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Le libre-échange divise la société allemande

Allemagne libre-échange

Lien publiée le 14 novembre 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.anti-k.org/2016/11/13/le-libre-echange-divise-la-societe-allemande/#.WCldtPl_NBc

(Le Monde diplomatique de novembre 2016) En refusant pendant une semaine d’approuver l’Accord économique et commercial global (AECG ou CETA) entre le Canada et l’Union européenne, le Parlement de Wallonie (Belgique) s’est attiré les foudres des dirigeants européens et des éditorialistes. Or ce traité de libre-échange alimente une forte contestation populaire. Notamment en Allemagne, où il fracture la société.

Qui l’eût cru ? C’est en Allemagne, troisième pays exportateur du monde, que s’est développée l’une des plus fortes mobilisations européennes contre les accords de libre-échange entre l’Amérique du Nord et le Vieux Continent : le grand marché transatlantique (GMT, plus connu sous son sigle anglais Tafta), en cours de négociation, et l’Accord économique et commercial global (AECG, souvent désigné par son acronyme anglais CETA), entré dans sa phase de ratification (1). Le 17 septembre 2016, des manifestations organisées dans sept grandes villes ont rassemblé 320 000 participants selon les organisateurs, 190 000 selon la police. Le 10 octobre 2015, 250 000 marcheurs venus de tout le pays avaient défilé à Berlin.

Polémiques sur le nombre de participants mises à part, cette mobilisation contre la politique commerciale européenne constitue l’un des plus grands mouvements de protestation depuis la réunification. Plusieurs enquêtes suggèrent qu’il traduit — ou qu’il induit — un glissement profond du jugement populaire porté sur ces accords. Alors qu’en février 2014 les partisans du GMT représentaient encore 55 % de la population (contre 25 % d’opposants), la proportion s’équilibre un an plus tard, puis s’inverse : en juin 2016, les trois quarts des personnes interrogées rejetaient le GMT. Placé plus tardivement au centre du débat public, l’AECG suscite également plus de rejet que d’adhésion (2).

La contestation agrège un front social aussi large qu’hétérogène. S’y côtoient des organisations de défense de l’environnement et des consommateurs, comme Greenpeace et Foodwatch, ainsi que les altermondialistes de l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (Attac), mais aussi la Confédération allemande des syndicats (DGB), des associations, ou encore le Conseil de la culture — une confédération défendant notamment les intérêts de théâtres, d’opéras, de musées et d’orchestres symphoniques. L’Assemblée des communes allemandes (DST), qui fédère 3 400 villes et localités, exigeait déjà en 2014 que « les services de base relevant des communes, en particulier les domaines non encore privatisés, comme l’approvisionnement en eau et l’épuration, le traitement des déchets et les transports en commun locaux, les services sociaux comme tous les services publics du domaine de la culture », soient explicitement tenus à l’écart des négociations.

« Une nouvelle mentalité isolationniste »

Dans une résolution de son synode, l’Église évangélique, qui représente environ la moitié des chrétiens allemands, exige elle aussi la transparence des négociations. Elle s’oppose à un abaissement des normes sociales et environnementales ainsi qu’à la privatisation des services publics. L’Église catholique apparaît globalement plus réservée, mais elle plaide pour que les intérêts des pays en développement soient pris en compte et refuse les tribunaux d’arbitrage privés.

Ces juridictions spéciales, qui permettent aux investisseurs d’attaquer des États et des collectivités locales, cristallisent le rejet. L’Association des magistrats allemands (DRB) a pris position contre leur mise en place. Les juges ne protestent pas seulement contre les tribunaux initialement prévus par le GMT et l’AECG, mais aussi, dans le cas de l’AECG, contre la nouvelle mouture échafaudée pour faire pièce à la critique : une cour d’arbitrage constituée de juges professionnels et assortie d’une cour d’appel. « Créer des tribunaux spéciaux réservés à des groupes de justiciables particuliers serait une erreur », ont déclaré les magistrats en février 2016.

Le monde politique offre un paysage plus contrasté. Parmi les partis représentés au Bundestag, les deux formations d’opposition, le parti de gauche Die Linke et les Verts, ont d’emblée contesté les accords. Nombre de leurs membres s’engagent dans des initiatives extraparlementaires, actions et comités locaux. L’écho très favorable rencontré par ce mouvement a contraint les grands médias, y compris la télévision publique, à respecter un certain équilibre de temps de parole — un pluralisme rarement observé dans le traitement des débats de société. En ce sens, ce mouvement constitue un exemple de ce que l’opposition extraparlementaire et une forte mobilisation peuvent accomplir quand les médias de masse relaient leurs propos sans trop biaiser.

