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A propos de « Produire le consentement » de M. Burawoy

Lien publiée le 21 octobre 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/sociologie-marxiste-burawoy/

Michael Burawoy, Produire le consentement, traduction et préface de Quentin Ravelli, Montreuil, Éditions La Ville Brûle, 2015, 304 p., 25€.

À lire : un extrait du livre ici.

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A la différence de l’anthropologie, on ne peut pas parler d’une véritable tradition marxiste française en sociologie. C’est pour cela que la traduction de ce classique de la sociologie contemporaine qu’est Produire le consentement a de quoi étonner dans le paysage français des sciences sociales, tant pour l’usage qui y est fait du marxisme dans une discipline qui depuis longtemps a supprimé Marx de sa boîte à outils conceptuelle, que pour la méthodologie employée.

Bien qu’il soit enseigné en tant que « père fondateur » aux côtés d’Emile Durkheim ou de Max Weber, les concepts ou l’actualité de la pensée de Marx ne sont pas pour autant discutés par la sociologie contemporaine. Une autre particularité de l’étude de Michael Burawoy est son usage de l’ethnographie, et en particulier de l’observation participante, comme méthode la plus à même de rendre compte de la manière dont est produit le consentement à l’exploitation dans une usine. Par ailleurs, cette traduction est en quelque sorte une invitation à « déprovincialiser » la sociologie française qui, malgré ses prétentions, reste très centrée sur elle-même tant dans ses influences et ses références que dans sa forme universitaire[1].

Burawoy se défend de vouloir établir une théorie générale du capitalisme. Son étude se fonde après tout sur la description minutieuse d’une expérience de onze mois de travail dans une usine de machines agricoles dans la ville de Harvey au Sud de Chicago entre 1974 et 1975. Pourtant, comme on le verra, le rapport qu’il entretient à son objet l’oblige à situer son analyse dans la perspective historique du développement du capitalisme et à rendre intelligibles ses propres observations dans le cadre du capitalisme monopolistique américain.

Publié pour la première fois il y a plus de quarante ans, traduit pour les éditions La ville brûle par Quentin Ravelli,Produire le consentement est pertinent dans sa critique des théories sociologies de l’organisation, dans son importation du marxisme en ethnographie et dans l’établissement d’une théorie du procès de production capitaliste, mais surtout il fournit les fondements de ce que pourrait être une sociologie marxiste.

I. Intégrer les « vérités partielles » de la sociologie

Quel peut être le rapport entre le marxisme, comme courant de pensée, et les « vérités partielles » ou « vérités incomplètes »[2] de la sociologie ? Pour construire une théorie du procès de travail capitaliste, Burawoy utilise les catégories de la sociologie dominante et les intègre à son propre cadre de réflexion marxiste. Il s’agit pour lui de sortir de l’auto-référence de la tradition marxiste afin de « sauver le noyau rationnel de la sociologie industrielle en développant ces vérités incomplètes dans un cadre d’analyse marxiste »[3].

L’échec (demise) de la sociologie industrielle tient à sa subordination à la sociologie des organisations, qui efface le trait le plus distinctif de l’entreprise capitaliste : la recherche du profit.   En effet, les travaux sur l’entreprise, l’organisation du travail ou le développement industriel laissent de côté ce qui fait la spécificité de l’entreprise sous le capitalisme, ce qui revient à enlever toute historicité aux sociétés capitalistes et à permettre d’étendre l’analyse des organisations à d’autres régions sociales[4]. Les organisations sous le capitalisme ne produisent pas seulement cette « immense accumulation de marchandises » dont parle Marx, mais surtout du profit. C’est pour cela qu’une organisation n’existe pas de manière indépendante du reste de la structure sociale car ces entreprises engagent différents aspects de la société capitaliste. Dans ce sens, les activités d’atelier et les attitudes au travail de ses agents ne peuvent pas être comprises en dehors des sphères politiques et idéologiques de l’organisation de la production établies selon des besoins et des intérêts précis : « Aveuglée par le développement de ses concepts généraux et abstraits, la théorie des organisations n’a pas vu ce que les organisations produisaient de concret et de particulier »[5]. Cette sociologie a donc sous-estimé la caractéristique essentielle du processus de production capitaliste : la transformation de la nature ou des matières premières en choses utiles afin d’en tirer du profit.

