va gagner la guerre d’Irak ?), la compassion (provisoire), le sadisme (qui me flatte et que je dénonce aussitôt), bref tout un imaginaire lié à une complaisante dégustation de soi. »
Une illusion de domination du monde : Les médias nous donnent l’impression que le monde tourne autour de nous. « Plus nous sommes saisis par les évènements, plus nous sommes fortifiés dans le sentiment que l’époque existe bien, et que nous nous situons en plein centre, dans ce fameux cœur de l’actualité que les journalistes poursuivent comme le Saint Graal. »
Une illusion de participation collective au théâtre du monde : « L’événement satisfait notre besoin d’un faux semblant de vie démocratique. On se laisse gagner par la vague idée qu’il nous fait citoyens par le seul fait qu’on se branche sur lui, qu’on devient peuple souverain en absorbant ensemble et en direct les mêmes nouvelles (notamment politiques), et qu’il suffira d’en parler pour accéder au statut d’Opinion… Bref, à condition de le suivre assidûment, l’événement nous offre l’illusion d’une participation collective sous les espèces d’une consommation consensuelle. »
Éloge de la fuite : L’actualité est un divertissement permettant de fuir l’angoisse métaphysique, d’oublier l’ennui du quotidien. En arrière-fond s’exprime « la peur de la mort : non pas la mort comme un simple épisode terminal de l’existence, mais la mort au présent, c’est-à-dire à chaque moment la fin de chaque moment, ce que conjure précisément l’actualité en apportant à chaque instant une nouvelle, un renouveau […] l’événement idéal étant celui qui […] nous fait compatir à la mort des autres, tout en nous faisant oublier la nôtre… » Il s’agit de « conjurer le sentiment que nous poursuivons une existence mortelle par l’illusion que nous ne cessions de muter avec l’époque en mutation. »
Toutes les citations entre guillemets sont extraites de De l’idéologie aujourd’hui, François Brune, Parangon, 2004
Rechercher la valorisation de soi
« Puisque la société n’a pas d’avenir, il est normal de vivre pour l’instant présent, de fixer notre attention sur notre propre « représentation privée », de devenir connaisseurs avertis de notre propre décadence, et enfin, de cultiver un « intérêt transcendantal pour soi-même ». »
Christopher Lasch, La culture du narcissisme
Narcisse voudrait sa vie différente, mythifiée, grandiose. Or, comment la mythifier sans le regard des autres pour la contempler, sans un miroir pour se rassurer ? Le narcissisme rend séducteur : Narcisse cherche à ce que les autres l’aiment et l’admirent, reflètent son Moi grandiose. Manipulateur souvent habile, il est doué pour contrôler les impressions qu’il donne à autrui, formaliser et feinter la compréhension, charmer plutôt que convaincre. Il calcule ses expressions pour voir ses effets sur autrui, traque ses imperfections pour améliorer son pouvoir d’impressionner. Narcisse a d’ailleurs le sentiment d’être constamment surveillé par les autres. Mais, au final, il tire peu de satisfaction de ses prestations et, souvent, méprise intérieurement ceux qu’il parvient à manipuler. La dépréciation de son entourage est d’ailleurs systématique.
Parallèlement, Narcisse recherche constamment ceux qui irradient célébrité, puissance, charisme. Être associé aux « grands hommes » ne confère-t-il pas de l’importance ?
Mais « Si Narcisse admire un « gagneur » et s’identifie à lui, c’est parce qu’il a peur d’être rangé parmi les « perdants ». Il espère refléter quelque lumière de son astre ; mais une forte proportion d’envie se mêle à ses sentiments, et son admiration tourne souvent en haine si l’objet de son attachement fait quoi que ce soit qui lui rappelle sa propre insignifiance. »
Tout cela ne le satisfait pas. Il s’évalue sans cesse et doute beaucoup de lui-même. Son moral est oscillant et chaotique. Sa désillusion est permanente, source d’animosité et de mécontentement. Narcisse est de tendance dépressive. Quand il prend conscience qu’il devra peut-être vivre sans être célèbre et mourir sans que les autres ne se soient jamais rendus compte de l’espace microscopique qu’il occupe sur cette planète, c’est un coup dévastateur pour son identité. Narcisse a peur de faire partie des « médiocres », des gens « ordinaires », et méprise intérieurement les gens « normaux ». D’ailleurs, il raffole de la psychologie, y trouve un support de fantasme d’omnipotence et de jeunesse éternelle, l’équivalent moderne du Salut : « Je trouverai la santé mentale grâce à la psychanalyse! ». Il est le candidat idéal pour des analyses interminables. Narcisse cherche ainsi à apprendre à s’aimer suffisamment pour ne pas avoir besoin des autres pour être heureux.
