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Extrait de « Sans fautes de frappe », de Bettina Ghio
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/ghio-rap-litterature/
Bettina Ghio, Sans fautes de frappe. Rap et littérature, Paris, Le mot et le reste, 2016, 288 pages, 21€.
Quand le rap ouvre les portes de la banlieue
Quand les morceaux portent exclusivement sur le thème de la banlieue, ils se présentent le plus souvent sous la forme d’un témoignage. S’ils décrivent une journée type dans une cité (« L’aimant », IAM, 1993 ; « Un été à la cité », Ministère A.M.E.R, 1994) ou un parcours de vie (« Nés sous la même étoile », IAM, 1997 ; « Une époque formidable », Sinik, 2006), le récit est en général assumé par une voix narrative à la première personne. Dans le cas de « Nés sous la même étoile », une première personne se plaint de l’inégalité des chances entre les enfants de la cité et les jeunes bourgeois. Dans un récit autobiographique, elle dit avoir connu, non pas certains aspects du parcours fragile des jeunes gens dans les banlieues, mais son intégralité : l’échec scolaire, la délinquance, la drogue et la prison. Ce « je » est-il alors une entité entièrement autobiographique à la façon de celles qui se livrent dans un journal intime ou dans des mémoires ? L’autobiographie est un récit rétrospectif fait par une personne réelle de sa propre existence et en mettant l’accent sur l’histoire de sa personnalité. Elle est toujours scellée par un contrat d’identité au nom propre de l’auteur qui signe un ouvrage, mais dans le cas du rap, la personne qui s’exprime dans un morceau est systématiquement associée au rappeur ou au groupe qui signent le disque. Dans le morceau d’IAM, comme dans beaucoup de raps d’autres groupes, l’énonciation est assumée indistinctement par Shurik’n et Akhenaton selon les couplets. Le nom artistique du groupe et des rappeurs donne en plus l’indice que ce qu’ils racontent reste exclusivement dans le cadre de la fiction. De la sorte, le « je » énonciatif serait un être fictionnel qui permettrait au rappeur d’accorder à une seule entité l’ensemble des événements de l’existence, non pas d’une seule personne, mais d’un groupe social plus large.
La structure narrative du texte met souvent en avant un récit de témoignage racontant l’expérience que la voix énonciatrice dit avoir eue. Même s’ils ne sont pas autobiographiques, au sens strict du terme, plusieurs morceaux sont pour la plupart, au moins montrés comme tels. De ce fait, la représentation de la banlieue ne se rapporte pas exclusivement au seul cadre urbain, mais aussi au parcours d’un individu au sein de ce milieu. Le décor n’est pas au centre du récit, mais plutôt la fusion entre une personne et son habitat. Ce trait rapproche davantage le rap des écrits des jeunes écrivains de la banlieue que des ceux des autres romans. Car la première personne a quelque chose d’authentique quand on sait que les auteurs ont eu l’expérience de la banlieue, ou l’ont au moins véritablement connue par leur entourage le plus immédiat.
Les romans des auteurs banlieusards réussissent un effet de réel percutant, par le fait qu’un narrateur à la première personne et autodiégétique (car il parle dès l’intérieur du texte et de soi-même) raconte son propre vécu et ressenti du quartier populaire. Ils mettent le lecteur face à un tableau représentant avec plus au moins de réalisme un aspect de la société contemporaine, mais ils n’ouvrent pas, à la façon d’un morceau de rap, les portes de la banlieue. Dans celui-ci, à part les effets stylistiques du texte, d’autres composantes exclusivement perceptibles à l’écoute viennent renforcer la représentation du réel. Les effets du corps (les différentes intonations des voix) et ceux assurés par la technologie du son (tout type de voix enregistrée, des musiques ou du son) portent autant de sens que les mots. Ces éléments permettent également de créer des figures de style d’ordre littéraire qui produisissent chez l’auditeur un effet de contact avec le réel. Quand Thomas Ravier a mis par la première fois un disque de Booba, il dit s’être retrouvé face à un « verbe de sang, un son de chair »[1]. C’est justement cet effet de réel que produisent certains morceaux au moment de représenter la banlieue, car quelque chose prend vie et la cité laisse la périphérie pour aller s’engouffrer là où elle peut.