Il s’agit alors de rompre avec les prénotions de la sociologie des organisations sur le travail ouvrier et d’opérer un renversement de sa problématique classique. Face à l’attitude des ouvriers au travail, chercheurs progressistes et conservateurs, prisonniers de leurs pré-notions, se sont longtemps retrouvés dans la problématique suivante : pourquoi les travailleurs ne travaillent-ils pas plus ?

Pour les premiers, toute forme de limitation de la production ou de baisse de la productivité était une expression sans médiation de la conscience de classe, tandis que pour les seconds il fallait chercher la réponse, comme l’ont souvent fait les tenants de la théorie de l’acteur rationnel, dans la mauvaise communication entre les travailleurs et la direction. Soit ces théories se focalisaient sur le conflit sous-jacent dans l’atelier, soit elles exaltaient le caractère fondamentalement harmonieux de celui-ci. Une sociologie du travail, de l’entreprise ou des organisations qui décrit le conflit comme inhérent ou inévitable au-delà des conditions historiques qui le rendent possible dans le cadre du capitalisme avancé ne fait que des « hypothèses métaphysiques ».

La nécessité de rendre compte de l’ensemble des attitudes au travail, qu’elles aillent de l’acceptation des conditions de travail à la contestation de l’ordre interne à l’usine, implique de poser le problème en des termes nouveaux.

Pour Burawoy, c’est l’intensité du travail fourni par les ouvriers qui peut surprendre : « Pourquoi les travailleurs devraient-ils autant repousser leurs propres limites dans l’intérêt de l’entreprise ? »[6] Pourquoi coopérer, voire dépasser les attentes des contremaîtres ? Bref, pourquoi les travailleurs travaillent-ils autant ? Pour Marx, qui a consacré de longs passages du Capital à la naissance de la fabrique, la réponse se trouvait dans la discipline à l’usine et son système de punitions et d’amendes, c’est-à-dire dans le recours à la contrainte et à la coercition :

« A l’époque où [Marx] écrivait, l’asservissement du travail au capital était total. Le système du travail aux pièces était utilisé pour intensifier le travail, les travailleurs ne pouvaient résister aux diminutions de salaires arbitraires et même lorsque l’ouvrier était rémunéré au temps passé, le contremaître pouvait toujours le licencier pour n’avoir pas produit suffisamment »[7].

Mais devant l’attitude de ses collègues de travail qui l’invitaient à se « débrouiller » seul devant sa machine, Burawoy fait un constat important :

« Avec l’apparition des syndicats et d’un minimum de droit du travail, la peur de perdre son emploi ou de ne pas gagner de quoi vivre fut progressivement déconnectée de l’effort fourni. La contrainte ne pouvait plus, à elle seule, expliquer pourquoi les salariés travaillaient autant »[8].

Ni le conflit, ni le consentement ne peuvent être expliqués par la sociologie industrielle et la théorie des organisations qui les considèrent comme un donné atemporel :

« Le conflit et le consentement ne sont pas des conditions sine qua non mais des produits d’une organisation bien particulière du travail. Evitons le piège des nombreux débats entre la  »théorie du consensus » et la  »théorie du conflit » et rejoignons un tout autre rivage, en restituant au débat son contexte historique. »[9]

Partir du caractère capitaliste de l’organisation conduit à mettre en relief les forces internes et externes qui font pencher l’organisation vers un type de régime interne de gestion de la main-d’œuvre et de résolution des conflits. C’est en cela qu’un de ses objectifs est de comprendre le caractère spécifique du procès de travail capitaliste. Pour mener une analyse des organisations, il faut comprendre comment tant le conflit que le consensus sont organisés au niveau de l’ensemble relativement isolé et autonome qu’est l’entreprise, ce qui signifie, pour Burawoy, revenir aux bases de la société capitaliste[10].