La santé mentale, l’équivalent moderne du Salut ?
« N’ayant pas l’espoir d’améliorer leur vie de manière significative, les gens sont convaincus que, ce qui comptait, c’était d’améliorer leur psychisme : sentir et vivre pleinement leurs émotions, se nourrir convenablement, prendre des leçons de ballet ou de danse du ventre, s’immerger dans la sagesse de l’Orient, faire de la marche ou de la course à pied, apprendre à établir des rapports authentiques avec autrui, surmonter la « peur du plaisir ». […] Assailli par l’anxiété, la dépression, un mécontentement vague et un sentiment de vide intérieur, « l’homme psychologique » du XXème siècle ne cherche vraiment ni son propre développement ni une transcendance spirituelle, mais la paix de l’esprit, dans des conditions de plus en plus défavorables. […] Il se tourne vers [les thérapeutes] dans l’espoir de parvenir à cet équivalent moderne du salut : la « santé mentale ». »
Christopher Lasch, La culture du narcissisme
Ressentir une incapacité relationnelle
Bien qu’il en ressente un désir ardent, Narcisse ne sait pas s’entendre avec autrui. En témoigne son manque de curiosité à leur égard. Bien qu’il sache se mettre en scène, il est, le plus souvent, incapable de réellement s’attrister de la peine d’autrui, incapable d’éprouver des sentiments spontanés, incapable de s’intéresser aux autres sincèrement et durablement. Ses relations sont généralement insatisfaisantes. Narcisse est profondément désenchanté sur ses rapports humains, convaincu au fond de lui que la recherche de domination marque toutes les relations.
Pourtant, il proclame régulièrement des valeurs : Amitié, Amour, Intimité, Liberté. Mais, plus il les proclame, plus il a tendance à les fuir. Par exemple, son culte de l’intimité dissimule la crainte de ne jamais la trouver. Sa vie intérieure n’est d’ailleurs pas un refuge. Il la dévoile souvent pour séduire, être acclamé, n’hésite pas à mentir pour déclencher la sympathie. « Bien que Narcisse puisse fonctionner dans le monde de tous les jours et charme souvent son entourage (l’un de ses meilleurs atouts étant de se livrer à de « pseudos-révélations de sa personnalité »), sa dépréciation des autres, ainsi que son manque de curiosité à leur égard, appauvrissent sa vie personnelle et renforcent « l’expérience subjective du vide » ».
Angoissé par la dépendance et l’engagement, Narcisse préfère les « titillations affectives » et n’assume pas l’entière responsabilité de ses liaisons. Obsédé par la performance, il recherche la satisfaction sexuelle comme fin en soi, fait des demandes extravagantes, rongé par ses propres appétits. L’intensité de ses besoins l’amène à avoir des exigences considérables à l’égard de ses amis et de ses partenaires sexuels. Cependant, tout effrayé qu’il est par l’ardeur de ses besoins profonds, ceux des autres l’horrifient tout autant. Il refoule donc périodiquement ses exigences et ne demande qu’une relation désinvolte sans promesse de permanence d’aucune part. Il cherche à être aimé mais il a peur d’aimer.
« Notre société fait qu’il est de plus en plus difficile pour un individu de connaître une amitié profonde et durable, un grand amour […] les relations personnelles […] prennent un caractère de combat. »
Narcisse veut tout, tout de suite, mais ne veut pas s’engager. « Bien décidé à manipuler les émotions des autres tout en se protégeant lui-même de toute souffrance affective, chacun, par mesure de sécurité, s’ingénie à paraître superficiel, affiche un détachement cynique, qu’il ne ressent qu’en partie, mais qui devient une habitude, et, en tout cas, remplit d’amertume les relations personnelles, ne serait-ce qu’à force d’être proclamé. En même temps, on attend des relations intimes la richesse et l’intensité d’une expérience religieuse. »
S’il se sent mal à l’aise lorsqu’il lui arrive de faire des demandes, c’est parce qu’il redoute que l’autre ne se sente du même coup autorisé à lui en faire à son tour. Narcisse a du mal à imaginer un besoin affectif qui ne cherche pas à dévorer l’objet auquel il s’attache. Il condamne violemment la jalousie et la possessivité, et fait preuve d’une familiarité désinvolte, évitant tout engagement affectif mais l’exigeant de son partenaire. Prônant souvent le désengagement affectif comme vertu, Narcisse est le candidat idéal aux théories de « l’amour libre ». Mais, passé la période d’euphorie, il est généralement déçu et ressent un profond détachement affectif. Il se plaint d’une incapacité émotionnelle à ressentir quoi que ce soit, « plus gelé à l’intérieur, plus animé à l’extérieur ».
