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Eric Sadin: L’avènement d’une "industrie de la vie"

Lien publiée le 10 décembre 2016

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://ericsadin.org/node/5651

L’avènement d’une « industrie de la vie »Le Monde, 23 septembre 2016.
 
Le groupe d’assurance Generali a récemment annoncé la mise en place d’un nouveau programme, nommé « Vitality », destiné aux salariés d’entreprises. Le dispositif propose, en échange d’un « bilan de santé » effectué en ligne et du port de bracelets connectés informant de certains flux physiologiques, d’offrir, en cas de comportements jugés vertueux, des bons de réduction via des sociétés partenaires.
 
Jusque-là, la pratique assurantielle établissait les tarifs en fonction de deux paramètres : l’analyse statistique et le calcul de probabilités. Procédés qui permettent de définir différentes catégories de cas à partir desquels se déterminent le montant des contrats.
Ce qui ici est inédit, c’est le subit élargissement de la connaissance détenue par la compagnie à l’égard de ses assurés, pouvant évaluer plus précisément les risques d’après un suivi individualisé et continu de nombres de leurs actions et d’optimiser en conséquence les marges.
 
Si le programme, en France, en raison du cadre législatif, se contente de ne distribuer que des coupons d’achat, déjà aux Etats-Unis ou en Allemagne, certaines compagnies d’assurance proposent des formules dont le coût est modulé en fonction du comportement de chaque client.
À l’instar de l’offre « Pay how you drive », qui, grâce à des capteurs embarqués dans les véhicules quantifient en temps réel la qualité de la conduite.
 
Ces procédés sont rendus possibles par le franchissement d’une nouvelle étape dans l’histoire de la numérisation progressive du monde, celle qui, aujourd’hui, voit l’avènement de l’ère des objets connectés.
Dispositifs qui récoltent des informations de toutes natures relatives à des registres sans cesse plus variés de nos actes (qualité du sommeil, activités domestiques, pratiques sportives, « mesures des performances » dans le travail…), appelés à entraîner un témoignage, à terme intégral, de nos vies.
Une soudaine et massive pénétration de nos comportements, prioritairement opérée par des entreprises privées, s’institue actuellement.
 
La généralisation concomitante, à partir du milieu des années 1990, de l’Internet, des téléphones portables et de l’usage des cartes de crédit, entraîna une connaissance approfondie de la conduite des personnes que surent exploiter les agences marketing. Elle portait sur nombre de leurs intérêts, de leurs achats et de leurs affinités, mais elle restait somme toute parcellaire.
 
Désormais, quantité de phénomènes du réel sont saisis et aussitôt mesurés, ouvrant un horizon infini de fonctionnalités. L’exploitation des données générées par des capteurs intégrés à nos surfaces corporelles, domestiques ou professionnelles, et traitées par des systèmes d’intelligence artificielle, constitue l’horizon industriel majeur de la troisième décennie du XXIe siècle.
 
Une « industrie de la vie » émerge qui cherche à tirer profit du suivi de chacun de nos actes, s’engageant dans un horizon économique virtuellement inépuisable. C’est le constat des limites structurelles de la croissance que balaie avec insolence ce modèle et qui participe de l’enthousiasme planétaire à son égard.
 
Les technologies numériques qui ne cessent de générer des traces de tous ordres répondent de façon idoine à la logique du libéralisme qui aspire indéfiniment à la conquête de nouveaux marchés réalisant dorénavant son ambition ultime : celle de n’être entravé par aucune limite et de n’être exclu d’aucun domaine.
 
L’économie de la donnée aspire à faire de tout geste, souffle, relation, une occasion de profit, entendant ne concéder aucun espace vacant, cherchant à s’adosser à chaque instant de la vie, à se confondre avec la vie tout entière. L’économie de la donnée, c’est l’économie intégrale de la vie intégrale.
 
Par exemple, la vocation d’une voiture sans pilote ne consiste pas seulement à assurer elle-même la prise en charge automatisée d’un trajet, mais également à analyser les comportements des passagers.
Grâce à un affinement permanent de leur profilage via des logiciels dédiés, il leur sera proposé de visionner telle vidéo payante supposée adaptée à leur humeur, ou en fonction de l’état de fatigue « constaté », de les mener à telle pharmacie la plus proche et qui se sera préalablement inscrite à de discrètes enchères.
 
Un accompagnement algorithmique de la vie s’instaure qui, sous couvert de faciliter l’existence, opère une pression continue sur la décision humaine, mais de façon insensible, allant jusqu’à prendre des contours prévenants et bienveillants.
 
L’axe stratégique majeur emprunté par les grandes sociétés de la Silicon Valley consiste à développer divers secteurs d’activité tous susceptibles de collecter le plus grand volume de données relativement à des séquences toujours plus variées de nos quotidiens.
 
C’est dans cette perspective qu’en août 2015 Google s’est mué en Alphabet, entérinant la constitution d’un groupe aux ambitions totalisantes, œuvrant dans la requête de mots-clés sur Internet, la vidéo en ligne, la cartographie, la voiture autonome, la robotique, la santé…
 
À la différence des conglomérats historiques, tels Mitsubishi ou General Electric, constitués de nombreux métiers sans rapports directs entre eux, les géants de l’économie de la donnée fondent leur modèle sur la captation de tous les flux de l’existence.
 
C’est cela le pivot principal de l’innovation numérique de partout célébrée et qui bénéficie du soutien massif de la puissance publique dans un aveuglement coupable à l’égard des incidences civilisationnelles, soit la marchandisation intégrale de la vie et l’organisation automatisée de la société.
 
Nous vivons le temps des technologies de l’exponentiel qui en viennent, sans le consentement des citoyens et de la société, à bouleverser de part en part nos cadres institués.
 
Puisque certains de nos principes fondamentaux sont en train d’être défaits, alors nous devons, à l’instar de l’homme révolté d’Albert Camus, dire « non » : « Quel est le contenu de ce “non” ? Il signifie, par exemple, “jusque-là oui, au-delà, non”, “vous allez trop loin”, et encore, “il y une limite que vous ne dépasserez pas”. »
 
Aujourd’hui, nous nous devons de reprendre ces paroles dans la mesure où est actuellement franchie une limite qui nous fait offense, celle qui voit l’intégrité et la dignité humaines niées par l’ambition insatiable du technolibéralisme.
Nous devons affirmer haut et fort que « cette limite-là » ne doit pas être dépassée. Elle ne doit pas l’être parce que son franchissement bafoue les valeurs qui constituent le socle de notre vie en commun. Soit le respect d’une part inviolable de nous-mêmes, de notre autonomie de jugement et de notre pouvoir d’action.
 
Nous vivons un moment critique. Car c’est maintenant et durant la troisième décennie du XXIe siècle, que se jouera, soit le développement irréfréné d’une industrie de la vie entendant nous soumettre intégralement à ses logiques, soit la sauvegarde des valeurs humanistes qui nous constituent.
 
Du degré de notre mobilisation à opposer des forces contraires à un mouvement prétendument inexorable et de notre capacité à maintenir notre droit à décider librement du cours de nos destins, dépendra rien de moins que la nature présente et future de notre civilisation.