Un pur effet de réel
« L’aimant » (1993) d’IAM a cette particularité de rendre vivante la banlieue aux oreilles des auditeurs. Une voix à la première personne dans le flow d’Akhenaton raconte son parcours de vie lié au quartier qui l’a vu grandir. Elle parle de sa naissance dans un milieu insalubre, raconte ensuite sa jeuneuse délinquante, ses divers passages en prison pour finir avec son succès au sein de la musique. Par les détails de ce parcours de vie, la première personne se voit associée au nom du rappeur, à son entité artistique et réelle (Philippe Fragione pour Akhenaton). Même si le nom du quartier en question n’est jamais mentionné, on peut deviner qu’il s’agit bien d’un quartier populaire de Marseille d’où est originaire le rappeur et d’où se produit le groupe. Mais le quartier prend vie, premièrement grâce à la personnification qui fait agir à cette entité abstraite comme à un être animé : « Ce putain de quartier me suit ! » se plaint ainsi la voix du rappeur pour indiquer qu’il n’arrive pas à se débarrasser de la mauvaise chance d’avoir grandi dans un milieu populaire. « C’est le quartier qui venait m’étouffer… comme un aimant » insiste-t-il encore une fois en renforçant la personnification grâce à la comparaison avec la force magnétique de l’aimant. Le quartier est alors envisagé comme une entité vivante qui suit le narrateur de manière constante et oppressante. Ensuite, différentes voix viennent se greffer au texte, lesquelles réussissent un véritable effet de réel. Le morceau ne se contente pas de décrire le quartier par des images et des figures percutantes, mais il rétablit en même temps l’ensemble des phénomènes qui participent de la réalité décrite. Une scène dialoguée dont on reconnaît une voix féminine et celle d’Akhenaton introduit le morceau. La femme est une assistante sociale et le rappeur joue son propre rôle ou celui d’un jeune de banlieue quelconque qui se rend dans un bureau d’assistance sociale. On entend à la fin un brusque claquement de porte :
– Écoutez, je suis là pour vous aider, alors calmez-vous !
– Mais j’ai jamais dit que j’avais besoin d’une assistante sociale moi ! Alors tu gicles maintenant !
– Sortez de mon bureau tout de suite espèce de mal élevé !
– Mal élevé ? Mais tu étais là pour me donner à manger ? Espèce de conasse !
Cette mise en scène recrée une situation type dans un bureau de travail social surchargé par la violence à laquelle invite le cadre conflictuel de la banlieue. Ensuite, le texte va laisser souvent place à des voix qui sont parfois autres que celles du rappeur et parfois la sienne mais prononcée dans un temps différent à celui du récit :
La serviette sur le dos je traçais à la plage pour brancher les filles
Quand elles me demandaient où j’habitais
Je leur répondais : « Chérie juste à côté », la villa de dessus.
« Excuse-moi ce ne sont pas les mecs de ton quartier
Qui volent les affaires des gens qui sont allés se baigner ? »
Grillé ! Qu’est-ce qui vous a pris
De venir ici ? Ce putain de quartier me suit[2].
