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Il y a 100 ans commençait la Révolution russe…

Lien publiée le 8 mars 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.contretemps.eu/russie-revolution-fevrier-trotsky/

Léon Trotsky 

Une révolution est toujours intempestive. Elle prend par surprise l’essentiel de ses adversaires mais aussi la majorité de ses partisans déclarés.

Les premiers, inconscients de l’immense colère accumulée et refoulée par les dépossédé-e-s pendant des années, ne comprennent pas que cette sourde rage puisse se muer tout à coup en action révolutionnaire spontanée et organisée ; ils ne peuvent donc voir dans la révolution qu’un coup fomenté et mené habilement par une poignée d’agitateurs sans lien avec les masses, qu’il suffirait d’identifier (et de réprimer) pour faire refluer le soulèvement populaire.

Les seconds, informés par les tragiques et sanglantes défaites d’insurrections immatures, se montrent souvent trop prudents quand les classes populaires portent les premiers coups au régime qui les opprime depuis trop longtemps et « montent à l’assaut du ciel » (pour reprendre la formule de Marx à propos de la Commune) ; ainsi éprouvent-ils de grandes difficultés à mettre leurs montres à l’heure de l’histoire et à comprendre que les conditions, les moyens et les rythmes de la lutte se sont brutalement modifiés. 

Comme le montre ce texte de Léon Trotsky (extrait de sa magistrale Histoire de la révolution russe)la Révolution russe ne fait nullement exception à la règle, particulièrement dans ses journées de février inaugurant une crise révolutionnaire qui ne sera résolue, au moins partiellement, que par la révolution d’Octobre.

(Les intertitres sont de la rédaction de Contretemps). 

Cinq journées : du 23 au 27 février 1917

Le 23 février, c’était la « Journée internationale des Femmes ». On projetait, dans les cercles de la social-démocratie, de donner à ce jour sa signification par les moyens d’usage courant : réunions, discours, tracts. La veille encore, il ne serait venu à la pensée de personne que cette « Journée des Femmes » pût inaugurer la révolution. Pas une organisation ne préconisa la grève pour ce jour-là. Bien plus, une organisation bolcheviste, et des plus combatives, le Comité du rayon essentiellement ouvrier de Vyborg, déconseillait toute grève. L’état d’esprit des masses d’après le témoignage de Kaïourov, un des chefs ouvriers du rayon, était très tendu et chaque grève menaçait de tourner en collision ouverte. Mais comme le Comité estimait que le moment d’ouvrir les hostilités n’était pas encore venu – le parti n’étant pas encore assez fort et la liaison entre ouvriers et soldats étant trop insuffisante – il avait donc décidé de ne point faire appel à la grève, mais de se préparer à l’action révolutionnaire pour une date indéterminée. Telle fut la ligne de conduite préconisée par le Comité à la veille du 23, et il semblait que tous l’eussent adoptée. Mais le lendemain matin, en dépit de toutes les directives, les ouvrières du textile quittèrent le travail dans plusieurs fabriques et envoyèrent des déléguées aux métallos pour leur demander de soutenir la grève. C’est « à contrecœur », écrit Kaïourov, que les bolcheviks marchèrent, suivis par les ouvriers mencheviks et socialistes-révolutionnaires. Mais du moment qu’il s’agissait d’une grève de masse, il fallait engager tout le monde à descendre dans la rue et prendre la tête du mouvement : telle fut la résolution que proposa Kaïourov, et le Comité de Vyborg se vit contraint de l’approuver. « L’idée d’une manifestation mûrissait depuis longtemps parmi les ouvriers, mais, à ce moment, personne ne se faisait encore une idée de ce qui en sortirait. »  Prenons bonne note de ce témoignage d’un participant, très important pour la compréhension du mécanisme des événements.

Une révolution par en bas

On croyait d’avance que, sans le moindre doute, en cas de manifestation, les troupes devraient sortir des casernes et seraient opposées aux ouvriers. Qu’allait-il se passer ? On est en temps de guerre, les autorités ne sont pas disposées à plaisanter. Mais, d’autre part, le soldat de la « réserve », en ces jours-là, n’est déjà plus celui que, jadis, l’on a connu dans les cadres de l’ » active ». Est-il vraiment si redoutable ? À ce sujet, on raisonnait beaucoup dans les cercles révolutionnaires, mais plutôt abstraitement, car personne, absolument personne – on peut l’affirmer catégoriquement d’après tous les documents recueillis – ne pensait encore que la journée du 23 février marquerait le début d’une offensive décisive contre l’absolutisme. Il n’était question que d’une manifestation dont les perspectives restaient indéterminées et, en tout cas, fort limitées.

En fait, il est donc établi que la Révolution de Février fut déclenchée par les éléments de la base qui surmontèrent l’opposition de leurs propres organisations révolutionnaires et que l’initiative fut spontanément prise par un contingent du prolétariat exploité et opprimé plus que tous les autres – les travailleuses du textile, au nombre desquelles, doit-on penser, l’on devait compter pas mal de femmes de soldats. La dernière impulsion vint des interminables séances d’attente aux portes des boulangeries. Le nombre des grévistes, femmes et hommes, fut, ce jour-là, d’environ 90 000. Les dispositions combatives se traduisirent en manifestations, meetings, collisions avec la police. Le mouvement se développa d’abord dans le rayon de Vyborg, où se trouvent les grosses entreprises, et gagna ensuite le faubourg dit « de Pétersbourg ». Dans les autres parties de la ville, d’après les rapports de la Sûreté, il n’y eut ni grèves, ni manifestations. Ce jour-là, les forces de police furent complétées par des détachements de troupes, apparemment peu nombreux, mais il ne se produisit point de collisions. Une foule de femmes, qui n’étaient pas toutes des ouvrières, se dirigea vers la Douma municipale pour réclamer du pain. Autant demander du lait à un bouc. Dans divers quartiers apparurent des drapeaux rouges dont les inscriptions attestaient que les travailleurs exigeaient du pain, mais ne voulaient plus de l’autocratie ni de la guerre. La  » Journée des femmes  » avait réussi, elle avait été pleine d’entrain et n’avait pas causé de victimes. Mais de quoi elle était lourde, nul ne se doutait encore dans la soirée.

Le lendemain, le mouvement, loin de s’apaiser, est doublement en recrudescence : environ la moitié des ouvriers industriels de Petrograd font grève le 24 février. Les travailleurs se présentent dès le matin dans leurs usines et, au lieu de se mettre au travail, ouvrent des meetings, après quoi ils se dirigent vers le centre de la ville. De nouveaux quartiers, de nouveaux groupes de la population sont entraînés dans le mouvement. Le mot d’ordre « Du pain » est écarté ou couvert par d’autres formules : « À bas l’autocratie ! » et « À bas la guerre ! » Les manifestations ne cessent pas sur la Perspective Nevsky : d’abord des masses compactes d’ouvriers chantant des hymnes révolutionnaires ; puis une multitude disparate de citadins, des casquettes bleues d’étudiants.  » Le public en promenade nous témoignait de la sympathie et, aux fenêtres de plusieurs hôpitaux, des soldats nous saluèrent en secouant en l’air ce qui leur tombait sous la main.  » Étaient-ils nombreux ceux qui comprenaient la portée de ces gestes de sympathie de soldats malades à l’adresse des manifestants ? Cependant, les Cosaques attaquaient la foule, quoique sans brutalité ; leurs chevaux étaient couverts d’écume ; les manifestants se jetaient de côté et d’autre, puis reformaient des groupes serrés. Point de peur dans la multitude. Un bruit courait de bouche en bouche : « Les Cosaques ont promis de ne pas tirer. » De toute évidence, les ouvriers avaient réussi à s’entendre avec un certain nombre de Cosaques. Un peu plus tard, pourtant, des dragons survinrent, à moitié ivres, beuglant des injures et firent une percée dans la foule, frappant aux têtes à coups de lance. Les manifestants tinrent de toutes leurs forces, sans lâcher pied. « Ils ne tireront pas. » Et, en effet, ils ne tirèrent pas.

Un sénateur libéral qui observa, dans les rues, des tramways immobilisés (mais cela ne se passait-il pas le lendemain ?), certains aux vitres cassées, quelques-uns couchés le long des rails, a évoqué les journées de juillet 1914, la veille de la guerre. « On croyait voir se renouveler la tentative de jadis. » Le sénateur voyait juste, il y avait à coup sûr un lien de continuité : l’histoire ramassait les bouts du fil révolutionnaire cassé par la guerre et les renouait.

Durant toute cette journée, les foules populaires ne firent que circuler de quartier en quartier, violemment pourchassées par la police, contenues et refoulées par la cavalerie et par certains détachements d’infanterie. On criait  » À bas la police !  » mais, de plus en plus fréquemment, partaient des hourras à l’adresse des Cosaques. C’était significatif. La foule témoignait à la police une haine féroce. Les agents à cheval étaient accueillis par des sifflets, des pierres, des glaçons. Toute différente fut la prise de contact des ouvriers avec les soldats. Autour des casernes, auprès des sentinelles, des patrouilles et des cordons de barrage, des travailleurs et des travailleuses s’assemblaient, échangeant des paroles amicales avec la troupe. C’était une nouvelle étape due à la croissance de la grève et à la confrontation des ouvriers avec l’armée. Cette étape est inévitable dans toute révolution. Mais elle semble toujours inédite et, en effet, se présente chaque fois sous un nouvel aspect : ceux qui ont lu ou écrit à ce sujet ne se rendent pas compte de l’événement quand il se produit.