Dans le camp d’en face, on trouve les représentants des intérêts des entreprises, une grande majorité d’économistes académiques — néolibéraux pour la plupart, en Allemagne plus encore qu’ailleurs —, le gouvernement fédéral, l’Union chrétienne-démocrate (CDU) et l’Union chrétienne-sociale en Bavière (CSU). La Fédération de l’industrie allemande (BDI) voit dans le GMT des perspectives de croissance et déclare sur son site Internet que l’accord « créerait des emplois, permettrait des majorations de salaire et offrirait de meilleures chances de carrière ». Dès lors, le rejet massif suscité par les deux accords a laissé le patronat perplexe. « Je n’arrive pas à m’expliquer pourquoi, ces derniers temps, une nouvelle mentalité isolationniste se répand dans ce pays », se désole M. Ingo Kramer, membre de la direction de la Confédération des associations patronales (BDA). Son collègue Ulrich Grillo, président de la BDI, y voit une marque d’antiaméricanisme et juge le débat faussé par des discours anxiogènes et simplificateurs. Partisane depuis une décennie d’un accord avec les États-Unis et le Canada, la chancelière Angela Merkel campe toujours sur cette ligne. Elle plaidait encore en septembre pour la reprise des négociations sur le GMT, alors au point mort, et souhaitait « défendre tout ce qui est susceptible de créer des emplois. L’accord de libre-échange en fait partie ».

Au milieu de cet affrontement, la position du Parti social-démocrate (SPD) n’a pour sa part rien de clair ni de lisible. L’opposition au GMT s’est rapidement développée à la base du parti et quelques ténors ont émis des critiques, comme M. Heiko Maas, le ministre de la justice, hostile aux tribunaux d’arbitrage privés. Dans ce contexte, les syndicats jouent un rôle d’autant plus important qu’ils conservent avec le SPD des relations privilégiées — la majorité des fonctionnaires, dont le président du DGB, M. Reiner Hoffmann, sont encartés au parti. Si le DGB et ses syndicats membres rappellent régulièrement ne pas s’opposer au libre-échange par principe, ils ont néanmoins exprimé leur refus du GMT et de l’AECG sous leur forme actuelle.

Ironie du sort, c’est le président du SPD, M. Sigmar Gabriel, qui, en tant que ministre de l’économie de la grande coalition, dirige la politique commerciale du pays. Compte tenu des débats internes, MM. Gabriel et Hoffmann ont élaboré en 2014 un document énumérant les conditions auxquelles ils seraient prêts à approuver un accord : pas d’abaissement des normes, pas de mesures de déréglementation contraignantes, respect des conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT), maintien des règles de cogestion allemandes.

Les opposants semblaient alors l’avoir emporté. L’illusion s’est vite dissipée. Lors du Forum économique mondial de Davos en 2015, M. Gabriel les qualifiait d’« hystériques ». Devant un parterre composé de chefs d’entreprise et de l’ambassadeur des États-Unis, il plaidait passionnément pour le GMT, avant d’estimer que l’on parlait « trop des poulets chlorés [que le traité permettrait aux États-Unis d’exporter] et pas assez des répercussions géopolitiques ».Le 28 août 2016, cependant, il déclarait avec fracas que les négociations du GMT avaient « de facto échoué, même si personne ne l’admet réellement ». Tout en se présentant comme un pionnier du juste commerce, le ministre avait adopté une position de repli : abandonner un GMT enlisé et faire aboutir l’accord avec le Canada.

Dès lors, la direction du parti a tout mis en œuvre pour empêcher un rejet de l’AECG dans ses rangs. Mi-septembre, M. Gabriel, décidé à aménager le texte déjà négocié, filait au Canada et arrachait au nouveau gouvernement libéral de M. Justin Trudeau une concession symboliquement forte : le remplacement des tribunaux d’arbitrage privés par un comité comprenant des juges professionnels et offrant la possibilité d’interjeter appel — un changement qui n’enlève rien au caractère inique de cette juridiction. « L’AECG vise avant tout à instituer entre les pays les plus développés une procédure de protection des investisseurs. Cela revient à privilégier le patronat en introduisant une asymétrie inacceptable dans notre système juridique », estime une figure du mouvement d’opposition, M. Jürgen Maier, secrétaire général du Forum environnement et développement.