Cet extrait est un bel exemple des différentes façons dont il est possible de rapporter des paroles déjà tenues par autrui ou par soi-même, appelées en linguistique : discours direct, discours indirect et discours indirect ou direct libre. Dans le troisième vers, le rappeur relaye ses propres mots de façon directe, car ils sont introduits par un verbe dicendi (de déclaration) et par les deux points. Il imite, par ailleurs, le ton qu’il a fait au moment même de dire cet énoncé. Dans les deux vers suivants, les propos de l’interlocutrice sont greffés grâce au discours direct libre, car ils sont mis tels qu’ils ont été dits et sans aucun terme pour les introduire. L’effet produit par ces derniers énoncés est de plus renforcé par l’ajout sonore d’une vraie voix féminine. Or dans les deux derniers vers, le discours est rapporté cette fois-ci sans aucun terme introductif, et sans aucune théâtralisation de la voix, mais l’auditeur comprend pourtant qu’il s’agit bel et bien d’une voix autre que celle du rappeur-narrateur – et de la même que celle rapportée précédemment. C’est une sorte de trompe d’oeil du texte, car il paraît que le récit suit son cours, mais en réalité une voix est greffée en faisant l’économie de tout détail sur les circonstances de son énonciation. L’énoncé « grillé ! » est également un exemple de discours indirect libre. Il s’agit cette fois-ci de la voix même du narrateur, mais non pas exprimée au moment du récit du texte, il rapporte ce qu’il a dit au moment où a eu la discussion avec les filles qu’il est en train de raconter. Plus loin, il y a un autre cas du discours rapporté de façon indirecte et libre : « Les nuits d’été, j’allais regarder le ciel sur le toit du supermarché / Je ne sais pas pourquoi, tout à coup, je me mettais à chialer / Au creux de mes mains, mon dieu, mon dieu, mon dieu, mon dieu… ». Le ton de la voix du rappeur change pour mimer une voix en pleurs au moment de dire la suite de « mon dieu ». Il restitue encore une fois ses propres paroles, non pas au moment du récit, mais au moment de son énonciation.
Jouer ainsi avec les voix permet non seulement de raconter des faits, mais d’insister sur les sentiments et les émotions de ceux et de celles qui les ont produites. Cette façon de manipuler la polyphonie dans un texte est une démarche proprement littéraire associée à la figure de l’hypotypose (figure rare et difficile à obtenir car elle propose une description réaliste et frappante) et le trait même de l’écriture de certains écrivains.
Quelque chose de L’Enfant de Jules Vallès
Provoquer une impression de réalité par divers procédés stylistiques rappelle, en quelque sorte, la façon dont Jules Vallès a raconté dans L’Enfant (1879) des épisodes de son enfance liée au cadre de vie où il a grandi.
Jules Vallès, journaliste et écrivain de la fin du XIXe siècle, est connu pour son engagement politique dans le cadre de la Commune de Paris. Parmi son oeuvre romanesque, il a laissé une trilogie de fiction autobiographique dont il charge un personnage nommé Jacques Vingtras de raconter d’abord son enfance (L’Enfant, 1879), puis son adolescence (Le Bachelier, 1881) et finalement son parcours militant (L’Insurgé, 1886).
Dans le premier volet de cette trilogie, le narrateur enfant à la première personne fait part de son enfance des plus malheureuses et insiste particulièrement sur le cadre sinistre des maisons où il a habité et du milieu scolaire qui l’a instruit. L’originalité de l’écriture est de réussir un contact avec le réel parce qu’en décrivant les lieux et en racontant les faits, le narrateur rétablit en même temps l’ensemble des émotions participant de la réalité décrite. Ainsi, ce n’est pas un narrateur adulte qui raconte ce qu’il a vécu, mais un enfant qui vit sur le moment ce qui est en train de raconter. L’écriture parvient à un véritable effet d’authenticité parce que le récit est assuré à la première personne et au présent, ce qui perturbe la distinction entre l’avant et le maintenant et par l’emploi régulier du discours indirect libre. Le narrateur reprend souvent la voix des adultes (essentiellement celle de sa mère ou de l’école), des dialogues entendus et sa propre voix qu’il mime au moment du récit. Un autre élément, le texte mélange des niveaux de langage et la narration écrite ressemble plutôt à une scansion orale, comme à une narration parlée.