À la Douma d’Empire, on racontait, ce jour-là, qu’une formidable multitude de peuple couvrait toute la place Znamenskaïa, toute la Perspective Nevsky et toutes les rues avoisinantes, et que l’on constatait un phénomène absolument insolite : la foule, révolutionnaire, et non patriotique, acclamait les Cosaques et les régiments qui marchaient en musique. Comme un député demandait ce que cela signifiait, un passant, le premier venu, lui répondit :  » Un policier a frappé une femme de sa nagaïka ; les Cosaques s’en sont mêlés et ont chassé la police.  » Il se peut que les choses ne se soient pas passées ainsi, personne ne serait en mesure de vérifier. Mais la foule croyait que c’était bien ça, que la chose était possible. Croyance qui ne tombait pas du ciel, mais qui venait d’une expérience déjà faite et qui, par conséquent, devait être un gage de victoire.

Les ouvriers de l’usine Erikson, qui compte parmi les plus modernes du rayon de Vyborg, après s’être assemblés le matin, s’avancèrent en masse, au nombre de 2 500 hommes, sur la Perspective Sampsonovsky, et, dans un passage étroit, tombèrent sur des Cosaques. Poussant leurs chevaux, les officiers fendirent les premiers la foule. Derrière eux, sur toute la largeur de la chaussée, trottaient les Cosaques. Moment décisif ! Mais les cavaliers passèrent prudemment, en longue file, par le couloir que venaient de leur ouvrir leurs officiers.  » Certains d’entre eux souriaient, écrit Kaïourov, et l’un d’eux cligna de l’œil, en copain, du côté des ouvriers « . Il signifiait quelque chose, ce clin d’œil ! Les ouvriers s’étaient enhardis, dans un esprit de sympathie et non d’hostilité à l’égard des Cosaques qu’ils avaient légèrement contaminés. L’homme qui avait cligné de l’œil eut des imitateurs.

En dépit des nouvelles tentatives des officiers, les Cosaques, sans contrevenir ouvertement à la discipline, ne pourchassèrent pas la foule avec trop d’insistance et passèrent seulement à travers elle. Ainsi en fut-il trois ou quatre fois et les deux partis opposés s’en trouvèrent encore rapprochés. Les Cosaques se mirent à répondre individuellement aux questions des ouvriers et même eurent avec eux de brefs entretiens. De la discipline, il ne restait que les apparences les plus minces, les plus ténues, avec le danger d’un déchirement imminent. Les officiers se hâtèrent d’éloigner leurs troupes de la foule et, renonçant à l’idée de disperser les ouvriers, disposèrent leurs troupes en barrage d’une rue pour empêcher les manifestants de gagner le centre. Et ce fut peine perdue : postés et montant la garde en tout bien tout honneur, les Cosaques ne s’opposèrent cependant pas aux  » plongeons  » que faisaient les ouvriers entre les jambes des chevaux. La révolution ne choisit pas ses voies à son gré : au début de sa marche à la victoire, elle passait sous le ventre d’un cheval cosaque. Épisode remarquable ! Remarquable aussi le coup d’œil du narrateur qui a fixé toutes ces péripéties. Rien d’étonnant, le conteur était un dirigeant, il avait derrière lui plus de deux mille hommes : l’œil du chef qui se tient en garde contre les nagaïkas ou les balles de l’ennemi est acéré.

Le revirement d’opinion dans l’armée semble s’être manifesté d’abord chez les Cosaques, perpétuels fauteurs de répression et d’expéditions punitives. Cela ne signifie pourtant pas que les Cosaques aient été plus révolutionnaires que les autres. Au contraire, ces solides propriétaires, montés sur leurs propres chevaux, jaloux des particularités de leur caste, traitant avec un certain dédain les simples paysans, défiants à l’égard des ouvriers, étaient fort pénétrés d’esprit conservateur. Mais c’est précisément à ce titre que les changements provoqués par la guerre semblèrent chez eux plus vivement accusés. Et, en outre, n’était-ce pas précisément eux que l’on tiraillait en tous sens, les envoyant constamment en expédition, les jetant contre le peuple, les énervant, et qui, les premiers, furent mis à l’épreuve ? Ils en avaient  » marre « , ils voulaient rentrer dans leurs foyers et clignaient de l’œil :  » Faites donc à votre aise, si vous en êtes capables ; nous ne vous gênerons pas.  » Cependant, il n’y avait encore là que des symptômes, d’ailleurs très significatifs. L’armée est encore l’armée, liée par la discipline, et les fils conducteurs se trouvent encore aux mains de la monarchie. Les masses ouvrières sont dépourvues d’armes. Leurs dirigeants ne songent même pas encore à un dénouement décisif.

Du côté des classes possédantes : le gouvernement prépare la répression

Ce jour-là, en conseil des ministres, l’ordre du jour comportait, entre autres questions, celle des troubles dans la capitale. La grève ? Des manifestations ? On en avait vu d’autres… Tout est prévu, des ordres sont donnés. On passe simplement à l’expédition des affaires courantes.

Mais quels étaient donc les ordres donnés ? Bien que, dans les journées du 23 et du 24, vingt-huit policiers eussent été assommés – séduisante exactitude de la statistique ! – le général Khabalov, chef de la région militaire de Pétrograd, investi de pouvoirs presque dictatoriaux, ne recourait pas encore à la fusillade. Non certes par bonté d’âme ! Mais tout avait été prévu et prémédité ; les coups de fusil partiraient à leur heure.

Il n’y eut dans la révolution d’inattendu que le moment où elle se déclencha. En somme, les deux pôles contraires, celui des révolutionnaires et celui du gouvernement, s’étaient soigneusement préparés depuis des années, depuis toujours. Pour ce qui est des bolcheviks, toute leur activité depuis 1905 avait uniquement consisté en ces préparatifs. Mais l’œuvre du gouvernement avait été, elle aussi, en très grande partie, de machiner d’avance l’écrasement de la deuxième révolution qui s’annonçait. Dans ce domaine, le travail du gouvernement prit, à dater de l’automne 1916, un caractère particulièrement méthodique. Une commission présidée par Khabalov avait achevé, vers le milieu de janvier 1917, l’élaboration minutieuse d’un plan pour écraser la nouvelle insurrection. La capitale avait été divisée en six secteurs administrés par des  » maîtres de police  » et subdivisés en quartiers. À la tête de toutes les forces armées l’on avait placé le général Tchébykine, commandant en chef des réserves de la Garde. Les régiments furent répartis dans les quartiers. Dans chacun des six principaux secteurs, la police, la gendarmerie et l’armée étaient groupées sous le commandement d’officiers d’état-major spécialement désignés. La cavalerie cosaque restait à la disposition de Tchébykine en personne, pour les opérations de plus grande envergure.

La méthode de répression était ordonnée de la façon suivante : on ferait d’abord marcher la police ; ensuite, on lancerait les Cosaques avec leurs nagaïkas ; enfin, à toute extrémité, l’on mettrait en ligne les troupes avec leurs fusils et des mitrailleuses. Ce fut précisément ce plan, application élargie de l’expérience de 1905, qui fut mis en œuvre en Février. Le malheur n’était pas dans un défaut de prévoyance, ni dans une conception vicieuse, mais dans le matériel humain. C’est par là que l’arme devait se trouver enrayée.

Formellement, le plan comptait sur l’ensemble de la garnison qui s’élevait à cent cinquante mille hommes ; mais, en réalité, l’on envisageait tout au plus l’emploi d’une dizaine de milliers d’hommes ; indépendamment des agents de police qui étaient au nombre de trois mille cinq cents, le plus ferme espoir portait sur les élèves sous-officiers. Cela s’explique par la composition même de la garnison à cette date : elle était formée presque exclusivement de réservistes, avant tout de 14 bataillons de réserve, rattachés aux régiments de la Garde qui se trouvaient sur le front. En outre, la garnison comprenait : un régiment d’infanterie de réserve, un bataillon de réserve d’automobiles, une division de réserve d’autos blindées, de peu nombreux contingents de sapeurs et d’artilleurs et deux régiments de Cosaques du Don. C’était beaucoup, c’était même trop. Les effectifs de la réserve, trop copieux, consistaient en une masse humaine à peine travaillée ou bien déjà dégagée de ce dressage. Au surplus, toute l’armée n’était-elle pas de même composition ?

Khabalov s’en tenait soigneusement au plan qu’il avait élaboré. Le premier jour, le 23, la police seule entra en ligne. Le 24, on fit avancer dans les rues surtout de la cavalerie, mais seulement armée de nagaïkas et de lances. On ne pensait utiliser l’infanterie et ouvrir le feu que d’après la tournure des événements. Or les événements ne se firent pas attendre.

Le 25, la grève prit une nouvelle ampleur. D’après les données officielles, elle englobait 240000 ouvriers. Des éléments arriérés s’engagent à la suite de l’avant-garde, un bon nombre de petites entreprises arrêtent le travail, les tramways ne marchent plus, les maisons de commerce restent fermées. Dans le courant de la journée, les étudiants de l’enseignement supérieur se joignent au mouvement. Vers midi, c’est par dizaines de mille que la foule s’amasse autour de la cathédrale de Kazan et dans les rues avoisinantes. On essaie d’organiser des meetings à ciel ouvert, il se produit des conflits avec la police. Devant la statue d’Alexandre III des hommes prennent la parole.

