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M. Winckler: "Les préjugés des médecins sont des préjugés de classes"

Lien publiée le 16 août 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Interview de Martin Winkler, médecin et auteur de romans, initialement publiée dans l’Humanité.

Entretien réalisé par Caroline Constant
Vendredi 24 juin 2016
L’Humanité

Martin Winckler a publié son nouveau roman Abraham et fils (éditions P.O.L). L’auteur et médecin vit désormais au Canada, où il intervient sur les questions d’éthique à l’université de Montréal. Il garde sa sévérité intacte sur le système de santé français, des études de médecine à la pratique quotidienne. Et s’exprime sur le rôle de la littérature.

Ce qui revient en leitmotiv dans vos romans, c’est le manque d’empathie des médecins pour leurs patients, que vous imputez à la formation…

Martin Winckler : La sélection des étudiants en médecine, en France, porte surtout sur des jeunes gens issus de milieux favorisés. Et ces étudiants s’apprêtent à soigner des patients de leur milieu social, pas du milieu ouvrier, ni des sous-prolétaires. D’autant que la formation médicale laisse entendre aux étudiants qu’à l’intérieur même de la médecine, existe une élite. Et on les incite à devenir cette élite. Si vous raisonnez ainsi, cela signifie que certains valent plus que d’autres.

Et dans ceux qui « valent » moins que d’autres, on retrouve le médecin généraliste et l’urgentiste…

Martin Winckler : Le médecin généraliste est en bas de l’échelle. Et que dire des patients ! Je me souviens d’un chirurgien qui disait, au début des années 1980 : « Quelqu’un qui s’est abîmé la main par accident, vous n’allez pas la lui réparer de la même manière si c’est un violoniste ou un ouvrier du bâtiment. Parce que l’ouvrier du bâtiment, au fond, il n’a besoin que des deux derniers doigts pour tenir la pioche. » C’est monstrueux.

Pour le coup, votre exemple montre une médecine de classes…

Martin Winckler : Exactement ! Les préjugés des médecins sont des préjugés de classes. Ils sont éduqués comme s’ils étaient des aristocrates, comme s’ils valaient plus que les infirmières. Du coup, vous comprenez que les obstétriciens français ne veulent pas parler d’accouchement à domicile avec les sages-femmes, alors que ça se fait partout en Europe sans problème, sous prétexte que ce n’est pas aussi sécurisé qu’à l’hôpital. Encore une fois, c’est une question de pouvoir, de contrôle sur les corps. Ce n’est pas une question scientifique, d’autant que le monde médical français est le moins scientifique des pays développés. Il suffit de prendre l’exemple de la contraception, que l’immense majorité des médecins ne savent pas prescrire, prescrivent en dépit du bon sens, voire interdisent aux femmes certaines méthodes. Ce sont des arguments autoritaires. Pour 500spécialistes, dans une fac de médecine, il y a un généraliste comme enseignant. Alors que la proportion de généralistes et de spécialistes est de quatre généralistes sur cinq. Tous les étudiants en médecine devraient être formés pour être des médecins généralistes et une partie d’entre eux, au bout de mettons cinq ans d’expérience, s’ils veulent se spécialiser, pourraient y parvenir, à condition de démontrer leur intérêt pour la spécialité. Il ne faut pas devenir gynécologue quand on déteste les femmes, quand on les méprise ou quand on les prend pour des cruches !

Pour changer, sur quels leviers faudrait-il s’appuyer ?