L’écriture de L’Enfant est l’équivalent d’un tableau impressionniste qui renvoie à quelque chose d’autre que la seule reproduction de la réalité. Le lecteur se voit affecté par la force de ce réel à tel point qu’il n’est pas placé face au tableau mais, en quelque sorte, comme s’il était à l’intérieur. L’ensemble de ces procédés se résument dans la figure littéraire de l’hypotypose qui permet de rendre vivante une description à tel point que le lecteur « voit » littéralement se dessiner sous ses yeux ce que suggère le texte. Dans un épisode marquant, le narrateur raconte comment il a assisté, désespéré et impuissant à la mort de la petite Louisette, martyrisée par les coups de son père. Il ne fournit pas seulement le récit des événements, il mime également les voix de la petite fille sous la douleur et la sienne affectée par la scène qu’il en train de voir. Tandis qu’il raconte la scène, il intercale grâce au discours indirect libre, la voix de l’enfant témoin (« Assassins, assassins ! ») et celle de la victime (« Mal, mal ! Papa, papa ! »). Cette scène montre comment l’écriture de Vallès ne met pas le lecteur face à une description de l’événement mais face à l’événement lui-même tel qu’il a affecté le narrateur et affecte à son tour le lecteur comme s’il était vraiment présent : il ressent la terreur, la douleur et la pitié.
Il s’agit de la même démarche du morceau « L’aimant ». Les énoncés « grillé ! » ou « mon dieu… » sont rétablis avec toute l’authenticité (grâce en plus à l’imitation du ton de la voix par le rappeur et qui est seulement perceptible à l’écoute) du moment exact où ils ont été prononcés. L’auditeur n’entend pas seulement le rappeur prononcer ces énoncés, il se voit aussi affecté par le même désespoir qui a été ressenti au moment de dire la suite des « mon dieu ». À l’instar de l’écriture vallésienne, ces énoncés restituent le maintenant du moment de l’énonciation, car le « je » qui se prononce ne renvoie pas au narrateur mais au « je » au moment même où il exprime ces mots.
« Un été à la cité » (1994) de Ministère A.M.E.R rend vivante la banlieue d’une façon similaire à « L’aimant ». Passi et Stomy partagent des couplets narrés à la première personne du singulier. Le « je » est encore une fois une entité de fiction : les deux rappeurs assument indistinctement l’énonciation d’un seul et unique narrateur autodiégétique qui dit avoir vécu ce qu’il est en train de nous raconter. Comme le nom du morceau l’indique, le narrateur relate une journée d’été type, du matin au soir, dans une cité HLM de la ville de Sarcelles, dans la banlieue nord-ouest de la région parisienne. Les mots sont accompagnés de différents bruits et sonorités qui enrichissent leur sens et réussissent un meilleur effet de réel. Pour raconter cette journée, le récit s’accompagne de l’évocation d’un mélange d’odeurs, de bruits, de couleurs, avec des éléments de type climatique, comme l’intensité du soleil ou la chaleur, et des objets qui donnent une sensation de pesanteur pour renforcer la description du cadre de vie, en commençant de cette façon :
Sarcelles-Garges, 11 heures, le soleil brille, brille, brille
Je me lève tard tant pis, je chercherai du taf lundi
J’allume ma stéréo sur du lid-so
Le temps de regrouper mes idées avant ma série préférée
Je vais me doucher, déjeuner et mettre mon nouveau Lacoste pour flamber.
Oh merde qu’est-ce que je vais encore foutre de ma journée ?