La police montée ouvre la fusillade. Un orateur tombe blessé. Des coups de feu partent de la foule : un commissaire de police est tué, un maître de police blessé ainsi que plusieurs de ses agents. On lance sur les gendarmes des bouteilles, des pétards, des grenades. La guerre a donné de bonnes leçons dans cet art. Les soldats font preuve de passivité et parfois d’hostilité à l’égard de la police. On se répète avec émotion dans la foule que les policiers, quand ils ont commencé à tirer sur le peuple aux alentours de la statue d’Alexandre III, ont essuyé le feu de salve des Cosaques : les  » pharaons  » à cheval (ainsi appelait-on les agents de police) ont été forcés de se sauver au galop. Ce n’était vraisemblablement pas une légende répandue à dessein d’affermir les courages, car le même épisode, quoique relaté diversement, a été certifié de divers côtés.

Un des authentiques meneurs en ces journées, l’ouvrier bolchevik Kaïourov, raconte que les manifestants s’étaient tous enfuis, en certain point, sous les coups de nagaïka de la police à cheval, en présence d’un peloton de Cosaques ; alors lui, Kaïourov, et quelques autres ouvriers qui n’avaient pas suivi les fuyards se décoiffèrent, s’approchèrent des Cosaques, le bonnet à la main :  » Frères Cosaques, venez au secours des ouvriers dans leur lutte pour de pacifiques revendications ! Vous voyez comment nous traitent, nous, ouvriers affamés, ces pharaons. Aidez-nous !  » Ce ton consciemment obséquieux, ces bonnets que l’on tient à la main, quel juste calcul psychologique, quel geste inimitable ! Toute l’histoire des combats de rues et des victoires révolutionnaires fourmille de pareilles improvisations. Mais elles se perdent d’ordinaire dans le gouffre des grands événements, et les historiens ne ramassent qu’un tégument de lieux communs.  » Les Cosaques échangèrent entre eux des coups d’œil singuliers, dit encore Kaïourov, et nous n’avions pas eu le temps de nous éloigner qu’ils se jetaient en plein dans la mêlée.  » Quelques minutes plus tard, devant le perron de la gare, la foule portait en triomphe un Cosaque qui venait de sabrer un commissaire de police.

Les pharaons disparurent bientôt, autrement dit n’agirent plus qu’en catimini. Mais des soldats se montrèrent, baïonnette en avant. Des ouvriers les interpellent avec angoisse :  » Camarades, vous venez aider la police ?  » En réponse, grossièrement :  » Circulez !  » Nouvelle tentative pour entrer en pourparlers ; même résultat. Les soldats sont moroses, rongés par une même pensée, et tolèrent mal qu’on les atteigne au cœur même de leur anxiété.

Entre temps, le mot d’ordre général est qu’il faut désarmer les pharaons. La police est l’ennemi farouche, inexorable, haï et haineux. Il ne peut être question de se la concilier. On assomme ses gens ou bien on les tue. Mais il en est tout autrement pour les troupes ; la foule s’applique de toutes manières à éviter des conflits avec l’armée ; elle cherche, au contraire, les moyens de conquérir les soldats, de les convaincre, de les attirer, de se les apparenter, de les faire siens. Malgré les bruits favorables – peut-être légèrement exagérés – qui ont couru sur la conduite des Cosaques, la foule considère encore la cavalerie avec une certaine inquiétude. Un cavalier domine de haut la foule ; entre sa mentalité et celle du manifestant il y a les quatre jambes du cheval. Un personnage que l’on est obligé de regarder de bas en haut semble toujours plus considérable et plus redoutable. Avec l’infanterie, on se trouve de plain-pied sur la chaussée, elle est plus proche, plus accessible. La masse s’efforce d’aborder le fantassin, de le dévisager franchement, de lui insuffler ses brûlantes haleines. Dans ces rencontres entre soldats et ouvriers, les travailleuses jouent un rôle important. Plus hardiment que les hommes, elles s’avancent vers les rangs de la troupe, s’agrippent aux fusils, supplient et commandent presque :  » Enlevez vos baïonnettes, joignez-vous à nous !  » Les soldats s’émeuvent, se sentent tout penauds, s’entre-regardent avec anxiété, hésitent encore ; l’un d’eux, enfin, se décide avant les autres et les baïonnettes se relèvent dans un mouvement de repentir au-dessus des épaules des assaillants, le barrage s’ouvre, l’air retentit de hourras joyeux et reconnaissants, les soldats sont entourés, de toutes parts s’élèvent des discussions, des reproches, des appels ; la révolution fait un pas de plus.

Du G. Q. G., Nicolas avait télégraphié à Khabalov de mettre fin aux désordres  » dès demain « . La volonté du tsar concordait avec la seconde partie du plan de Khabalov ; la dépêche ne donnait donc qu’une impulsion supplémentaire. Dès le lendemain la troupe devra parler. N’est-il pas trop tard ? On ne saurait le dire encore. La question est posée, mais loin d’être résolue. La condescendance des Cosaques, les flottements de certains barrages d’infanterie ne sont que des épisodes pleins de promesses, auxquels la rue en éveil donne le retentissement de milliers d’échos. C’en est assez pour exalter la foule révolutionnaire, mais trop peu pour la victoire. D’autant plus que se sont produits des incidents d’un caractère tout contraire. Dans l’après-midi, un peloton des dragons, soi-disant en réplique à des coups de revolver partis de la foule, a pour la première fois ouvert le feu sur les manifestants, devant les Galeries du Commerce (Gostiny Dvor) : d’après le rapport de Khabalov au G. Q. G., il y eut trois tués et dix blessés. Sérieux avertissement ! En même temps, Khabalov menace d’expédier au front tous les ouvriers mobilisables qui n’auraient pas repris leur travail avant le 28. L’ultimatum du général donnait donc un délai de trois jours : c’était plus qu’il n’en fallait à la révolution pour renverser Khabalov et la monarchie par-dessus le marché. Mais l’on ne devait s’en rendre compte qu’après la victoire. Et le soir du 25, personne ne savait encore de quoi était gros le lendemain.

Logique du mouvement insurrectionnel

Essayons de nous représenter plus clairement la logique interne du mouvement. Sous le drapeau de la « Journée des Femmes », le 23 février, se déclencha une insurrection longtemps mûrie, longtemps contenue, des masses ouvrières de Petrograd. La première phase fut la grève. En trois jours, elle s’étendit au point de devenir pratiquement générale. Ce seul fait suffisait déjà à donner de l’assurance à la masse et à la pousser en avant. La grève, prenant un caractère de plus en plus offensif, accentué, se combina avec des manifestations qui mirent en présence les foules révolutionnaires et les troupes. Le problème était porté, dans son ensemble, sur un plan supérieur où il devait se résoudre par la force armée. Ces premières journées furent marquées par des succès partiels, symptomatiques plutôt qu’effectifs.

Un soulèvement révolutionnaire qui se prolonge plusieurs jours ne peut prendre un développement victorieux que si, de degré en degré, il enregistre constamment de nouveaux succès. Un arrêt dans le cours des réussites est dangereux ; piétiner sur place, c’est se perdre. Encore les succès ne suffisent-ils pas par eux-mêmes ; il faut que la masse en ait connaissance en temps utile et puisse les apprécier. On peut laisser échapper une victoire au moment où il suffirait de tendre la main pour la saisir. Cela s’est vu dans l’histoire.

Les trois premières journées se signalaient par une montée et une aggravation constantes de la lutte. Mais c’est précisément pour cette raison que le mouvement parvint à un niveau où des succès symptomatiques devenaient insuffisants. Toute la masse en activité était descendue dans la rue. Elle tint tête à la police avec de bons résultats et sans trop de difficultés. Les troupes, dans les deux dernières de ces trois journées, se trouvèrent déjà engagées dans les événements : le deuxième jour, la cavalerie seule avait marché ; le troisième jour, l’infanterie. Elles refoulaient, formaient des barrages, parfois laissaient faire, mais elles ne recoururent presque pas aux armes à feu. L’autorité supérieure ne se hâtait pas de modifier son plan, sous-estimant en partie l’importance des événements (cette illusion d’optique de la réaction était complétée par l’erreur parallèle des dirigeants de la révolution) et, dans une certaine mesure, n’ayant pas confiance en son armée. Mais, justement, le troisième jour, en raison du développement de la lutte comme par suite de l’ordre du tsar, le gouvernement se vit forcé de mettre en ligne les troupes, et pour de bon. Les ouvriers, surtout leur élite, avaient compris, d’autant plus que, la veille, les dragons avaient tiré. Dès lors, la question était posée des deux côtés dans toute son ampleur.

La nuit du 25 au 26, dans différents quartiers, une centaine de militants révolutionnaires furent arrêtés, dont cinq membres du Comité des bolcheviks de Petrograd. Cela marquait aussi que le gouvernement prenait l’offensive. Qu’allait-il donc se passer dans la journée ? Quel serait le réveil des ouvriers après les fusillades du jour précédent ? Et – problème essentiel – que diraient les troupes ? L’aube du 26 fut toute brumeuse d’incertitudes et de vives anxiétés.

Le Comité de Petrograd ayant été arrêté, la conduite des opérations en ville est transmise au district de Vyborg. Peut-être est-ce pour le mieux. La haute direction du parti atermoie désespérément. C’est seulement le matin du 25 que le bureau du Comité central des bolcheviks décida enfin de publier un tract faisant appel à la grève générale dans toute la Russie. Au moment où cette feuille sortit – si toutefois elle sortit – la grève générale, à Petrograd, tournait déjà toute en insurrection armée. La direction observe de son haut, hésite, retarde, c’est-à-dire ne dirige pas. Elle est à la remorque du mouvement.