II. Pratiquer l’ethnographie en marxiste

Burawoy s’étend peu dans Produire le consentement sur les fondements méthodologiques de son enquête. Pour comprendre comment et pourquoi il allie à la fois marxisme et ethnographie, il faut rappeler quelques étapes de son parcours intellectuel.

Après avoir réalisé une étude sur les rapports entre classe et race dans les mines de cuivre en Zambie en 1972 sous l’influence de l’anthropologue Jaap van Velsen[11], formé à l’École de Manchester, il réalise ensuite sa thèse de doctorat à l’Université de Chicago, où il devient un « missionnaire »[12] de la méthode de l’ « étude de cas élargie ». Cette méthode développée par l’École de Manchester d’anthropologie sociale se distingue de l’« observation participante » enseignée en anthropologie sociale ou par l’École de Chicago, dans la mesure où elle situe le terrain d’enquête dans un contexte géographique et historique de niveau supérieur, et situe le chercheur dans l’ensemble des rapports de forces de la société étudiée. Il dira que la pratique ethnographique qu’il rencontre une fois arrivé à Chicago est radicalement différente de celle qu’il a apprise en Zambie, car elle semblait faire « abstraction de l’histoire », considérant ses terrains comme isolés dans le temps et dans l’espace[13].

Sa critique d’une ethnographie qui néglige l’histoire est, en quelque sorte, aussi une défense de la scientificité de la méthode ethnographique. Pour ses critiques, celle-ci ne respecterait ni la « représentativité » (le terrain serait trop spécifique et les données récoltées entièrement dépendantes du contexte), ni la « reproductibilité » (un autre ethnographe aura une expérience différente du terrain), propres à la science[14]. Coupée de l’histoire et négligeant les forces extérieures qui structurent le monde social, elle aurait finalement peu d’intérêt scientifique. En effet, se demande Burawoy :

« quelle peut être l’utilité de l’étude d’un atelier de fabrication de pièces automobiles relativement insignifiant pour la compréhension des grandes technologies de production de l’industrie moderne comme la ligne d’assemblage, la production en continu ou le travail de bureau ? »[15]

Pourtant, la « représentativité » ou la « reproductibilité » ne s’appliquent pas à l’ethnographie dans la mesure où elle ne recherche ni l’une, ni l’autre, mais la compréhension de l’intervention des processus historiques dans le terrain d’étude, et les différences que cela produit au cours du temps. L’« étude de cas élargie » considère que la « partie » peut être l’expression d’une totalité si elle en contient les principes essentiels ou si la totalité peut être considérée comme une entité composée de parties interdépendantes.

De plus, lorsque Burawoy se trouve sur le terrain il découvre que, trente ans plus tôt, un autre sociologue de Chicago, Donald Roy[16], avait lui aussi fait des descriptions très détaillées du travail ouvrier dans la même usine de constructions mécaniques. Ce sera l’occasion pour Burawoy de faire une « revisite » (revisit), cas particulier d’étude de cas élargie lorsqu’un ethnographe étudie un terrain préalablement étudié par lui ou par quelqu’un d’autre. Il pourra donc dégager les attributs fondamentaux du procès de travail en régime capitaliste avancé en prenant en compte dans son terrain les trente années de transformations du procès de travail.

Là où son prédécesseur avait observé des relations autoritaires entre l’encadrement et les travailleurs, le conflit – autrefois vertical – se manifestait maintenant horizontalement et la solidarité entre les opérateurs face à la direction, s’était transformée en hostilité et concurrence entre eux. Ces contrastes, dit-il[17], ne viennent pas seulement des différences dans la nature des relations observées, mais de la théorie que chacun avait importée à l’usine. Car, un des objectifs de Burawoy était de démontrer que l’usine n’était pas nécessairement, à la différence de ce qu’affirmaient d’autres penseurs marxistes, le lieu de la formation de la conscience de classe, mais aussi le lieu où le consentement était fabriqué.

