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Podemos, crise de têtes
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http://www.liberation.fr/planete/2017/01/10/podemos-crise-de-tetes_1540492
En Espagne, le parti de la gauche radicale, devenu en deux ans une des premières formations du pays, se débat dans des querelles d’egos et des divergences de ligne entre ses chefs, Pablo Iglesias et Iñigo Errejón.
Prenez un parti qui vient tout juste de naître, ou presque, ajoutez un succès électoral vertigineux au point de devenir la troisième force au Parlement, additionnez le fait qu’il se compose de familles diverses et parfois antagonistes, et vous obtenez une situation explosive. Celle-là même que connaît Podemos, la formation issue de «l’indignation citoyenne» qui a bouleversé l’échiquier national, exprimant un puissant désenchantement envers la classe politique traditionnelle.
Sur le devant de la scène, ou via les réseaux sociaux, les deux poids lourds du parti réinterprètent sans pudeur la lutte fratricide entre Abel et Caïn. Iñigo Errejón, le numéro 2, a ainsi lancé sur Twitter à Pablo Iglesias, le secrétaire général et leader charismatique, mercredi dernier : «Personne n’est indispensable, je dis bien personne, Pablo.» Réponse du tac au tac du second au premier : «Si tu continues ainsi, Iñigo, tu n’iras pas très loin.» Depuis les fêtes de fin d’année, «pablistas» et «errejonistas» se déchirent à coups d’annonces blessantes et d’attaques insultantes. Les cinq millions de votants de Podemos, les cadres et les membres de l’«Assemblée citoyenne» - sorte d’organe directeur composé de 62 membres - en demeurent stupéfaits : leur parti serait-il en train de se déchirer de l’intérieur entre deux cofondateurs qui, publiquement, s’étaient toujours projetés comme «des frères d’âme» ?
La situation a pris des teintes dramatiques. Au point que Pablo Iglesias, 38 ans, professeur de sciences politiques à la queue-de-cheval, aux chemises à rayure et au verbe tranchant contre la «caste» et le «système», s’est fendu la semaine dernière d’un pardon sonore à ses troupes. Après une lettre de reproches pour ces échauffourées internes écrite par une certaine Teresa, 76 ans, militante de la première heure et considérée comme «la grand-mère de Podemos», le leader a publiquement présenté ses excuses dans une vidéo contrite : «Chers militants, je sais qu’actuellement nous vous faisons honte. […] Il faut éviter à tout prix que nos disputes, de légitimes discussions entre familles et courants pour défendre des parts respectives de pouvoir interne, déchirent notre parti; si nous ne prenons pas garde, nous allons détruire Podemos.» Une mise en garde reprise à son compte par Juan Carlos Monedero, cofondateur et électron libre, lui aussi politologue de l’université Complutense de Madrid : «Ce serait une authentique grimace du destin que nous en venions à nous autoéliminer. Car c’est bien ce que cherche à faire le système, le régime en place, le duopole socialistes-conservateurs, comme on voudra appeler. Alors ne nous appliquons pas à nous-mêmes le châtiment que notre ennemi extérieur veut nous infliger !»
«Puberté»
Fondé en janvier 2014, Podemos a grandi très vite. Trop vite pour certains. Aux élections européennes de mai la même année, ce nouveau-né, qui se définit comme un parti de gauche et s’est donné pour mission «la régénération de la démocratie espagnole» via «la reprise en main des affaires par le peuple au détriment des élites politico-financières», avait créé une immense surprise en obtenant 8 % des voix et cinq députés au Parlement de Strasbourg. Omniprésent sur la scène médiatique, bête noire des deux grands partis qui se partagent le pouvoir depuis le retour de la démocratie en 1978 (le Parti socialiste, PSOE, et les conservateurs du PP), il s’est propulsé comme la troisième force aux législatives de juin 2016, avec 71 députés sur 350.
Mieux : profitant de la débâcle récente des socialistes - sans meneur et scindés en plusieurs camps -, il a gravi des échelons. Les derniers sondages situent Podemos comme deuxième formation nationale, derrière les conservateurs libéraux du PP emmenés par le placide Mariano Rajoy, à la tête d’un (fragile) gouvernement en minorité depuis décembre. «Oui, notre ascension a été vertigineuse, et ce n’est pas facile de gérer tout cela, surtout pour des gens comme nous, vierges en politiques, sans expérience», explique à Libération Elena Rodriguez, porte-parole d’un «cercle» (la cellule de base de Podemos) du quartier madrilène de Latina. Et d’analyser : «Nous vivons sûrement notre crise de puberté.»