Simultanément, Narcisse aspire à se libérer de sa propre avidité et de sa colère, à atteindre un détachement tranquille au-delà de toute émotion, à dépasser sa dépendance à l’égard des autres. Il rêve d’être indifférent aux relations humaines et à la vie elle-même : il pense qu’il serait ainsi capable d’en accepter la précarité.
Être à la fois victime et bourreau
Narcisse a tendance à projeter partout les angoisses et agressions qu’il reçoit : dans sa vie intime, professionnelle ou politique. Il reproduit le sentiment d’être instrumentalisé en instrumentalisant, transpose la brutalité de sa vie sociale dans sa vie intime. Toutes les rencontres, même les plus intimes, deviennent alors l’occasion d’utiliser l’autre comme un objet de plaisir ou de pouvoir. Narcisse reproduit souvent inconsciemment, dans ses relations, l’exploitation qu’il ressent ou subit.
La plupart du temps dominé et dépassé par les évènements, il saisit toutes les occasions de se comporter en dominant. Par exemple, « Narcisse connaît souvent une grande réussite dans sa vie professionnelle. Il lui est facile de manipuler les impressions personnelles : la maîtrise qu’il a de leurs subtilités est un atout pour lui dans les organisations professionnelles et politiques où le rendement compte moins que la « visibilité », « l’élan » et un beau « tableau de chasse ». […] L’environnement interpersonnel surpeuplé de la bureaucratie moderne, dans lequel le travail revêt un caractère abstrait, presque totalement dissocié de son exécution, encourage et souvent récompense, par sa nature même, une réaction narcissique. »
L’une des caractéristiques du système capitaliste consiste à transformer les victimes en bourreau. Ce statut ambivalent contribue à une fracture mentale et à des comportements sociaux en contradiction les uns avec les autres.
« Nous sommes trop inattentifs, ou trop occupés de nous-mêmes, pour nous approfondir les uns les autres : quiconque a vu des masques, dans un bal, danser amicalement ensemble, et se tenir par la main sans se connaître, pour se quitter le moment d’après, et ne plus se voir ni se regretter, peut se faire une idée du monde. »
Vauvenargues, Maximes et pensées, éd du Rocher, 2003
Vivre dans la contradiction
Dans son livre 1984, Orwell décrivait la « double-pensée », cette capacité de l’être humain d’intérioriser deux affirmations opposées. Cette déstructuration des liens logiques est palpable dans la personnalité de Narcisse. Par exemple :
Il prône « la coopération et le travail en équipe tout en nourrissant des impulsions profondément antisociales » et s’enferme souvent dans des attitudes de « tolérance hostile ».
Il rejette la religion mais apparaît comme un être de croyances, dans la mesure où il délègue sans cesse à d’autres ce qu’il doit penser et faire (experts, entreprises, sectes, etc. ).
Il est extrêmement cynique et désabusé par le monde politique mais continue à voter pour tel ou tel parti.
Il exalte le respect des règlements mais triche dès qu’il peut. Il se conforme aux normes sociales « par crainte d’être puni par autrui, mais il se voit souvent comme un hors-la-loi et se représente les autres de cette manière. »
« Il se veut superficiellement détendu et tolérant, ne cherche pas à imposer ses propres certitudes aux autres, mais il se crispe sur ses positions s’il se sent attaqué. »
Il bouillonne de désirs et de colère mais se veut sociable, incolore, soumis.
Il combine le « sentiment d’une décadence de la société » avec une « utopie technologique ». La certitude que nous courons à la ruine côtoie une croyance implicite en le progrès de la technique.