III. Les principales caractéristiques de la production du consentement sous un régime hégémonique

Pour comprendre l’essence du procès de production capitaliste, il faut le comparer à un autre procès de travail – le féodalisme – dans le but de faire ressortir les spécificités de l’appropriation de surtravail sous le capitalisme. Lorsque les serfs travaillaient la terre, ils devaient verser une redevance sous la forme de corvées, en nature ou en argent. Dans un système où le travail nécessaire à la reproduction de la force de travail et la production pour le seigneur sont séparés dans le temps et l’espace, le surtravail est transparent.

En régime capitaliste, les travailleurs ne peuvent pas transformer la nature par eux-mêmes pour subvenir à leurs besoins de manière autonome et ils n’ont d’autre solution que de vendre leur capacité de travail au capitaliste en échange d’un salaire. Mais ils sont payés uniquement pour reproduire leur propre force de travail, tandis que le reste du temps de travail constitue le surtravail. Ici, le surtravail est obscurci.

Sous le féodalisme, le surtravail est assuré d’avance sous la forme d’une rente. Sous le capitalisme, le salaire est prédéterminé et les employeurs doivent s’assurer d’extraire assez de travail non payé. Comme nous l’avons déjà dit, pour Marx, ce système présuppose la contrainte :

« Pour leur survie économique, les travailleurs sont supposés être entièrement à la merci du capitaliste ou de son agent, le contremaître. Ce dernier peut intensifier arbitrairement le travail, tant que ses exigences ne compromettent pas le retour du salarié au travail le lendemain et qu’elles restent dans le cadre de la loi »[18].

Dans cette configuration, la sphère du consentement était restreinte. Mais au fil des luttes sociales, le montant du salaire a été fixé indépendamment de l’effort individuel au travail, tandis que l’organisation du consentement est venue soutenir, voire remplacer, l’usage de la contrainte. A la place du « fouet » et du « cahier de punitions du surveillant » dont parle Marx, les délégués du personnel sont mis en place, le salaire à la pièce est remplacé par les conventions collectives et, par ce biais, le conflit de classe s’estompe et se déplace de l’atelier à la table de négociations :

« Alors qu’en 1945 les négociations entre la direction et les travailleurs pour la répartition des récompenses à l’effort de travail se déroulaient dans l’atelier, en 1975 ces négociations avaient été largement transférées vers la salle de réunion. L’opposition entre ouvriers et contremaîtres avait trouvé une soupape de sécurité dans l’organisation des transferts de postes à l’échelle de l’usine entière : affectée par les changements du système de rémunération, le conflit de classe avait perdu en intensité, au profit des luttes individuelles pour obtenir tel ou tel poste »[19].

Par transformations dans la reproduction de la main-d’œuvre (notamment par la diminution de la dépendance du travailleur vis-à-vis du salaire direct) et dans la gestion des conflits entre base et encadrement, c’est tout le « régime interne » à l’entreprise qui est transformé. On voit donc un « régime despotique »[20], fondé sur la coercition et la dépendance vis-à-vis du patron, être remplacé par un « régime hégémonique », fondé sur la relative autonomie des travailleurs dans le procès de production, le salaire socialisé et la présence de syndicats dans les ateliers.

Une des originalités de cette étude par rapport aux travaux français est le fait que, contrairement aux théories du pouvoir symbolique, ici il ne s’agit pas d’une question de légitimité du pouvoir du patron, sur la base de l’imposition de catégories de représentation du monde social, car pour Burawoy le consentement s’obtient « par l’organisation de pratiques concrètes qui le font naître ». En effet, le consentement à l’exploitation n’est pas fondé sur la croyance, mais sur l’impression des travailleurs d’être maîtres de leurs actes et de leurs choix :

« Au sein du procès de travail, le consentement trouve sa source dans l’impression donnée au travailleur de pouvoir prendre des décisions – même si les choix réels qui s’offrent à lui sont restreints. C’est la participation à ce processus de décision qui génère le consentement »[21].