Martin Winckler : À Montréal, il y a un programme qui s’appelle « le patient partenaire ». Des patients qui souffrent de maladies chroniques, et les connaissent donc très bien, participent à l’enseignement. Ce sont eux qui indiquent aux médecins où sont les priorités. Les médecins ont une formation scientifique, et une relation relationnelle, parce que des patients leur rappellent sans cesse ce qu’ils ressentent. Le grand problème en médecine en France, c’est qu’il y a des médecins extraordinaires, honorables et dévoués, mais ils ne sont jamais donnés en exemple. On donne en exemple des gens pour leur prestige, pour leurs accomplissements techniques, mais jamais pour leurs qualités relationnelles. Il n’y a pas de conférence ni de cours dans lesquels on dit aux étudiants : « Écoutez les gars, si vous ne voulez pas soigner des gens pauvres, il faut que vous fassiez un autre métier. Si vous ne voulez pas soigner des gens qui ne parlent pas comme vous, il faut faire un autre métier. Si vous voulez imposer vos valeurs, par exemple à une femme qui vous dit “je ne veux pas d’enfants, et je veux disposer d’une ligature des trompes, puisque la loi le permet”, vous devez faire un autre métier, vous n’avez pas à imposer vos valeurs aux autres. » Pour parvenir à ce résultat, il faudrait que des facultés de médecine ne soient plus élitistes. Mais elles sont construites sur cette notion. Quand j’ai écrit les Trois Médecins, des membres de l’association des Amis d’Alexandre Dumas sont venus me voir en me disant : « Comment vous avez procédé pour transposer les Trois Mousquetaires dans une faculté de médecine ? » J’ai répondu : « C’est très simple : les facultés de médecine sont structurées comme la France de LouisXIII. » Il y a un vice-doyen qui a deux chefs de clinique, et ils commandent. La structure des grandes écoles françaises est une structure aristocratique. Mon père était médecin, donc, techniquement, nous étions des bourgeois. Mais sa mère faisait le ménage. Nous n’avons jamais oublié d’où nous venions. Et je n’avais pas une idéologie de gosse de riche quand j’ai commencé à faire médecine, mais une philosophie qui était : « Tu soignes tout le monde, un point c’est tout. »

Quand vous avez commencé à écrire vos œuvres romanesques, c’était un besoin de mettre des mots sur vos émotions ? De sortir du langage médical purement technique ? Ou c’est juste que l’hôpital et le cabinet médical sont des réserves formidables d’histoires ?

Martin Winckler : J’ai toujours voulu écrire de la fiction. Dans un essai, il est plus difficile de faire passer des émotions. Mais dans une fiction, vous pouvez raconter des histoires de vie. Et ces histoires sont porteuses d’émotions, d’enseignements, d’une compréhension du monde. Lorsque j’ai écrit la Vacation, ça tombait sous le sens d’essayer d’expliquer cette douleur morale des femmes qui avortent, mais aussi la douleur morale des soignants, et sans porter de jugement. Mais ce n’est pas parce qu’on ne porte pas de jugement qu’on ne souffre pas. Après, dans la Maladie de Sachs, ce qui me paraissait très important, c’était de donner la parole aux patients, et de dire que « ce qui est important, ce n’est pas ce qu’on pense soi-même ». Et puis, j’avais un objectif moral : c’était important, précisément, de contrebalancer le discours paternaliste, le discours technique, le discours moralisateur du monde médical au travers de la fiction, et en donnant la parole aux patients.

Dans tous vos ouvrages, vous montrez aussi le sort réservé par les mandarins aux infirmières, aides-soignants… ?

Martin Winckler : La profession est clivée par les rapports de classes. Pendant longtemps, les médecins ont pu tenir tête à l’administration. Ils ne le peuvent plus, parce que l’administration est devenue complètement autoritaire. Du coup, les médecins ne s’occupent pas de la façon dont les infirmières, les aides-soignantes, les sages-femmes ou leurs collègues travaillent. Ils se battent pour leurs petits privilèges. Si les professionnels étaient solidaires, ils pourraient dire ensemble : « Là, on n’a plus assez de monde pour bosser. » Vous imaginez leur force ? C’est très simple de faire une grève dans un hôpital sans léser les patients, il suffit de ne plus remplir les documents administratifs. Et à ce moment-là, l’hôpital ne peut plus se gérer, mais on soigne quand même les gens. Je l’ai fait, il y a vingt-cinq ans, au centre hospitalier du Mans, au service des IVG. Il y avait une logique comptable : il fallait récupérer une dizaine de vacations pour pouvoir faire venir d’autres médecins, payés des clopinettes, bien entendu. On a dit non. Sous ma surveillance, on a continué à faire des IVG, mais sans remplir les dossiers. Or, un centre d’IVG, ça rapporte, parce que c’est la Sécu qui paie, et que ses tarifs sont bien plus élevés que ce qu’elle coûte. Au bout de quinze jours, l’administration s’est rendu compte qu’elle n’avait plus aucun compte rendu. On a obtenu gain de cause. Mais aujourd’hui, les services sont minés par les luttes de pouvoir. Regardez ce qui s’est passé à l’hôpital Pompidou (1). Les luttes de pouvoir, vous ne pouvez pas en avoir quand il n’y a pas de pouvoir. Ou en tout cas quand il y a un pouvoir démocratique qui est exercé par l’ensemble des personnels.