Plus on se rapproche des usines, plus on découvre de résolution. Cependant, aujourd’hui, le 26, l’alarme gagne les districts. Faméliques, fourbus, grelottants, sous le fardeau d’une énorme responsabilité historique, les meneurs de Vyborg tenaient des conciliabules, hors la ville, dans des potagers, échangeant leurs impressions, essayant d’établir ensemble un itinéraire. Lequel ?… Celui d’une nouvelle manifestation ? Mais à quoi mènerait une démonstration de gens désarmés si le gouvernement avait décidé d’aller jusqu’au bout ? Question qui torture les consciences. « On eût dit seulement que l’insurrection allait être liquidée. » Ainsi s’exprime une voix déjà connue, celle de Kaïourov, et, de prime abord, cette voix, semble-t-il, n’est pas la sienne. Le baromètre était donc tombé bien bas avant la tempête.

En des heures où les hésitations touchent même les révolutionnaires les plus proches des masses, le mouvement est allé, en fait, beaucoup plus loin que ne l’imaginent les participants. La veille encore, le soir du 25, les quartiers de Vyborg se trouvèrent totalement en la possession des insurgés. Les commissariats de police furent saccagés, des agents furent massacrés ; la plupart des autres s’éclipsèrent. Le centre préfectoral du secteur (gradonatchalstvo) eut ses communications coupées avec la plus grande partie de la capitale. Le matin du 26, il s’avéra que non seulement ce secteur, mais les quartiers de Peski, presque jusqu’à la Perspective Liteïny, étaient au pouvoir des rebelles. C’est du moins ainsi que des rapports de police ont décrit la situation. En un certain sens, c’était exact, bien que, fort probablement, les insurgés ne s’en rendissent pas tout à fait compte : il est hors de doute qu’en bien des cas la police déserta ses tanières avant même de se trouver sous la menace de l’offensive ouvrière. Mais, indépendamment du fait, l’évacuation des quartiers industriels par la police ne pouvait avoir, aux yeux des travailleurs, une signification décisive, car les troupes n’avaient pas encore dit leur dernier mot. L’insurrection « va être liquidée », pensèrent des braves entre les braves. Or, elle se développait seulement.

Le tournant du 26 février

Le 26 février était un dimanche ; les usines restèrent fermées, et, par suite, il fut impossible de calculer dès le matin, d’après l’ampleur de la grève, la force de la poussée des masses. En outre, les ouvriers ne purent se réunir, comme ils l’avaient fait les jours précédents, dans leurs établissements, et il était plus difficile de manifester. La Perspective Nevsky fut calme dans la matinée. C’est alors que la tsarine télégraphiait au tsar : « Le calme règne en ville. » Mais cette tranquillité ne dure pas longtemps. Peu à peu, les ouvriers opèrent leur concentration et, de tous les faubourgs, convergent vers le centre. On les empêche de passer les ponts. Ils déferlent sur la glace ; car, en février, toute la Néva est un pont de glace. Il ne suffit pas de tirer sur une foule qui traverse un fleuve gelé pour la retenir. La ville a totalement changé d’aspect. Partout des patrouilles, des barrages, des reconnaissances de cavalerie. Les artères qui mènent à la Perspective Nevsky sont particulièrement bien gardées. Fréquemment éclatent des salves, partant de postes en embuscade. Le nombre des tués et des blessés augmente. Des voitures d’ambulance circulent en divers sens. D’où tire-t-on ? Qui tire ? Il n’est pas toujours possible de s’en rendre compte. Sans aucun doute, la police, durement corrigée, a résolu de ne plus s’exposer. Elle tire par les fenêtres, les balcons, de derrière des colonnes, du haut des greniers. Des hypothèses sont faites qui deviennent facilement des légendes. On raconte que, pour terrifier les manifestants, beaucoup de soldats ont été revêtus de l’uniforme de la police. On raconte que Protopopov a fait établir de nombreux postes de mitrailleuses sur les toits. La Commission d’enquête qui fut instituée après la révolution ne trouva pas trace de ces postes. La preuve n’est pourtant pas acquise qu’ils n’aient pas existé. Cependant, ce jour-là, la police passe à l’arrière-plan. C’est l’armée qui, définitivement, entre en action. Les soldats ont reçu l’ordre rigoureux de tirer, et ils tirent, principalement ceux qui appartiennent à des écoles de sous-officiers. D’après les données officielles, il y eut, ce jour-là, environ quarante morts et autant de blessés, sans compter ceux que la foule put emmener ou emporter. La lutte aboutit à sa phase décisive. La masse va-t-elle refluer, sous les balles, vers ses faubourgs ? Non, elle ne reflue point. Elle veut gagner la partie.

La ville des fonctionnaires, des bourgeois, des libéraux, Pétersbourg, est dans l’épouvante. Le président de la Douma d’Empire, Rodzianko, réclamait, ce jour-là, l’envoi de troupes sûres du front ensuite il « changea d’idée » et conseilla au ministre de la Guerre, Béliaev, d’employer contre la foule non des fusils, mais les lances des pompiers, de l’eau froide… Béliaev, après avoir consulté le général Khabalov, répondit que les douches d’eau froide avaient un effet contraire, « précisément parce qu’elles sont un excitant ». Tels étaient les entretiens que menaient les libéraux avec les hauts dignitaires et les policiers, sur les avantages relatifs de la douche froide ou chaude pour mater un peuple insurgé.

Les rapports de police, ce jour-là, prouvent que les lances des pompiers ne suffisent pas : « Au cours des troubles, on a observé, d’une façon générale, une attitude extrêmement provocante des rassemblements d’émeutiers à l’égard des détachements de troupes, sur lesquels la foule répondait aux sommations en lançant des pierres et des glaçons détachés de la chaussée. Lorsque la troupe tirait en l’air, en manière d’avertissement, la foule, au lieu de se disperser, a répliqué aux salves par des rires. C’est seulement en tirant à balles dans le tas que l’on a réussi à disloquer les rassemblements : encore les participants se cachaient-ils, pour la plupart, dans les cours des maisons voisines et, dès que la fusillade avait cessé, ressortaient dans la rue. » Ce compte-rendu de police témoigne de l’extrême élévation de température des masses. À vrai dire, il est peu probable que la foule ait commencé la première à bombarder de pierres et de glaçons les soldats, même les contingents des écoles de sous-officiers : il y a là une trop grande contradiction avec la psychologie des insurgés et leur sage tactique à l’égard de l’armée. Pour mieux justifier des massacres de masses, les couleurs données au rapport et leur disposition ne sont pas tout à fait celles qui convenaient. Cependant, l’essentiel s’y trouve exactement représenté, et avec une vivacité remarquable : la masse ne veut plus battre en retraite, elle résiste avec une fureur optimiste et tient la rue même après avoir essuyé des salves meurtrières ; elle s’accroche non plus à la vie, mais au pavé, aux pierres, aux glaçons. La foule n’est pas simplement exaspérée, elle est intrépide. C’est qu’en dépit des fusillades, elle ne perd pas confiance dans la troupe. Elle compte sur la victoire et veut l’obtenir coûte que coûte.

La pression exercée par les ouvriers sur l’armée s’accentue, contrecarrant l’action des autorités sur les forces militaires. La garnison de Pétrograd devient définitivement le point de mire des événements. La période d’expectative, qui dura presque trois jours, pendant lesquels la grande majorité de la garnison put encore garder une neutralité amicale à l’égard des insurgés, touchait à sa fin. « Tirez sur l’ennemi ! » commande la monarchie. « Ne tirez pas sur vos frères et sœurs ! » crient les ouvriers et les ouvrières. Et pas seulement cela : « Marchez avec nous ! » Ainsi, dans les rues, sur les places, devant les ponts, aux portes des casernes, se déroula une lutte incessante, tantôt dramatique, tantôt imperceptible, mais toujours acharnée, pour la conquête du soldat. Dans cette lutte, dans ces violentes prises de contact entre les travailleurs, les travailleuses et les soldats, sous les continuelles détonations des fusils et des mitrailleuses, se décidaient les destins du pouvoir, de la guerre et du pays.

Les fusillades dirigées sur les manifestants augmentent l’incertitude des meneurs. L’ampleur même du mouvement commence à leur sembler périlleuse. Même à la séance du Comité de Vyborg, le soir du 26, c’est-à-dire douze heures avant la victoire, certains en vinrent à demander s’il n’était pas temps de mettre fin à la grève. Le fait peut sembler surprenant. Mais on doit comprendre qu’une victoire se constate plus facilement le lendemain que la veille. Au surplus, les états d’âme se modifient souvent en répercussion des événements et des nouvelles reçues. À la prostration succède bien vite un nouvel entrain. Les Kaïourov et les Tchougourine ont du courage en suffisance, mais, par moments, ce qui les pince au cœur, c’est le sentiment de leur responsabilité devant la masse. Il y a moins d’hésitation dans les rangs ouvriers.

Sur leurs dispositions d’alors, on possède un rapport adressé à l’autorité supérieure par un agent bien renseigné de la Sûreté, Chourkanov, qui joua un rôle important dans l’organisation bolcheviste : « Étant donné que les troupes n’ont point fait obstacle à la foule – écrivait le provocateur – que même, dans certains cas, elles ont pris des mesures pour paralyser les initiatives de la police, les masses se sont senties assurées de leur impunité, et, actuellement, après deux jours de libres allées et venues dans la rue, alors que les cercles révolutionnaires ont lancé des mots d’ordre comme « À bas la guerre ! » et « À bas l’autocratie ! » le peuple s’est persuadé que la révolution était commencée, que le succès était assuré aux masses, que le pouvoir serait incapable de réprimer le mouvement, vu que les troupes se rangent du côté des révoltés et que leur victoire décisive est proche, vu que l’armée, aujourd’hui ou demain, prendra ouvertement le parti des forces révolutionnaires et qu’alors le mouvement, loin de s’apaiser, s’accroîtra constamment, jusqu’à une complète victoire et à un renversement du régime. » Appréciation d’une concision et d’une luminosité remarquables ! Ce rapport est un document historique de la plus grande valeur. Cela ne devait pas empêcher, bien entendu, les ouvriers, après la victoire, de fusiller l’auteur.