L’idée de la participation, voire de la fabrication par les travailleurs eux-mêmes de règles dans l’atelier qui prennent parfois la forme de jeux est une idée récurrente de la sociologie industrielle, pour qui toute condition de travail, si dure soit-elle, peut engendrer certains satisfactions relatives et des formes de compensation. Mais la participation à ce jeu non seulement donne l’impression que les travailleurs contrôlent les machines au lieu d’être contrôlés par elles, ou favorise l’effort individuel et non collectif, mais il fonde l’hégémonie du pouvoir de la direction à l’usine.

Ces jeux « se développent dans les limites définies par les salaires minimums et les marges de profit acceptables »[22] ; et la participation au jeu suppose le consentement implicite à ses règles. En l’occurrence dans le jeu du making outdécrit par Burawoy, les opérateurs essayent de maintenir une production de pièces à un niveau situé entre 140% et 125% du taux exigé par la direction. Ce jeu insère le travailleur dans le procès de production en tant qu’individu et non pas comme membre d’une classe sociale et offre une illusion d’autonomie, tout en encourageant le déplacement du conflit de l’axe vertical à un axe horizontal, où chaque travailleur est en compétition avec les autres.

Il arrive parfois que les salariés dénoncent le fait de se faire « arnaquer » par la direction. Mais ce qui pourrait apparaître comme une forme de conflit de classe n’est en fait que la dénonciation de l’incapacité de la direction de fournir les conditions de l’existence du jeu, donc une réaffirmation implicite de l’hégémonie patronale. On voit ici que l’incitation économique sous la forme d’un salaire est un moyen insuffisant pour la mise au travail. Dans une certaine mesure, le travail comme jeu apparaît aux yeux des ouvriers comme une fin en soi, comme ayant une valeur supérieure au seul profit économique qu’ils peuvent tirer de leurs salaires :

« Le making out ne peut pas être compris simplement comme un but secondaire annexé à l’objectif essentiel d’augmentation des rémunérations. Sa domination sur la culture d’atelier naît et s’incarne plutôt dans un ensemble de relations de production qui reflètent l’intérêt de la direction de générer du profit. La récompense du making out est définie par des facteurs directement liés au procès de travail – réduire la fatigue et l’ennui, passer le temps, etc. – ou dérivés de ce dernier – les gratifications sociales et psychologiques d’un making out réussi sur un poste difficile ou, inversement, le stigmate social et la frustration psychologique liés à l’échec d’une opération ‘juteuse’ »[23].

Le développement du travail comme jeu n’est possible que dans la mesure où des institutions telles que le « marché du travail interne » ou l’« État interne » existent. Un marché du travail interne émerge lorsque les employés d’une entreprise sont distribués au sein de celle-ci dans des postes hiérarchisés d’après des normes définies indépendamment du marché du travail externe. Il faut également que les travailleurs n’envisagent pas de partir de l’entreprise, et que celle-ci remplisse les emplois vacants avec ses propres employés avant de se tourner vers le marché externe. La mobilité interne à l’entreprise dissout certaines tensions entre les travailleurs et la direction, tout en stimulant celles qui opposent les travailleurs entre eux autour des postes.

Les entreprises créent un « gouvernement interne » c’est-à-dire un « ensemble d’institutions qui organise, transforme ou réprime les luttes concernant les relations de production et les rapports de production à l’échelle de l’entreprise. »[24] Sous le capitalisme concurrentiel, la régulation des relations de production était assurée par l’encadrement immédiat, tandis que sous le capitalisme monopolistique, les institutions de l’État interne ont été soustraites aux directions de la production et se sont incarnées dans les conventions collectives.

IV. Une sociologie de la reproduction contradictoire du capitalisme

Les marxistes ont souvent prédit la fin du capitalisme de leur vivant. Pourtant, leurs espoirs étaient vite déçus face à la robustesse de celui-ci. Ainsi, le jeune Engels prédisait en 1844 la crise finale du capitalisme face à la misère économique et morale des classes laborieuses en Angleterre ; et de même de nombreux intellectuels de la génération de Burawoy ont largement sous-estimé les capacités d’adaptation et de reproduction du capitalisme. Suite à l’échec de ces prophéties, que peut-il rester du marxisme, et d’une sociologie qui s’en réclame ?