Nous pourrions multiplier ces exemples, et nous en trouverons sans doute de nombreux autour de nous ou en nous-mêmes.
La double-pensée
« La méfiance à l’égard de la publicité, tout en continuant à consommer, le rejet de la politique-spectacle, tout en se passionnant pour ce qui s’y déroule, font de nous des êtres paradoxaux. Ce brouillage idéologique auquel la publicité contribue fortement nous amène à adhérer à des « certitudes » de plus en plus opposées : l’idéal du tout automobile et la saturation des routes, le triomphe de la communication et l’expansion des solitudes, les sirènes de la croissance économique et la marée du chômage. Il faut croire tout et son contraire, ce que l’écrivain Orwell appelait dans 1984 « la double-pensée ». Il s’agit d’une véritable fracture mentale où chacun doit faire tenir ensemble les tristes données de l’expérience quotidienne et l’incessante imprégnation d’une idéologie ambiante qui « positive à mort ». »
François Brune, De l’idéologie aujourd’hui, éd Parangon, 2004
Le narcissisme comme phénomène social
Extrait de De notre servitude involontaire, Alain Accardo, Agone, 2001
« Toute société reproduit sa culture – ses normes, ses postulats sous-jacents, ses modes d’organisation de l’expérience – dans l’individu, sous la forme de la personnalité. Comme le disait Durkheim, la personnalité est l’individu socialisé. »
Christopher Lasch, La culture du narcissisme
La science sociale a mis « en lumière le fait fondamental de la socialisation, […], structuration simultanée d’agents collectifs (groupes de toutes dimensions et toutes structures) et d’agents individuels (membres de ces groupes) porteurs de propriétés adéquates. De ce point de vue, la vieille opposition classique individu/société se révèle dépourvue de tout fondement autre qu’une croyance métaphysique. […] Un système social, quel qu’il soit, existe toujours sous cette double forme : autour de nous sous une forme objective, dans le foisonnement des institutions, appareils, organisations, techniques, classements, distributions, répartitions, réglementations, codes, etc., et en nous sous forme d’ensembles structurés, plus ou moins cohérents et compatibles, de dispositions personnelles, inclinations, tendances, motivations, compétences et aptitudes à fonctionner dans un tel environnement objectif. Pour qu’un système social fonctionne et se reproduise, il faut qu’il y ait une relative congruence entre structures externes et structures internes façonnées par une même histoire. […] Notre Moi se construit à partir des structures objectives existantes : par le biais de sa socialisation, l’individu en intériorise la logique de fonctionnement et en incorpore les modèles et les normes, au fil des expériences liées à sa trajectoire personnelle. Deux sociétés différentes, ou deux époques historiques différentes d’une même société, ne peuvent façonner le même type d’individu. En retour, à mesure qu’il se construit, l’individu tend à s’autonomiser relativement (à devenir un sujet) et à réagir sur les structures en place pour les reproduire et les modifier tout à la fois dans des proportions variables.
Tel est le contenu sociologique minimum qu’il importe de donner à la notion de social, faute de quoi l’analyse des faits sociaux ne peut que s’enliser dans d’insurmontables antinomies entre un dehors sans rapport avec un dedans et un dedans sans lien avec un dehors. […] Ainsi donc, lorsque nous proclamons notre hostilité au « système capitaliste », et que toutes les critiques que nous formulons s’adressent exclusivement à ses structures économico-politiques objectivées, il est clair que notre analyse s’est arrêtée à mi-chemin et que nous avons oublié de nous interroger sur la partie intériorisée du système, c’est-à-dire sur tout ce qui en nous contribue à faire fonctionner ces structures, causes de tant de dégâts autour de nous.