Les provocateurs, dont le nombre était formidable, surtout à Pétrograd, redoutent, plus que personne, la victoire de la révolution. Ils mènent leur politique : dans les conférences des bolcheviks, Chourkanov se prononce pour les mesures les plus extrêmes ; dans ses rapports à la Sûreté, il suggère la nécessité de faire résolument usage des armes. Peut-être Chourkanov s’efforça-t-il, à cette fin, d’exagérer même l’assurance des ouvriers dans leur offensive. Mais, dans l’essentiel, il avait raison : les événements devaient bientôt justifier son estimation.

On hésitait et conjecturait dans les sphères supérieures des deux camps, car aucun ne pouvait, a priori, mesurer le rapport des forces. Les indices extérieurs avaient définitivement cessé de servir de mesure : un des principaux traits d’une crise révolutionnaire consiste, en effet, en un violent contraste entre la conscience et les anciennes formes des rapports sociaux. Les nouvelles proportions des forces gîtaient mystérieusement dans la conscience des ouvriers et des soldats. Mais, précisément, le passage du gouvernement à une offensive appelée et précédée par celle des masses révolutionnaires transforma le nouveau rapport de forces de potentiel en effectif. L’ouvrier dévisageait le soldat bien en face, avidement et impérieusement ; et celui-ci, inquiet, décontenancé, détournait son regard ; ce qui marquait que le soldat n’était déjà plus bien sûr de lui. L’ouvrier s’avançait plus hardiment vers le soldat. Le troupier morose, mais non point hostile, plutôt repentant, se défendait par le silence et parfois de plus en plus souvent – répliquait d’un ton de sévérité affectée pour dissimuler l’angoisse dont battait son cœur. C’est ainsi que s’accomplissait la brisure. Le soldat se dépouillait évidemment de l’esprit soldatesque. Et encore, en ce cas, ne se reconnaissait-il pas tout de suite lui-même. Les chefs disaient que le soldat était enivré par la révolution ; il semblait au soldat qu’au contraire il reprenait ses sens après l’opium de la caserne. Ainsi se prépara la journée décisive : le 27 février.

Mutineries dans larmée et initiative ouvrière

Pourtant, la veille encore, un fait s’était produit qui, pour être épisodique, ne donne pas moins une nouvelle couleur à tous les événements du 26 février : vers le soir se mutina la 4ecompagnie du régiment Pavlovsky, gardes du corps de sa majesté. Dans le rapport écrit d’un commissaire de police, la cause de cette révolte est indiquée, en termes tout à fait catégoriques :  » C’est un mouvement d’indignation à l’égard des élèves sous-officiers du même régiment qui, se trouvant de service sur la Perspective Nevsky, ont tiré sur la foule.  » Par qui la 4e compagnie fut-elle informée ? Sur ce point nous renseigne un témoignage conservé par hasard. Vers deux heures de l’après-midi, un petit groupe d’ouvriers accourut aux casernes du régiment Pavlovsky ; en paroles entrecoupées, ils faisaient part de la fusillade sur la Nevsky.  » Dites aux camarades que les vôtres aussi tirent sur nous ; nous avons vu sur la Perspective des soldats qui ont votre uniforme !  » Le reproche était cinglant, l’appel ardent.  » Tous étaient accablés et livides.  » Le grain ne tomba point sur de la pierre. Vers six heures, la 4e compagnie quitta de son propre gré les casernes, sous le commandement d’un sous-officier – lequel ? Son nom s’est perdu sans laisser de traces, parmi des centaines et des milliers d’autres noms héroïques – et se dirigea vers la Nevsky pour relever les élèves sous-officiers du régiment. Ce n’était point une mutinerie à propos de viande avariée ; c’était un acte de haute initiative révolutionnaire.

En chemin, la 4e compagnie eut une escarmouche avec une patrouille de police montée, tira, tua un agent et un cheval, blessa un autre policier et un autre cheval. L’itinéraire que suivirent ensuite les  » pavlovtsy « , dans la cohue, n’a pas été reconstitué. Ils regagnèrent leurs casernes et soulevèrent le régiment tout entier. Mais les armes avaient été cachées ; d’après certaines données, les mutins se seraient pourtant emparés de trente fusils. Bientôt, ils furent cernés par le régiment Préobrajensky ; dix-neuf des  » pavlovtsy  » furent arrêtés et écroués à la forteresse ; les autres se rendirent. D’après d’autres informations, vingt et un soldats manquèrent, ce soir-là, à l’appel, avec leurs fusils. Dangereuse  » fuite « . Ces vingt et un soldats allaient toute la nuit se chercher des alliés, des défenseurs. Il n’y avait que la victoire de la révolution qui pût les sauver. Les ouvriers apprendraient d’eux, à coup sûr, ce qui s’était passé. Ce n’est pas un mauvais présage pour les batailles du lendemain.

Nabokov, un des leaders libéraux les plus en vue et dont les véridiques Mémoires semblent être parfois le journal intime de son parti et de sa classe, rentrait à pied d’une soirée passée chez des amis, vers une heure du matin, par des rues sombres et anxieuses ; il revenait « alarmé et plein de sombres pressentiments ». Il se peut qu’il ait rencontré à quelque carrefour un des déserteurs du régiment Pavlovsky. Tous deux se hâtèrent de s’écarter : ils n’avaient rien à se dire. Dans les quartiers ouvriers et dans les casernes, certains veillaient ou se consultaient, d’autres, plongés dans un demi-sommeil de bivouac, rêvaient fiévreusement au lendemain. Par là le déserteur « pavlovets » trouvait un asile.

Combien indigentes les notes prises sur les combats de masses en Février, même comparées aux comptes rendus peu remplis qui ont été donnée des batailles d’Octobre. En Octobre, les insurgés furent quotidiennement sous la direction du parti, dont les articles, les manifestes, les procès-verbaux représentent au moins la continuité extérieure de la lutte. Il n’en fut pas de même en Février. D’en haut, les masses n’étaient presque pas dirigées. Les journaux se taisaient, la grève étant toute-puissante. Les masses, sans regarder derrière elles, faisaient elles-mêmes leur propre histoire. Reconstituer un vivant tableau des événements qui se sont produits dans la rue est presque inconcevable. On doit être heureux si l’on réussit à en retrouver la succession générale et la logique interne.

Le gouvernement, qui n’avait pas encore lâché l’appareil du pouvoir, considérait l’ensemble des événements d’une façon même plus pessimiste que les partis de gauche qui, pourtant, nous le savons, étaient moins que tous autres à la hauteur. Après les fusillades  » réussies  » du 26, les ministres se sentirent un moment réconfortés. À l’aube du 27, Protopopov affirmait, dans un communiqué rassurant, que, d’après les informations reçues,  » un certain nombre d’ouvriers seraient disposés à reprendre le travail « . Or, les ouvriers ne songeaient nullement à rejoindre leurs machines. Les fusillades et les revers de la veille n’avaient pas découragé les masses. Comment expliquer le fait ? Évidemment, les  » minus  » étaient largement compensés par certains  » plus « . Se répandant dans les rues, en venant aux prises avec l’ennemi, secouant les soldats par les épaules, se faufilant sous le poitrail même des chevaux, se ruant en avant, fuyant à la débandade, laissant des cadavres aux carrefours, s’emparant parfois de quelques armes, transmettant des nouvelles, captant des rumeurs, la masse insurgée devient un être collectif qui a d’innombrables yeux, oreilles et tentacules. Quittant vers la nuit le terrain de la bataille pour rentrer chez elle, dans les quartiers des usines, la foule ressasse les impressions de la journée, et, laissant tomber les menus faits, les faits accidentels, établit son lourd bilan. Dans la nuit du 27, ce bilan était à peu près celui que le provocateur Chourkanov avait présenté aux autorités. Dès le matin, les ouvriers affluent vers les usines et, dans leurs assemblées générales, décident de continuer la lutte. Ce sont ceux du quartier de Vyborg qui, comme toujours, se montrent les plus résolus. Mais, dans d’autres districts, les meetings de cette matinée sont aussi pleins d’entrain. Continuer la lutte ! Mais qu’est-ce que cela signifie, ce jour-là ? La grève générale a abouti à des manifestations révolutionnaires de masses immenses, les manifestations ont conduit les foules à des collisions avec les troupes. Continuer la lutte signifie, ce jour-là, faire appel à l’insurrection armée. Cependant, cet appel n’a été lancé par personne. Inéluctablement, les événements l’imposent, mais il n’est pas du tout inscrit à l’ordre du jour du parti révolutionnaire.