Pour expliquer le retour du capitalisme sous une forme monopolistique, le marxisme s’est concentré sur des sujets déjà défrichés par Marx, comme l’État, en négligeant à la fois la transformation du procès de travail et la capacité de l’usine à contenir les luttes et à produire le consentement. Pour survivre dans un marché concurrentiel, les capitalistes se battent entre eux principalement de deux manières : ils augmentent la part de travail non payé soit en allongeant la journée de travail soit en augmentant la part de la plus-value relative, donc en diminuant la fraction de la journée de travail que l’ouvrier passe à produire son salaire ; ils mécanisent le travail pour obtenir un avantage comparatif.

Marx a assimilé la fin du capitalisme concurrentiel à la fin du capitalisme tout court. Pourtant, il s’agissait de l’émergence du capitalisme de monopole. C’est en cela que « la constitution du capitalisme monopolistique a forcé le marxisme à dépasser Marx »[25].

Si le marxisme a longtemps été une théorie de la trajectoire et du destin du capitalisme, il a en même temps été une théorie, avec un penchant « sociologique », de la reproduction contradictoire du capitalisme[26]. Le choix de Burawoy dans Produire le consentement, à la différence de ses contemporains, a été précisément de changer de point de vue et de se center sur les mécanismes contradictoires de reproduction du capitalisme au lieu de la question de sa destinée.

Certes, les études sur la reproduction sociale dans le cadre du capitalisme ne sont pas une nouveauté. Des travaux comme ceux de Pierre Bourdieu en France ou de Paul Willis au Royaume-Uni donnent des exemples de ce que peuvent être les mécanismes sociaux qui produisent l’auto-exclusion des positions sociales favorisées pour les membres d’une classe sociale dominée. Mais là où le marxisme intervient c’est en les situant historiquement par rapport aux relations d’exploitation et en dévoilant les mécanismes institutionnels spécifiques qui tendent à reproduire ces relations.

Partout où ces relations de production sont stables, des mécanismes institutionnels sous-jacents existent pour les reproduire. Ceci ne signifie pas que les relations sociales sous le capitalisme soient intrinsèquement stables ou exemptes de contradictions, mais que là où existe cette stabilité, elle a besoin d’un support institutionnel[27]. Un des enjeux est alors d’éviter l’éternel retour du « fonctionnalisme du pire » qui justifie tout mais n’explique rien[28], qui réfléchit en termes d’« intérêts » et de « volontés » de grands ensembles sociaux et auquel a adhéré une partie du marxisme, mais plutôt d’étudier quels sont les mécanismes à la fois inconscients et subtils mais non moins contradictoires qui contribuent à la reproduction du capitalisme.

Dans sa postface de 2004, Burawoy affirme que si Marx avait tort de considérer que le régime despotique était le seul possible à l’usine, il a pour sa part surestimé les capacités du capitalisme à générer du consentement :

« Je me suis trompé en prenant le régime hégémonique de production pour une forme en grande partie naturelle et éternelle, parce que j’ai sous-estimé les forces externes qui le généraient. »[29]

Le régime hégémonique n’était peut-être qu’un moment éphémère de l’histoire des relations professionnelles aux États-Unis. Ce régime s’est désagrégé au fur et à mesure des chocs de compétitivité et des mesures d’austérité de l’ère Reagan pour être remplacé par un retour partiel au despotisme du marché.

Dans une période de relative stabilité, le marxisme sociologique pouvait être suffisant pour expliquer la permanence du capitalisme, tandis que la dimension normative et la « téléologie » marxiste étaient à exclure. La crise économique qui ébranle l’hégémonie des institutions qui, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’usine, donnaient sa stabilité au capitalisme, et que le marxisme de Burawoy s’était fixé pour but d’étudier, fait qu’aujourd’hui une grande partie des sciences sociales, sans pour autant se revendiquer du marxisme, réintègrent une dimension normative dans leurs travaux.

Reste à savoir alors dans quelle mesure le marxisme en tant que tradition intellectuelle peut offrir ses propres réponses à ces nouveaux problèmes.