Passi change le ton de sa voix quand il prononce les derniers propos du premier vers. Il s’agit encore une fois du style indirect libre car le rappeur évoque les mots qu’il a dit au moment même où il a constaté que le soleil brillait, il fait part en plus, en l’imitant, de son euphorie quand il s’aperçoit qu’il fait effectivement beau temps[3]. Par un effet similaire, les derniers vers reproduisent un énoncé que le même rappeur aurait dit dans une circonstance antérieure, ou peut-être même le reproche de quelqu’un de son entourage, (« qu’est-que tu fous de ta journée ? ») comme ses parents. À maintes reprises, le morceau joue avec les voix, soit avec la sienne, soit avec des discours d’autrui. Ainsi le rappeur-narrateur change-t-il souvent le ton de sa propre voix pour rapporter la pensée ou les émotions du « je » au moment où il a tenu chacun des propos : « Dur, dur de penser au cachot alors qu’il fait chaud » ; « 14 heures, le soleil brûle sa mère. On pourrait fondre du cobalt » ou « On vit au jour le jour on a fait du profit. C’est une putain de saison ! ». D’autres fois, il greffe des propos d’autrui en imitant aussi le ton de sa voix : « 23 h 30, les boutiques ferment. On fait les comptes. Bonne journée. Mmm… ça te tente ? ». Par moments, le morceau rajoute des voix réelles enregistrées, comme dans l’extrait suivant où l’on entend la voix d’une femme du commissariat de police qui répond au téléphone :
Quelques flics s’arrêtent, font du cinéma pour montrer aux Français
Qu’ils peuvent entrer dans les cités.
Mais quand il y a du dawa Vous avez appelé la police ?
Ne quittez pas.
Avant le début du dernier couplet, une dispute familiale est mise en scène par la théâtralisation des voix : une voix féminine, que le narrateur identifie indistinctement comme celle de sa mère et de sa grand-mère, sont « imitées » dans sa tonalité, et ce, de façon burlesque. La dispute a lieu entre ces personnages féminins et le narrateur, le tout accompagné de cris, de bruits et d’insultes misogynes et vulgaires. La scène prend une minute dix sur les cinq minutes trente-six que dure le morceau. Quel est alors l’intérêt de ce long passage, qui paraît se détacher du fil narratif du récit d’une journée d’été à la cité, et qui semble en plus exposer les auditeurs à la gratuité de l’insulte et de la violence verbale ? Il s’agit d’une démarche stratégique visant à rétablir le milieu urbain dans son intégralité. Il n’est pas question ici de rendre seulement compte de l’aspect matériel des cités ou des récits de vie, mais de produire une impression de réalité dans laquelle il existe des disputes de ce genre.
Si le but du morceau est celui de « reproduire » le « climat » de la cité – ce à quoi semblait déjà parvenir par la « pesanteur » donnée à la narration assortie à celle de la chaleur lourde de l’été, et par le mélange de bruits, d’odeurs et de couleurs qui y sont évoqués ou qui s’y rajoutent – le pari semblerait réussi. La représentation de la scène de dispute rend compte de la quotidienneté de la vie intime dans les cités HLM ou de son atmosphère morale. Comme le lecteur vallésien, l’auditeur est d’une certaine façon affecté par ce climat comme s’il était à l’intérieur de la cité et non pas face à un tableau la représentant.
Du bruit et le l’odeur juste pour leur face
L’intensité négative avec laquelle Jacques Vingtras décrit les espaces de son milieu de vie rappelle celle du rap. En peignant l’espace familial, le héros vallésien confirme l’influence de l’environnement sur sa personnalité d’enfant. Les maisons où il a habité et son collège apparaissent dans toute leur décrépitude, les représentant comme des sites souvent clos, oppressants et infectés des odeurs déplaisantes.
Les maisons habitées par le héros sont souvent dans des rues sales et « sentent le vieux », et le collège sent le moisi, « pue l’encre », et est envahi par l’odeur des latrines.
« Odeurs de soufre » (1998) de NTM atteste de l’émanation suffocante qui se répand dans les cités françaises tout en interpelant l’auditeur dont le rappeur présuppose sa présence (« Réagissez à tout prix, vous n’sentez pas l’odeur de soufre ? »). La présence simultanée du locuteur, de l’auditeur et de l’odeur implique l’actualité du discours car cette dernière se manifeste au même moment que le morceau est rappé et l’auditeur est censé la sentir tout comme la sent le rappeur. Cette odeur infecte ne peut pas alors passer inaperçue (« J’ai pas de mots savants pour exprimer c’que ça sent, c’que j’ressens / Mais les gens savent, sont forcément au courant »). Elle est la métaphore d’une situation dont l’ampleur ne peut plus être ignoré par les politiques publiques.