L’art d’une direction révolutionnaire, dans les moments les plus critiques, consiste, pour les neuf dixièmes, à savoir surprendre la voix des masses – de même que Kaïourov avait surpris le mouvement de sourcils d’un Cosaque – bien qu’il soit nécessaire de voir plus largement. La faculté jamais surpassée de surprendre la voix de la masse faisait la grande force de Lénine. Mais Lénine ne se trouvait pas à Pétrograd. Les états-majors  » socialistes « , légaux ou à demi légaux, les Kérensky, les Tchkhéidzé, les Skobélev et tous ceux qui évoluaient autour d’eux, proféraient maints avertissements et contrecarraient le mouvement. Mais même l’état-major central des bolcheviks, qui se composait de Chliapnikov, de Zaloutsky et de Molotov, montre une incapacité et un manque d’initiative des plus frappants. En fait, les quartiers de la ville et les casernes étaient livrés à eux-mêmes. Le premier manifeste adressé aux troupes par une organisation de la social-démocratie proche des bolcheviks ne fut lancé que le 26. Ce manifeste, conçu en termes assez hésitants, qui n’exhortait même pas l’armée à prendre le parti du peuple, fut distribué, dès le matin du 27, dans tous les districts.  » Cependant – déclare Iouréniev, un des dirigeants de l’organisation – la marche des événements révolutionnaires était telle que nos mots d’ordre venaient en retard. Lorsque nos tracts parvinrent à se répandre dans la masse des soldats, celle-ci s’était déjà mise en mouvement. « En ce qui concerne le centre des bolcheviks, Chliapnikov, sur les instances de Tchougourine, un des meilleurs leaders ouvriers de Février, ne rédigea que dans la matinée du 27 un appel aux soldats. Cet appel fut-il imprimé ? Dans le meilleur des cas, il ne put paraître qu’en fin de séance, à l’heure du vestiaire. Il est impossible qu’il ait eu quelque influence sur les événements du 27 février. On doit poser en principe qu’en ces journées-là, les dirigeants se mirent d’autant plus en retard qu’ils dominaient de plus haut la masse.

Mais l’insurrection, que personne ne désignait encore par son vrai nom, était néanmoins portée à l’ordre du jour. La pensée ouvrière se concentrait toute sur l’armée. Ne saurait-on pas entraîner celle-ci ? Il ne suffisait plus dès lors d’une agitation disséminée. Les travailleurs du quartier de Vyborg organisèrent un meeting devant les casernes du régiment moscovite. L’entreprise donna un mauvais résultat : est-il difficile à un officier ou à un adjudant de presser la détente d’une mitrailleuse ? Les ouvriers furent dispersés par un feu violent. Une même tentative fut faite devant les casernes du régiment de réserve. Même issue : entre les ouvriers et les soldats se placèrent des officiers, armés d’une mitrailleuse. Les meneurs ouvriers, exaspérés, cherchaient des armes, en réclamaient au parti. Il leur fut répondu que les armes étaient en la possession des soldats, chez qui il fallait se les procurer. Les ouvriers le savaient bien déjà. Mais comment obtenir des armes ? Et si la partie était totalement perdue dans la journée ? C’est ainsi qu’on en arrivait au point critique de la lutte. La mitrailleuse devait balayer l’insurrection, ou bien celle-ci se saisirait d’abord des mitrailleuses.

Dans ses Mémoires, Chliapnikov, principale figure d’alors au centre des bolcheviks de Pétrograd, raconte que, sur la demande des ouvriers qui voulaient des armes, tout au moins des revolvers, il leur opposait un refus, les envoyant en réclamer aux casernes. Il voulait ainsi éviter des collisions sanglantes entre ouvriers et soldats, en misant exclusivement sur l’agitation, c’est-à-dire sur la conquête des soldats par la parole et l’exemple. Nous ne connaissons pas d’autres témoignages qui confirmeraient ou réfuteraient cette disposition d’un des dirigeants les plus en vue de ces jours-là, déposition plutôt évasive que prévoyante. Il eût été plus simple d’avouer que les dirigeants n’avaient pas d’armes. Sans aucun doute le sort de toute révolution, à une certaine étape, se décide par un revirement d’opinion dans l’armée. Contre une troupe nombreuse, disciplinée, bien équipée et habilement dirigée, des masses populaires dépourvues, complètement ou à peu près, d’armes de combat, ne pourraient remporter la victoire. Mais aucune crise nationale profonde ne peut manquer d’atteindre, à quelque degré, l’armée ; en sorte que, dans les conditions d’une révolution véritablement populaire, la possibilité s’ouvre – bien entendu sans garantie – d’une victoire du mouvement. Cependant, le passage de l’armée du côté des insurgés ne se fait pas tout seul et n’est pas le résultat de la seule agitation. L’armée est hétérogène et ses éléments antagonistes sont liés par la terreur disciplinaire. Les soldats révolutionnaires, à la veille de l’heure décisive, ne savent pas encore ce qu’ils représentent comme force et quelle peut être leur influence. Bien entendu encore, les masses ouvrières ne sont pas homogènes. Mais elles ont infiniment plus la possibilité de réviser leurs effectifs au cours des préparatifs d’un conflit qui décidera.

Les grèves, les meetings, les manifestations sont tout autant des actes de la lutte que des moyens de la mesurer. La masse n’est pas toute engagée dans la grève. Les grévistes ne sont pas tous disposés à se battre. Aux moments les plus graves, les plus résolus se trouvent dans la rue. Ceux qui hésitent, soit par lassitude, soit par esprit conservateur, restent chez eux. Là, la sélection révolutionnaire se fait d’elle-même ; les hommes sont tamisés par l’histoire. Il en est autrement pour l’armée. Les soldats révolutionnaires, sympathisants, hésitants, hostiles, restent liés par une discipline rigide dont les commandes se rejoignent, jusqu’au dernier moment, dans le poing de l’officier. Les soldats sont encore comme auparavant comptés comme de « première » ou de « deuxième » classe ; mais comment se répartiraient-ils en mutins et en soumis ?

Le moment psychologique où les soldats passent à la révolution est préparé par un long processus moléculaire qui, comme tout processus naturel, atteint son point critique. Mais où placer exactement ce point ? La troupe peut être tout à fait prête à se joindre au peuple, mais ne pas recevoir du dehors l’impulsion nécessaire. La direction révolutionnaire ne croit pas encore en la possibilité de gagner à elle l’armée et laisse échapper les chances de victoire. Après cette insurrection mûrie, mais non réalisée, une réaction peut se produire dans les troupes : les soldats perdront l’espérance qui les enflammait, tendront une fois de plus le cou sous le joug de la discipline et, dès une nouvelle rencontre avec les ouvriers, se trouveront dès lors dressés contre les insurgés, surtout à distance. Dans ce processus, les impondérables ou difficilement pondérables, les courants croisés, les suggestions collectives ou individuelles sont nombreux.

Mais de cette complexe combinaison de forces matérielles et psychiques, une déduction s’impose, d’une netteté irrésistible : les soldats, dans leur masse, sont d’autant plus capables de détourner leurs baïonnettes, ou bien de passer au peuple avec leurs armes, qu’ils voient mieux que les insurgés sont véritablement en insurrection, que ce n’est pas une manifestation après laquelle le troupier devra rentrer encore une foin et rendre des comptes ; qu’il y a lutte à mort ; que le peuple peut vaincre si l’on se joint à lui, et qu’ainsi non seulement l’on peut s’assurer l’impunité, mais des allégements dans l’existence. En d’autres termes, les insurgés ne peuvent provoquer un revirement dans l’état d’esprit du soldat qu’à condition d’être eux-mêmes prêts à arracher la victoire à quelque prix que ce soit, par conséquent aussi au prix du sang. Or, cette détermination supérieure ne peut et ne veut jamais se passer d’armes.

L’heure critique de la prise de contact de la masse assaillante avec les soldats qui lui barrent la route a sa minute critique, c’est lorsque le barrage des capotes grises ne s’est pas encore disloqué, quand les soldats se tiennent encore épaule contre épaule, mais hésitent déjà, tandis que l’officier, rassemblant ce qui lui reste de courage, commande le feu. Les cris de la foule, hurlements d’épouvante et de menace, couvrent, mais à moitié seulement, la voix du chef. Les fusils sont en suspens, la foule presse. Alors, tel officier braque son revolver sur le plus suspect des soldats. Dans la minute décisive, voici la seconde décisive. La mort du plus hardi soldat vers lequel les autres se retournent involontairement, le coup de fusil tiré sur la foule par un sous-officier qui a ramassé l’arme du mort – et voici que le barrage se resserre, les fusils partent tout seuls, balayant la multitude, par les rues et par les cours. Mais combien de fois, depuis 1905, n’en fut-il pas autrement : à la seconde la plus critique, quand l’officier va presser la gâchette, son geste est prévenu par un coup de feu parti de la foule qui a ses Kaïourov et ses Tchougourine. Cela décide non seulement de l’issue d’une escarmouche dans la rue, mais peut-être des résultats de toute la journée ou même de toute l’insurrection.

La tâche que s’est assignée Chliapnikov – préserver les ouvriers de collisions violentes avec les soldats, en refusant de distribuer aux insurgés des armes à feu – n’est pas en général réalisable. Avant d’en arriver à une rencontre avec les troupes, il y eut d’innombrables escarmouches avec la police. La bataille de rues commençait par le désarmement des pharaons détestés, dont les revolvers passèrent aux mains des insurgés. Le revolver, en soi, est une arme faible, presque un jouet, quand on l’oppose aux fusils, aux mitrailleuses et aux canons de l’ennemi. Mais ces armes sont-elles vraiment aux mains de l’ennemi ? C’est pour vérification que les ouvriers réclamaient des armes. La question est du domaine psychologique. Cependant, même dans une insurrection, les processus psychiques ne peuvent être disjoints des faits matériels. Pour atteindre le fusil du soldat, il faut d’abord enlever son revolver au pharaon.