Notes

[1] Burawoy rappelait pour sa part le caractère provincial de la sociologie américaine dans son célèbre discours à l’American Sociological Association en 2004. Voir Burawoy, « Pour la sociologie publique », Actes de la recherche en sciences sociales, 1/2009 (n° 176-177) , p. 121-144.

[2] Burawoy M., Produire le consentement, Paris, La ville brûle, 2015, p. 31.

[3] Ibid.

[4] Traduit par « échec », demise désigne plus largement à la fois la chute, la fin ou la perte d’autorité. On peut comprendre les problématiques de la sociologie industrielle, comme tradition intellectuelle anglo-saxonne, comme un cas de « fausses antinomies », c’est-à-dire comme un faux problème scolastique qui représente un obstacle pour penser l’objet, mais est pourtant constitutif de la légitimité professionnelle d’un savant, qui se doit de défendre l’un ou l’autre terme de l’antinomie. (cf. Bourdieu P., Sur l’Etat, p. 175).

[5] Burawoy, M., Produire le consentement, Op. cit., p. 35.

[6] Produire le consentement, Paris, La ville brûle, 2015, p. 21.

[7] Idem.

[8] Idem.

[9] Op. cit., p. 40.

[10] Burawoy Michael, « The Written and the Repressed in Gouldner’s Industrial Sociology », Theory and Society, 1982, vol. 11, n° 6, p. 831-51

[11] Burawoy M., The colour of class on the copper mines. From african advancement to zambianization, Manchester, Manchester University Press, 1972.

[12] Burawoy M., The Extended Case Method. Four countries, four decades, four great transformations and one theoretical tradition, University of California Press, 2009, p. 4.

[13] Produire le consentementop.cit., p. 25.

[14] Burawoy M., The Extended Case Method. Four countries, four decades, four great transformations and one theoretical tradition, University of California Press, 2009, pp. 34-35.

[15] Produire le consentement, Op. cit, p. 24.

[16] Réalisée sous la direction et l’influence théorique d’Everett Hughes, la thèse de doctorat de Donald Roy, soutenue en 1952, n’a jamais été publiée. Seuls quelques articles ont été publiés à partir des matériaux qu’il a recueillis à la fin des années 1940 sur le freinage de la production (restriction of output). Le public français a pu enfin avoir accès à un recueil de ses travaux dans Roy D., Un sociologue à l’usine, Paris, La découverte, 2006.

[17] Burawoy M., The Extended Case Method…, op. cit., p. 86 sq.

[18] Produire le consentementop.cit., p. 55.

[19] Op. cit., p 79.

[20] Burawoy approfondira le concept de régime de production dans Politics of production (1985), où il comparera le « régime despotique » et le « régime hégémonique » avec le « despotisme bureaucratique » des pays de l’Est où il a fait également du travail de terrain.

[21] Op. cit., p. 56.

[22] Op. cit., p. 109.

[23] Op. cit., p. 113.

[24] Op. cit., p. 139-140.

[25] Op. cit., p. 227.

[26] BURAWOY Michael et OLIN WRIGHT Erik, « Sociological Marxism » in Jonathan Turner (dir.), The Handbook of Sociological Theory, Plenum Books, 2002, p. 459–86.

[27] Burawoy M. et Wright E., « Sociological Marxism », Op. cit.

[28] Pierre Bourdieu voyait dans la notion althussérienne d’« appareil » le meilleur exemple du fonctionnalisme du pire agissant comme un diabolus in machina : « Cause finale capable de tout justifier, et au moindre coût, sans rien expliquer : dans cette logique, qui est celle de la mythologie, les grandes figures allégoriques de la domination ne peuvent se voir opposer que d’autres personnifications mythiques, telles que la Classe ouvrière, le Prolétariat, les Travailleurs, voire les Luttes, incarnation du Mouvement social et de ses fureurs vengeresses. » Bourdieu P. « Le mort saisit le vif », Actes de la recherche en sciences sociales, 1980, Vol. 32, n° 1, p. 3-14.

[29] Produire le consentementop.cit., p. 251.