D’autres morceaux décrivent des immeubles HLM dans leur décrépitude matérielle tout en insistant sur des odeurs et des bruits qui arrivent à retransmettre une sensation d’enfermement et d’étouffement. Pour dépeindre le quartier, « L’aimant » met en avant des éléments repoussants qui empestent le cadre de vie comme les poubelles, de la pisse ou des blattes (« Sur les murs, pas de graffs extraordinaires / Que les traces de pisse collées »). « Un été à la cité » rend compte de l’ambiance lourde du quartier en période estivale, le morceau joint à l’effet même de la chaleur des éléments qui renvoient à des odeurs fortes, désagréables et infectes (comme la pisse ou les excréments de chiens), tout comme au cadre trop bruyant :
Il est midi, la chaleur fait monter chez moi l’odeur du tchep et du cantonais du deuxième
Le couscous et l’colombo du troisième, mélangés au saka saka du quatrième
Comme le dit Jacques Chichi décontracté dans chaque appart
Ça sent la bouffe, une vie de ouf
Dans mes escaliers tout le monde a signé, d’autres ont pissé
Des chiens ont chié. Il n’y a plus de respect
Donc la gardienne gueule sa mère, fait des simagrées
Ma famille crie : trouve un métier ! Je dois m’évader
Évoquer ici les spécialités culinaires des différentes communautés qui habitent cette cité sert, certes, à ironiser sur les propos de Jacques Chirac en 1991, alors maire de Paris, quand il stigmatisait des populations issues de l’immigration en termes de « bruit et d’odeur ». Mais cela permet aussi de rétablir le tableau du cadre de vie dans toutes ses dimensions possibles. Les odeurs rendent compte du multiculturalisme dans la cité en même temps qu’elles jouent avec les clichés sur ses habitants. Comme les bruits, elles renforcent la chaleur lourde d’une journée d’été comme tant d’autres, où les habitants de la cité, pauvres pour la plupart d’entre eux, ne peuvent pas partir au bord de la mer et sont alors contraints à y rester et à y noyer leur ennui.
D’autres parallélismes entre l’écriture de L’Enfant et le rap peuvent être évoqués, comme l’emploi de l’image de la prison comme métaphore de l’espace habité, du milieu familial et de l’état d’esprit dans ce cadre de vie. Jacques Vingtras se sent à la maison « cuit comme une pomme de terre à l’étouffée : pas d’air, point d’horizon ! » (p. 195) où tout ce qu’il y avait de gai « faisait marque dans [son] oeil d’enfant triste… » (p. 44). Ceci rappelle littéralement le rap, car dans les cités les jeunes se sentent « étouffés par les murs car en fait prisonniers du système » (Ideal J, « Le ghetto français », 1996) et ressentent un même manque d’avenir : « notre champ de vision s’arrête là où commence le périphérique / Les tours de ciment, l’horizon caché, la vie gâchée », (Koma, « C’est ça qui nous rend plus forts », 1999).
Dans L’Enfant, la représentation des espaces de vie est souvent accompagnée de couleurs à connotation triste comme le gris ou le bleu, mais ils sont aussi décrits par opposition à des endroits joyeux et lumineux comme ceux de la rue, notamment les bars, les marchés ou le cirque. Encore une fois, le lecteur est placé face à un tableau impressionniste qui fait ressortir les impressions du personnage dans ce milieu. Par exemple, l’enfant décrit la noirceur et la tristesse que dégage son collège par le contraste avec des couleurs lumineuses et des bruits joyeux de « la gaîté de la ville » que produisent les gens dans les bars qui se trouvent au bout de la même rue du collège.