Les émotions des soldats en ces heures furent moins agissantes que celles des ouvriers, mais non moins profondes. Rappelons encore que la garnison se composait principalement de bataillons de réserve comptant de nombreux milliers d’hommes destinés à compléter les régiments du front. Ces hommes, pour la plupart pères de famille, devaient prévoir leur envoi aux tranchées, alors que sur le front la partie était déjà perdue et le pays ruiné. Ils ne voulaient pas de la guerre, ils voulaient rentrer chez eux, reprendre leur vie familiale. Ils savaient suffisamment ce qui se tramait à la Cour et ne se sentaient nullement attachés à la monarchie. Ils ne voulaient pas batailler avec les Allemands et encore moins avec les ouvriers de Pétrograd. Ils détestaient la classe dirigeante de la capitale qui festoyait en temps de guerre. Parmi eux se trouvaient des ouvriers qui, ayant un passé révolutionnaire, savaient donner à tous ces états d’esprit une expression généralisée.

Conduire les soldats, partant d’un mécontentement révolutionnaire profond mais non encore manifesté, à des actes de franche rébellion ou, du moins, pour commencer, à un séditieux refus d’action – tel était le problème. Vers le troisième jour de lutte, les soldats avaient définitivement perdu toute possibilité de se maintenir sur les positions d’une neutralité bienveillante à l’égard de l’insurrection. C’est seulement par hasard que des indications fragmentaires sur ce qui se passa en ces heures entre ouvriers et soldats nous sont parvenues. On sait comment, la veille, les travailleurs avaient élevé, face aux  » pavlovtsy « , des plaintes véhémentes contre la conduite des élèves sous-officiers. Des scènes, des pourparlers, des reproches, des invites du même genre eurent lieu sur tous les points de la ville. Les soldats n’avaient plus le temps d’hésiter. On les a forcés, la veille, à tirer ; on les y forcera encore aujourd’hui. Les ouvriers ne cèdent point, ne reculent pas et, sous les balles, entendent parvenir à leur but. Auprès d’eux, les ouvrières, mères et sœurs, épouses et compagnes. Et puis l’heure n’est-elle point venue dont on avait si souvent parlé à voix basse, dans les recoins :  » Si l’on se mettait tous ensemble ?  » Et, au moment des suprêmes affres, de l’intolérable épouvante devant la journée qui vient, d’une haine étouffante envers ceux qui vous imposent le rôle de bourreaux, les premiers cris de révolte ouverte s’élèvent dans la caserne, et dans ces voix que nul n’a pu nommer, toute la caserne, soulagée, enthousiaste, se reconnaît. C’est ainsi que monta sur la terre le jour du renversement de la monarchie des Romanov.

À la réunion du matin, chez l’infatigable Kaïourov, une quarantaine de délégués d’usines se prononcèrent en majorité pour la continuation du mouvement. La majorité, mais non l’unanimité. Il est regrettable que l’on ne puisse établir ce que fut cette majorité. Mais l’heure n’était point à la rédaction de procès-verbaux. D’ailleurs, cette décision retardait sur les faits : la réunion fut interrompue par une enivrante nouvelle ; les soldats s’étaient soulevés et les portes des prisons avaient été forcées. « Chourkanov échangea des baisers avec tous les assistants » : baisers de Judas qui, fort heureusement, n’annonçaient pas une crucifixion.

L’un après l’autre, dès le matin, avant de sortir des casernes, les bataillons de réserve de la Garde se mutinèrent, suivant l’exemple donné, la veille, par la 4e compagnie des  » pavlovtsy « . Dans les documents, notes et mémoires, il ne reste de ce grandiose événement de l’histoire humaine que des traces pâles et ternes. Les masses opprimées, même quand elles s’élèvent aux plus hauts sommets de la création historique, racontent peu de chose d’elles-mêmes et prennent encore moins de notes. Et le sentiment poignant du triomphe efface ensuite le travail de la mémoire. Contentons-nous de ce qui reste.

Ce furent les soldats du régiment de Volhynie qui s’insurgèrent les premiers. Dès sept heures du matin, un commandant de bataillon appelait Khabalov au téléphone pour lui communiquer une terrifiante nouvelle : les élèves sous-officiers, c’est-à-dire un contingent spécialement destiné à la besogne de répression, avaient refusé de marcher, et leur chef avait été tué ou bien s’était suicidé devant les rangs de sa troupe ; la seconde version fut d’ailleurs bientôt abandonnée. Ayant brûlé leurs vaisseaux, les  » volhyniens  » s’efforcèrent d’élargir la base de l’insurrection : c’était leur seule chance de salut. Ils se précipitèrent vers les casernes voisines, des régiments lituanien et Préobrajensky, pour y  » débaucher  » les soldats, de même que des grévistes, courant d’usine en usine,  » débauchent  » les ouvriers. Peu de temps après, Khabalov apprit que les  » volhyniens  » non seulement se refusaient à rendre leurs fusils comme le général l’avait ordonné, mais, avec les  » préobrajentsy  » et les  » lituaniens « , et, ce qui était plus terrible,  » ayant fait cause commune avec les ouvriers « , avaient mis à sac les casernes de la division de gendarmerie. Cela prouve que l’expérience faite, la veille, par les  » pavlovtsy  » n’avait pas été perdue : les mutins avaient trouvé des dirigeants et, en même temps, un plan d’action.

La victoire de linsurrection

Aux premières heures de la journée du 27, les ouvriers imaginaient la solution du problème de l’insurrection comme infiniment plus lointaine qu’elle ne l’était en réalité. Plus exactement ils croyaient encore avoir tout à faire, alors que leur tâche, pour les neuf dixièmes, était déjà accomplie. La poussée révolutionnaire des ouvriers du côté des casernes coïncida avec le mouvement révolutionnaire des soldats qui déjà sortaient dans la rue. Dans le courant de la journée, ces deux torrents impétueux vont se mêler pour dévaler et emporter d’abord la toiture du vieil édifice, puis les murs, et plus tard les fondations.

Tchougourine fut un des premiers à se présenter dans le local des bolcheviks, le fusil à la main, en bandoulière un ruban de cartouches, « tout souillé, mais rayonnant et triomphant ». Comment ne point rayonner ! Les soldats passent à nous, les armes à la main ! Çà et là, des ouvriers ont déjà réussi à s’unir avec la troupe, à pénétrer dans les casernes, à obtenir des fusils et des cartouches. Le groupe de Vyborg, en collaboration avec les soldats les plus résolus, a esquissé un plan d’action : s’emparer des commissariats de police, où se sont retranchés les sergents de ville, et désarmer tous les agents ; délivrer les ouvriers incarcérés dans les commissariats, ainsi que les détenus politiques dans les prisons; écraser les troupes gouvernementales en ville, rallier les troupes non encore insurgées et les ouvriers des autres quartiers.

Le régiment « moscovite » adhéra au soulèvement non sans lutte intérieure. Ce qui est frappant, c’est qu’il y ait si peu de ces sortes de lutte dans l’armée. Le mince sommet de la monarchie, impuissant, tombait, ayant perdu l’appui de la masse des soldats, et se terrait dans des fissures, ou bien se hâtait de revêtir de nouvelles couleurs.  » Vers deux heures de l’après-midi – raconte Korolev, ouvrier de l’usine  » Arsenal  » – comme le régiment  » moscovite  » sortait, nous prîmes les armes… Chacun avait un revolver et un fusil. Nous entraînâmes un groupe de soldats qui s’était approché (certains d’entre eux nous prièrent de les commander et de leur indiquer ce qu’il fallait faire) et nous nous dirigeâmes vers la rue Tikhvinskaia pour ouvrir le feu sur le commissariat de police.  » C’est ainsi que les ouvriers ne furent pas une minute embarrassés pour montrer aux soldats  » ce qu’il y avait à faire « .

Les joyeuses nouvelles de victoire venaient coup sur coup : on disposa d’autos blindées. Parées de drapeaux rouges, elles répandaient l’épouvante dans tous les quartiers non encore soumis. Il n’était plus besoin de ramper sous le poitrail du cheval cosaque. La révolution se dresse de toute sa taille.

Vers midi, Pétrograd est redevenu un champ de bataille : les coups de fusil et le tacotement des mitrailleuses retentissent de tous côtés. Il n’est pas toujours facile de savoir qui tire et d’où l’on tire. Ce qui est clair, c’est qu’on se fusille entre le passé et l’avenir. Pas mal de coups de feu inutiles : des adolescents tirent avec des revolvers qu’ils se sont procurés par occasion. L’arsenal est pillé :  » A ce qu’on dit, si l’on ne compte que les brownings, il s’en est distribué plusieurs dizaines de milliers.  » Du Palais de Justice et des commissariats de police qui brûlaient, la fumée montait en colonnes vers le ciel. Sur certains points, les escarmouches et les échanges de coups de feu s’aggravaient jusqu’à devenir de véritables combats. Sur la Perspective Sampsonovsky, devant des baraquements occupés par les soldats des autos de guerre, dont certains s’attroupent aux portes, des ouvriers s’approchent :  » Qu’est-ce que vous attendez, camarades ?  » Les soldats ont le sourire, mais  » un mauvais sourire « , et ils se taisent, rapporte un témoin ; les officiers ordonnent brutalement aux travailleurs de passer leur chemin.