La division qui ravage la jeune formation ne se résume pas, loin s’en faut, à une joute personnelle entre deux egos. Ces dernières semaines, des cadres régionaux des deux camps ont été expulsés, victimes d’une purge orchestrée par les deux factions. Car la rixe est aussi, et surtout, idéologique. D’un côté, la faction emmenée par Pablo Iglesias, partisan d’une stratégie agressive «pour faire tomber le système» et peu enclin à s’allier aux socialistes, qu’il juge être de «purs produits d’une élite dont le temps a vécu». De l’autre, Iñigo Errejón, 33 ans, plus modéré, favorable à une tactique d’alliances avec d’autres formations «pour parvenir au pouvoir».
Iñigo Errejón, numéro 2 du parti, en décembre. Photo Emilio Naranjo. Sipa
Jorge Verstrynge, professeur de sciences politiques à l’Université autonome de Madrid, jadis cadre de la droite libérale et désormais fervent sympathisant de Podemos, confirme : «Dans le fond, nous assistons à une opposition, très classique dans un parti de gauche radicale, entre ceux que j’appelle les résistants, qu’incarne Iglesias, et puis les collaborationnistes avec le système - terme que j’emploie dans un sens positif - que représente Errejón . C’est aussi une distinction sociale, les premiers proviennent des classes populaires, de familles de travailleurs, souvent d’idéologie communiste ; les seconds sont majoritairement des rejetons de bonne famille, de la bourgeoisie de gauche.»
«Divisions naturelles»
Au sein de Podemos, ce caractère hétéroclite ne facilite pas les choses. Ce parti-alluvion serait l’équivalent espagnol d’un organisme hybride regroupant les électeurs d’un Besancenot, d’un Mélenchon, d’un Jadot, voire d’un Hamon. Pour compliquer la donne, d’autres dissensions sont à l’œuvre. D’abord, l’existence d’une troisième famille, les «anticapitalistes» qui représentent environ 10 % et défendent un revenu universel, l’abolition de la dette publique et un référendum d’autodétermination en Catalogne - des revendications que la direction ne cesse de nuancer depuis l’an dernier. Ensuite, les tiraillements entre partisans d’une structure verticale à l’ancienne (Iglesias), ou plus démocratique (Errejón). Enfin, le facteur territorial dans un pays travaillé par de puissants nationalismes (Galice, Pays basque, Catalogne…) qui exacerbent les tensions entre «jacobins» et «girondins». José Ignacio Torreblanca, éditorialiste à El País, résume la difficulté d’amalgamer le tout : «Je crois que deux visions irréconciliables s’affrontent. Podemos doit décider s’il entend rénover une vieille gauche marxiste, désorientée après la chute du mur de Berlin, ou bien refonder la démocratie en dotant le peuple d’une identité, un peuple, demos, qui n’est plus ni de droite ni de gauche, mais croit bien avoir perdu le pouvoir, cratos , face aux puissants.»
Pourtant, ce dilemme, qualifié de dramatique par les nombreux adversaires, politiques ou médiatiques, de Podemos, n’est pas forcément vécu comme tel en interne. Même José Manuel López, 50 ans, proche d’Errejón et destitué par les «pablistas» comme porte-parole de l’assemblée de Madrid, calme le jeu : «A la différence de la droite et des socialistes, je revendique pour mon parti une pluralité, un débat ouvert, malgré ses excès dans les réseaux sociaux. Nos électeurs exigent de nous l’unité, pas l’uniformité.» Un avis partagé par une bonne partie de la base militante. A l’instar de José Luis Ariza, 53 ans, professeur de littérature et membre de Podemos : «Ces divisions fratricides sont présentées à l’extérieur, par les gens de la caste, comme catastrophiques ; or, même fratricides, je les trouve naturelles, moi, ces divisions. C’est un invariant au sein d’un mouvement de gauche authentique : la dialectique entre "la révolution permanente" et "le penchant vers l’institutionnalisation". L’objectif est le même, seuls les chemins divergent.» A la mi-février, le congrès national de Podemos à Madrid permettra d’établir si on assiste à un schisme fatal, ou à une simple crise de croissance d’un parti décidément singulier.