Ces luttes de pouvoir sont très présentes dans les Trois Médecins (Gallimard, collection Folio, 2006), y compris avec le rôle des industries pharmaceutiques dans la formation des médecins ?

Martin Winckler : En Amérique du Nord, les universités ont décidé que les étudiants ne recevraient plus les visiteurs pharmaceutiques. Car à partir du moment où étudiants et enseignants sont soumis à l’influence de l’industrie, ils ne peuvent plus penser en termes scientifiques. L’industrie ne fonctionne qu’en termes de ventes, pas en termes de bien de l’humanité. Aux États-Unis, ou au Canada, les médecins ne pensent pas qu’ils sont immunisés contre l’influence des industriels. Ils pensent que l’influence des industriels est contraire à l’intérêt des patients. Ils se défendent, utilisent des arguments scientifiques. En France, vous entendrez couramment des médecins dire « certes, je travaille avec l’industrie mais je reste complètement objectif ». Les médecins ont une responsabilité importante, car ils sont des prescripteurs, mais aussi des guides à des tas de points de vue. S’ils se laissent guider par l’industrie, ils servent de courroie de transmission auprès des étudiants, des patients, des autres professionnels. Moralement, c’est inacceptable. Il y a une forme de déni le plus complet. Fondamentalement, c’est exactement la même chose que ce qui se passe en France en ce moment, avec un gouvernement qui ne fait que ce qu’il veut et qui est absolument sourd à ce que la population lui dit.

D’où le danger de voir ce système se scléroser de l’intérieur ?

Martin Wincler : C’est très difficile de changer à l’intérieur d’une structure « immuable ». Changer un enseignement, changer un cours, c’est une goutte d’eau dans l’ensemble des influences. Quand vous parlez d’empathie dans un cours le matin, et que l’après-midi les étudiants vont en stage dans un service dirigé par quelqu’un qui se comporte de manière complètement aristocratique, l’exemple vivant est beaucoup plus fort, et beaucoup plus difficile à contester, que l’exemple théorique du matin. Ce n’est pas que les étudiants ne veulent pas. C’est que la médecine, c’est aussi une profession qui s’apprend par l’émulation, et la pratique.

Vos livres confortent le patient face à son médecin, vos lecteurs vous le disent. C’est une petite victoire ?

Martin Wincler : Je ne néglige pas l’impact que mes romans peuvent avoir au plan individuel. Une anecdote : en 2002, j’avais une chronique sur France Inter qui a été supprimée après que j’ai parlé de l’industrie pharmaceutique. Cette fameuse industrie s’est aussi fendue d’un billet pour dire « nous sommes les bienfaiteurs de l’humanité », « Winckler raconte des mensonges ». Ce qui signifie, en réalité, qu’avec ma petite chronique de trois minutes, je les ai emmerdés. C’est très intéressant. Cela signifie que la parole des citoyens est une menace pour les structures de pouvoir, en France. Parce qu’à moi tout seul, je suis un danger, je vais faire tomber l’industrie pharmaceutique mondiale ? Tu te fous de ma gueule ou quoi ? J’écris des livres pour que les gens se sentent mieux, plus armés, soient plus informés, plus solides après les avoir lus. Mais je ne m’imagine pas que ça a plus d’importance que ça. Après, ce sont tous les individus qui peuvent se mettre ensemble, et font changer la société. Pas les livres. Mon apport individuel est un apport à une œuvre collective.

Abraham son fils et l’écrivain

À son réveil, dans un hôpital parisien, Franz n’a plus de souvenirs. Au-dessus du petit garçon, veille la figure de son père, Abraham Farkas. Franz a été victime d’un accident, en Algérie, en 1962. De quelle nature est-il ? Où est sa mère ? L’enfant n’a aucune réponse, et son père se tait. Père et fils s’installent dans un village du centre de la France. Ils s’y reconstruisent. En affrontant une nouvelle demeure, « les autres », et aussi l’histoire. Un magnifique récit sur la filiation et la mémoire, individuelle et collective.

(1) Le 17 décembre 2015, le cardiologue Jean-Louis Megnien, victime de harcèlement moral, s’est suicidé.