Car enfin, ces structures économico-politiques ne pourraient pas fonctionner sans le concours de ce que certains sociologues ont appelé un « esprit du capitalisme », c’est-à-dire sans une adhésion subjective des individus qui engage, au-delà même des idées conscientes et des sentiments explicites, les aspects les plus profonds et les plus inconscients de leur personnalité, tels qu’ils ont été façonnés par leur socialisation dans le système. […] Si un système nous produit (ou contribue à nous produire) en tant que membres de tel groupe à telle époque, cela veut dire que, par le biais de mécanismes sur lesquels on est encore loin d’avoir fait toute la clarté, les déterminations sociales que nous intériorisons deviennent véritablement chair et sang. Le social s’incarne en chaque individu, et ses déterminations, une fois incorporées à notre substance, jouent par rapport à notre façon d’être au monde le même rôle à la fois indispensable et non perceptible que nos os et nos tendons jouent dans notre locomotion, […], elles ne sont plus ressenties comme des contraintes extérieures mais comme des mouvements dont le point de départ se situe dans l’intimité la plus profonde de notre moi. […]
Il est toujours possible de contraindre une masse d’agents sociaux à l’obéissance en recourant à une répression plus ou moins féroce. Mais un système fonctionnant uniquement à la coercition ne serait pas viable longtemps. Pour éviter d’avoir à casser continûment des têtes, il vaut mieux façonner durablement les corps et « l’esprit » qui les habite. Pour la longévité d’un système, il faut impérativement que ceux qui le font fonctionner soient disposés à le faire de leur plein gré, au moins pour l’essentiel. Et plus leur adhésion est spontanée, moins ils ont besoin de réfléchir pour obéir, mieux le système se porte. […]
On comprendra mieux ainsi pourquoi je considère que la critique d’un système capitaliste ne peut s’en tenir aux méthodes traditionnelles de lutte économique et politique, et se contenter de mettre en cause les structures objectives de l’ordre établi (par exemple le marché incontrôlé des capitaux financiers ou la politique de privatisation des services publics ou le caractère technocratique de la construction européenne, etc.), mais qu’elle doit, en outre et en même temps, mettre en cause la part que nous prenons personnellement, même et surtout si ce n’est pas intentionnel, à la « bonne » marche de l’ensemble. Ce retour réflexif de la critique du système sur elle-même est une entreprise difficile car elle ne peut que heurter, de prime abord, la bonne conscience des opposants au système, qui croient généralement avoir assez fait en dénonçant le caractère pernicieux des structures objectives de l’ordre capitaliste en leur refusant leur adhésion expresse, sans même soupçonner en quoi une telle prise de position critique, en raison même de son caractère partiel, peut contribuer au fonctionnement du système. »
En guise de conclusion
« Le type de révolution intellectuelle auquel l’oeuvre de Lasch nous invite ne pourra être que très mal accueilli par le public « éclairé », celui qui se sait, par droit divin, situé à jamais dans le camp du Bien et de la Vérité. […] sans doute parce que pour lui, une idée n’est pas tant un moyen de comprendre le monde que celui d’apaiser ses propres inquiétudes. »
Jean-Claude Michéa, préface de La culture du narcissisme
Finalement, qui est Narcisse ? Est-ce une caricature ? Est-ce une description de comportements parfois décelables en nous et autour de nous, à des degrés divers ?
Vous avez sans doute noté ou ressenti de multiples contradictions dans cet exposé qui ne se présente pas comme une « bulle de cohérence » mais comme un questionnement sur ce qui, dans notre vie intime et nos rapports personnels, semble constituer les mêmes structures de domination que celles que nous critiquons au niveau politique et social.
Répétons-le, il ne s’agit là que d’interprétations de la réalité sociale, réalisées à partir de ce que nous avons compris des analyses de Christopher Lasch. Cet exposé, trop concis, aurait gagné à étudier dans quelle mesure les médias, le système politique actuel, le travail, l’école ou encore la publicité constituent autant d’encouragements et d’exutoires créant et avivant le narcissisme. En effet, nous sommes convaincus que le système actuel a tout intérêt à favoriser la « production » en grand nombre de Narcisses. Par leur conformisme et leur cynisme, ces derniers sont en effet, à court terme, les meilleurs garants de l’ordre établi et de la culture de consommation hédoniste.
Laissons le mot de la fin à Christopher Lasch : « [Est-ce] criminel que les citoyens blancs de la classe moyenne se complaisent à examiner leur moi, alors que leurs compatriotes moins chanceux luttent et crèvent de faim [?] Il faut cependant comprendre que ce n’est pas par complaisance mais par désespoir que les gens s’absorbent en eux-mêmes, et que ce désespoir n’est pas l’apanage de la seule classe moyenne. […] L’effondrement de la vie personnelle ne provient pas de tourments spirituels réservés aux riches, mais de la guerre de tous contre tous, qui a toujours fait rage dans les couches inférieures de la population et qui s’étend à présent au reste de la société […] [le narcissisme] se révélant essentiellement une défense contre les pulsions agressives plutôt qu’un amour de soi. »