Dans la foulée, plusieurs points de friction ont fait l’objet d’annonces rassurantes : protocole additionnel contre les sociétés-écrans domiciliées dans des États tiers, protection des services publics municipaux et garantie des normes environnementales, assouplissement de la « coopération réglementaire » (une procédure qui, sous sa forme initiale, empiétait sur le pouvoir législatif). Mais la traduction concrète de ces annonces tarde, et les opposants ne constatent aucune amélioration concrète de l’accord. « Il n’y aura de réel progrès que lorsqu’on mettra fin au CETA et qu’on reprendra les négociations à zéro », déclarait en septembre la présidente fédérale des Verts, Mme Simone Peter.

À mille lieues de cet état d’esprit, la présidence et le bureau du SPD ont approuvé le compromis à une majorité écrasante. Pour l’imposer à une base récalcitrante, ils ont convoqué le 19 septembre une convention du parti — la plus haute instance décisionnaire entre deux congrès, composée de représentants élus dont l’opinion ne reflète pas nécessairement celle des simples militants (3). En présence de la ministre du commerce canadienne conviée pour rassurer les représentants, les deux tiers de l’assemblée ont approuvé le nouveau texte.

Intervention de la Cour constitutionnelle

Le contexte politique de ce coup de force a pesé. Ainsi, le SPD n’a toujours pas choisi son chef de file aux élections législatives de 2017. Une défaite de M. Gabriel sur l’AECG aurait compromis sa candidature. En outre, de nombreux sociaux-démocrates redoutaient d’amplifier par un refus les crises qu’affronte l’Union européenne. Le « non » aurait également fragilisé la grande coalition.

Ce débat aura mis à nu la contradiction du SPD, qui prétend défendre les salariés, mais adopte des décisions qui vont encore et toujours à l’encontre de leurs intérêts. Ainsi la plus vieille social-démocratie du monde se trouve-t-elle saisie par le doute et rongée par une crise d’identité. Depuis les réformes néolibérales menées par la coalition social-démocrate-verte sous la houlette de M. Gerhard Schröder (1998-2005), sa base électorale s’érode. Le parti qui avait obtenu 45 % des suffrages avec Willy Brandt en 1972 voit ce score divisé par deux dans les intentions de vote.

Ni les manifestations hostiles ni le coup de pouce amical du SPD n’ont en définitive fixé le sort de l’accord européo-canadien. L’Union européenne espérait le mettre en œuvre à titre provisoire avant la fin de l’année, c’est-à-dire avant sa ratification par les Parlements nationaux. Mais le 11 octobre, à la suite de la plainte collective déposée par 190 000 citoyens, la Cour constitutionnelle s’est prononcée. Si les magistrats de Karlsruhe n’ont pas encore tranché sur le fond — cela peut prendre encore plusieurs mois —, ils ont arrêté des dispositions susceptibles de limiter l’application provisoire du traité. Le jugement réaffirme en effet que l’Union devra s’en tenir à la mise en œuvre de ses compétences exclusives, c’est-à-dire principalement les droits de douane. L’AECG est en effet un accord dit « mixte » : tout ce qui outrepasse les droits de douane, y compris les tribunaux d’arbitrage, la protection au travail ou la propriété intellectuelle, nécessite une ratification par les Parlements nationaux. La Cour a également disposé qu’un jugement négatif sur le fond rendrait impossible toute ratification par le gouvernement fédéral. Même l’application provisoire devrait alors être annulée !

Avec ce jugement, le mouvement d’opposition a remporté une première manche. Non seulement le Bundestag, mais aussi le Bundesrat (la Chambre des Länder) devront approuver l’accord. Or des membres des Verts et de Die Linke, opposés à l’AECG, font partie des coalitions au pouvoir dans onze des seize Länder, lesquels devraient a priori s’abstenir. Le SPD et la CDU ne dirigent que quatre Länder, auxquels s’ajoute la Bavière, dominée par la CSU. Dans ces circonstances, il est peu probable que l’accord passe la rampe.

Peter Wahl

Président de l’association World Economy, Ecology & Development (WEED).