Pour parvenir à une impression de réalité, des morceaux de rap vont déployer une stratégie similaire de contraste. Ainsi « Nés sous la même étoile » (1997) d’IAM décrit la cité en opposition avec la vie dans les beaux quartiers. La première partie déploie une série de questions-répliques contrastées, dont l’opposition sert à manifester la dégradation matérielle de l’habitat et, par conséquent, de l’état d’esprit de ses habitants (« Pourquoi fortune et infortune ? Pourquoi suis-je né / Les poches vides ? Pourquoi les siennes sont-elles pleines de thunes ? »). Tout ce qui connote les quartiers riches est évoqué par des couleurs et des objets joyeux, tandis que les zones pauvres renvoient à des couleurs tristes et à des éléments les plus dégradants (« Certains naissent dans les choux / D’autres dans la merde / Pourquoi ça pue autour de moi ? Quoi ! Pourquoi tu me cherches ? / Pourquoi chez lui c’est des Noël ensoleillés ? / Pourquoi chez moi le rêve est évincé par une réalité glacée ? »). La seconde partie présente une portée autobiographique plus classique où la forme interrogative cède sa place à la description de l’enfance et de l’adolescence du narrateur à la première personne, qui se conclut par une exclamation (« C’est une enfance ? De la pourriture, ouais ») et qui finit par dire que l’infortune de son existence est liée aux contraintes socio-économiques du quartier qui l’a vu grandir (« J’exprime mon avis, même si tout le monde s’en fiche / Je ne serais pas comme ça, si j’avais eu la vie riche »).
Le contraste provient de la confrontation des images d’une cité hermétique avec celles de la grande ville, dans la plupart des cas Paris, présentée comme espace idéal de liberté. Ainsi « Paris sous les bombes » (1995) de NTM raconte les « virées nocturnes » des membres du groupe dans les années quatre-vingt vers la ville lumière pour graffer ses murs afin « d’esquiver la monotonie du quartier, où l’odeur de la cité finit par te rendre fou ».
« Quand la lune tombe » (2007) de La Rumeur met lui aussi en scène « le goût de l’errance » dans les rues de la capitale quand « le bitume nous traîne dehors comme des croque-morts ».
Enfin, Booba fait appel à une métaphore pour traduire ce même besoin de s’extraire de la périphérie pour se rendre au centre-ville : « [sa] jeunesse a la couleur des trains ». Les parcours réguliers l’amènent de sa cité de Boulogne-sur-Seine vers Paris : « RER C, pendant l’trajet j’rêvais d’percer, fier d’en être un » (« Ma définition », 2002).
Pour le narrateur de L’Enfant, Paris est aussi un lieu « d’escapade » et de « liberté » où il cherche, pour fuir l’univers confiné du milieu familial, à « plonger, comme un évadé du bagne » dans ses profondeurs. À l’instar des jeunes banlieusards présents dans le récit des rappeurs, l’animation de la ville attire l’enfant malheureux vers un univers de bonheur et de liberté dont la proximité géographique est pourtant étrangère à sa propre vie.
*
Si par ses références à la littérature et à la chanson le rap s’inscrivait déjà dans un héritage culturel français, la façon dont il parle de la banlieue – thème que pourtant certains critiques perçoivent comme récurrent voire superficiel – le conduit à la création littéraire. Les morceaux ne renvoient pas ici directement à des textes en particulier, mais ils imitent leurs démarches. Ils deviennent de vrais objets artistiques et non pas de simples témoignages d’un contexte sociétal fragile. Les éléments intrinsèques à la musicalité des morceaux trouvent leur cohérence stylistique avec le sens du texte. Un autre sujet majeur abordé dans les textes, les forces de l’ordre, constitue une part importante du terreau de l’écriture fictionnelle.
Notes
[1] Thomas Ravier, « Booba ou le démon des images », art. cité.
[2] Les termes ou les énoncés qui présentent un changement du ton de la voix du rappeur-narrateur pour imiter des voix autres sont indiqués par les italiques, en gras des voix autres, en général enregistrées, qui sont greffées au texte.
[3] Ces vers peuvent aussi renvoyer à la marche militaire de la première guerre mondiale, « La marche du colonel Bogey », thème musical du générique du film Le Pont de la rivière Kawaï (1957).