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Bobigny - Début de fusion
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Début de fusion - Par Serge Quadruppani
Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#93, le 14 février 2017
« Je peux voir d’ici des visages de gens qui ne sont pas contrôlés tous les jours comme nous et je les remercie d’être là » : à part les remerciements tout à fait inutiles puisque c’était la moindre des choses d’être là, la phrase prononcée par un des orateurs mérite d’être citée parce qu’elle résume ce qui a commencé à entrer en fusion à Bobigny, samedi 11 février : l’alliance de ceux qui parfois s’exposent à l’arbitraire policier par l’affirmation d’un désaccord radical avec ce que défend la police, et d’autres qui sont exposés aux exactions policières de naissance. Car c’est une chose que de risquer d’être contrôlé, gazé, tabassé, éborgné, tué, parce qu’on manifeste plus ou moins vigoureusement son opposition, c’en est une autre, bien plus pénible, que d’être exposé au même risque simplement parce qu’on est né à tel endroit, dans tel milieu socio-culturel, comme Théo, Adama, Zyed et Bouna.
Cela se passait dans un parc, sous la passerelle Marie-Claire, héroïne malgré elle d’un procès pour avortement qui en 1972, allait ouvrir la voie à la dépénalisation de l’interruption de grossesse. Comme l’hôtel de ville, le tribunal de grande instance de Bobigny a cette particularité de ressembler à un château-fort moderne dont la masse surplombante n’offre que de rares accès contrôlés. La passerelle menant au palais censé incarner cette justice qu’on réclamait pour Théo était barrée par des robocops surarmés de presque autant de caméras que de LBD : comment s’étonner que certains aient voulu en forcer l’accès ? Coïncidence troublante, cet accès portait le nom d’une jeune fille qui avait en commun avec Théo d’être prolétaire et victime d’un viol.
Débarrassons-nous vite de l’enfumage journalistique : ceux qui ont commencé à s’en prendre à la police sur la passerelle Marie-Claire n’étaient pas quelques dizaines, comme l’a prétendu le Parisien ni extérieurs au rassemblement comme l’a soutenu le Monde. Ils en étaient une des composantes importantes, intimement mêlée à cette foule de milliers de personnes de tous âges et de toutes origines (on peut facilement doubler le chiffre de 2000 avancé par la préfecture) occupant un parc où nous étions censés rester confinés. Et ce qui a débordé de cet espace de contention, prenant la forme du caillassage des policiers, du bris de vitres et de l’incendie de poubelles et de voitures, c’étaient autant des corps, des corps las de piétiner dans le froid humide et l’immobilité forcée, que des passions partagées par tous : les deux mêmes passions qui animèrent les rues des grandes villes françaises au printemps dernier, la joie et la colère.
Les raisons de la colère ont été exprimées, et souvent fort bien, sur l’édicule où étaient perchés les oratrices et les orateurs. Que ce soit celui qui a fait reprendre par tous le refrain dont on ne se lasse pas « tout le monde déteste la police », ou celle qui a parlé des 2 millions de femmes congolaises violées ces dernières années par des soudards à la solde des employeurs des occupants de la passerelle. Le cri « justice pour Théo » était sans cesse associé à la dénonciation d’autres crimes policiers, comme si le viol raciste de ce garçon était, à l’instar de ce que fut la loi El Khomry, l’exaction de trop, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. A quoi s’est ajouté l’ignominie de la police des polices, une police au carré, s’arrogeant des pouvoirs jusque sur la sens des mots et prétendant inventer le viol accidentel.
La joie, on l’a vue sur le visage de ces émeutières banlieusardes de 15 ans, comme je leur faisais remarquer que pour faire ce qu’elles faisaient dans ces cas-là, il vaut mieux se masquer le visage, l’une d’elles m’a répondu un « rien à foutre » si rigolard qu’il n’y avait plus à discuter. La joie, elle était aussi chez ces pillards du Franprix hilares, les bras chargés de bouteilles de whisky et de champagne, spectacle qui devrait rassurer Finkelkraut et consorts : tous les racisés ne sont donc pas des islamistes ! C’était aussi la joie communicative de l’un d’eux qui, barrant un instant le passage à une amie, avec une attitude caricaturalement menaçante que démentait un grand sourire gentil, jouait avec le stéréotype du lascar, cauchemar des petits blancs et de leurs éditocrates. A la joie s’ajoutait aussi l’attention aux autres et la gentillesse : le « vous avez besoin de quelque chose ? » de l’habitant-manifestant prêt à mettre sa connaissance du terrain au service de trois parigots égarés, me rappelant le « ça va, monsieur ? » qu’attiraient mes difficultés respiratoires dans les nuages lacrymogènes du printemps dernier.
Cette joie qu’on sentait circuler entre les gens dès les premiers instants quand on en était encore aux discours, la raison en était dans l’être-ensemble, dans la rencontre entre d’une part ceux qui subissent l’arbitraire policier chaque jour, qui étaient le plus grand nombre, et d’autre part ceux qui le subissent chaque fois qu’ils se révoltent, qui étaient en nombre significatif. Les seconds, sages militants ou enragés émeutiers potentiels, savent bien que c’est seulement en s’alliant aux premiers que leur pratique politique aura des chances de déboucher quelque part. Tandis que les premiers, banlieusards premiers concernés par le sort de Théo et des autres, constataient que leur relégation politique était peut-être en train de prendre un bon coup de vieux. Il n’était donc pas étonnant que tous se réjouissent de ce début de fusion entre la révolte des banlieues et le cortège de tête.