Les automobilistes de l’armée, de même que la cavalerie, se montrèrent, en Février comme en Octobre, les forces les plus conservatrices. Bientôt, devant une palissade, se groupent des ouvriers et des soldats révolutionnaires. Il faut obliger à sortir le bataillon douteux. Quelqu’un vient dire qu’on a envoyé chercher des autos blindées : autrement, on n’aurait probablement pas les autos de l’armée, dont l’équipe s’est fortifiée avec des mitrailleuses. Mais la masse trouve difficile d’attendre, elle s’impatiente, s’alarme, et, dans son impatience, elle a raison. Les premiers coups de feu partent des deux côtés. Cependant, la palissade est un obstacle entre les soldats et la révolution. Les assaillants décident de démolir cette barrière. On l’abat partiellement, on incendie une autre partie. Les baraquements sont mis à nu, il y en a une vingtaine. Les automobilistes se sont retranchés dans deux ou trois. Les baraques évacuées sont immédiatement brûlées. Six ans plus tard, Kaïourov écrira dans ses Souvenirs :  » Les baraquements en feu, et autour d’eux la palissade abattue, le tir des mitrailleuses et des fusils, l’animation visible des assaillants, l’arrivée à toute vitesse d’un camion automobile amenant des révolutionnaires armés et, enfin, d’une auto blindée dont les pièces d’artillerie étincelaient, formaient un tableau splendide, inoubliable.  » C’était la vieille Russie des tsars, du servage, des popes et de la police qui brûlait avec ses baraques et ses palissades, crachant feu et fumée, crevant dans les hoquets du tir des mitrailleuses. Comment les Kaïourov, des dizaines, des centaines, des milliers de Kaïourov n’auraient-ils pas été enthousiasmés ? L’auto blindée qui survint tira quelques coups de canon sur le baraquement où s’étaient enfermés les officiers et les soldats automobilistes. Le commandant de la défense fut tué. Les officiers, s’étant dépouillés de leurs galons et décorations, s’enfuirent à travers les potagers du voisinage. Les autres se rendirent. Ce fut peut-être la plus grosse des collisions de la journée.

Le soulèvement dans l’armée prenait entre-temps un caractère d’épidémie. Ce jour-là les effectifs qui ne se soulevèrent pas furent seulement ceux qui n’avaient pas trouvé le moment de se soulever. Vers le soir se joignirent au mouvement les soldats du régiment Séménovsky, bien connu pour avoir férocement écrasé l’insurrection moscovite en 1905 : onze ans écoulés avaient laissé leur marque ! Avec les chasseurs, les  » séménovtsy  » vinrent, à la nuit, enlever les soldats du régiment Ismaïlovsky que leurs chefs tenaient enfermés dans leurs casernes ; ce régiment qui, le 3 décembre 1905, avait cerné et arrêté les membres du premier Soviet de Pétrograd, était encore considéré comme un des plus arriérés. La garnison du tsar, dans la capitale, au nombre de cent cinquante mille hommes, se désagrégeait, fondait, s’éclipsait. Vers la nuit, elle n’existait déjà plus.

Informé dans la matinée du soulèvement des régiments, Khabalov tente d’opposer encore quelque résistance, en envoyant contre les insurgés un détachement sélectionné d’environ mille hommes, nanti des plus draconiennes instructions. Mais le sort de ce détachement s’enveloppe de mystère.  » Il commence à se passer, ce jour-là, des choses invraisemblables, raconte, après la révolution, l’incomparable Khabalov : le détachement se met en route, il part sous le commandement d’un officier brave et résolu – il s’agit du colonel Koutiépov – mais… point de résultats !  » Des compagnies envoyées à la suite du détachement disparurent également sans laisser de traces. Le général commença à former des réserves sur la place du Palais, mais  » les cartouches manquaient et l’on ne savait où s’en procurer « . Tout cela est consigné authentiquement dans les dépositions de Khabalov devant la Commission d’enquête du Gouvernement provisoire. Où donc avaient filé les détachements destinés à la répression ? Il n’est pas difficile de le deviner : dès qu’ils se trouvèrent dehors, ils se confondirent avec l’insurrection. Ouvriers, femmes, adolescents, soldats mutinés s’accrochaient de tous côtés aux troupes de Khabalov, les prenant pour de nouvelles recrues ou bien s’efforçant de les convertir, et ne leur donnaient pas la possibilité de se mouvoir autrement qu’avec l’incommensurable multitude. Livrer bataille à cette masse agglutinante, qui ne craignait plus rien, qui se pressait inépuisable, qui pénétrait partout, c’eût été comme faire un assaut d’escrime dans un pétrin !

En même temps qu’affluaient les rapports sur l’extension de la révolte dans les régiments, Khabalov réclamait des troupes sûres pour la répression, pour la protection du Central téléphonique, du château Litovsky, du palais Marie et d’autres lieux plus sacrés encore. Le général téléphona à la forteresse de Cronstadt, exigeant des renforts, mais le commandant répondit que lui-même avait des craintes au sujet de la place. Khabalov ne savait pas encore que l’insurrection avait gagné les garnisons voisines. Il essaya, ou fit semblant, de transformer le palais d’Hiver en redoute, mais ce plan fut aussitôt abandonné comme irréalisable, et la dernière poignée de troupes  » fidèles  » se transporta à l’Amirauté. Là, le dictateur se préoccupa enfin de prendre les mesures les plus importantes et urgentes ; il fit imprimer deux avis à la population qui constituent les derniers actes officiels du régime : l’un sur la démission de Protopopov  » pour cause de maladie  » ; l’autre décrétant l’état de siège à Pétrograd. Il était effectivement urgent de prendre cette dernière mesure car, quelques heures plus tard, l’armée de Khabalov levait le  » siège  » et, s’esquivant de l’Amirauté, se dispersait, chacun gagnant son chez-soi. C’est seulement par inadvertance que la révolution ne mit pas en état d’arrestation dès le soir du 27 le général, dont les pouvoirs étaient formidables, mais qui lui-même n’était pas du tout à redouter. L’arrestation eut lieu le lendemain sans complications.

Le régime tsariste à bout de souffle

Est-ce donc là toute la résistance que le terrible régime impérial de la Russie a pu manifester devant un danger de mort ? Oui, à peu près tout, en dépit d’une grande expérience dans la répression, malgré des plans minutieusement élaborés. Plus tard, des monarchistes, revenus à eux-mêmes, ont expliqué la facile victoire du peuple en Février par le caractère particulier de la garnison de Pétrograd. Mais tout le cours ultérieur de la révolution réfute cette explication. Il est vrai que, dès le début de l’année fatale, la camarilla suggérait au tsar la nécessité de remanier la garnison de la capitale. Le tsar consentit à croire, sans difficulté, que la cavalerie de la Garde, considérée comme particulièrement dévouée, s’était  » suffisamment longtemps exposée au feu  » et avait mérité de prendre du repos dans ses casernes de Pétrograd. Cependant, cédant à de respectueuses remontrances venues du front, le tsar se déclara d’accord pour remplacer quatre régiments de la Garde à cheval par trois unités des équipages de la flotte de la Garde. D’après la version de Protopopov, cette permutation aurait été faite sans l’assentiment du tsar, du fait d’une préméditation félonne des grands chefs :  » les matelots ont été recrutés parmi les ouvriers et constituent l’élément le plus révolutionnaire de toute l’armée.  » Mais ce sont là d’évidentes absurdités. Tout simplement, le haut commandement de la Garde, surtout dans la cavalerie, faisait au front une trop belle carrière pour chercher à rentrer. En outre, ces officiers supérieurs devaient éprouver des appréhensions en songeant à l’œuvre de répression qui leur serait imposée, à la tête de régiments qui ne ressemblaient plus en rien à ce qu’ils avaient été dans la garnison de la capitale. Comme le prouvèrent bientôt les événements sur le front, la Garde montée ne se distinguait déjà plus du reste de la cavalerie, et les matelots de la Garde que l’on installa à Pétrograd ne jouèrent point un rôle actif dans la Révolution de Février. Car le tissu du régime était définitivement pourri et il n’en restait pas un fil indemne….

Dans la journée du 27, la foule délivra, sans coup férir, les détenus politiques de nombreux lieux de détention de la capitale, et, dans ce nombre, le groupe patriotique des industries de guerre qui avait été arrêté le 26 janvier et les membres du comité bolchevik de Pétrograd que Khabalov avait fait enfermer depuis quarante heures. Les distances politiques s’établissent dès la sortie de prison : les mencheviks-patriotes se dirigent vers la Douma, où sont distribués les rôles et les postes : les bolcheviks se rendent dans les districts, vers les ouvriers et les soldats, pour achever avec eux la conquête de la capitale. Il ne faut plus donner à l’ennemi le temps de reprendre haleine. La révolution, plus nécessairement que toute autre affaire, doit être menée jusqu’au bout.

Qui donna l’idée de diriger les régiments insurgés vers le palais de Tauride ? On ne saurait le dire. Cet itinéraire politique résultait de l’ensemble de la situation. Vers le palais de Tauride, comme centre d’information de l’opposition, se dirigeaient naturellement tous les éléments du radicalisme non liés avec les masses. Il est fort probable que ce furent précisément ces éléments qui, le 27 février, sentant un soudain afflux de forces vitales, prirent la conduite de la Garde soulevée. C’était un rôle honorable qui ne comportait presque plus aucun danger. Le palais Potemkine, par toutes ses dispositions, était ce que l’on pouvait concevoir de mieux comme centre de la révolution. Le jardin de Tauride n’est séparé que par une rue d’une entière petite cité militaire où se trouvent les casernes de la Garde et divers services administratifs de l’armée. Il est vrai que, pendant de nombreuses années, cette partie de la ville avait été considérée, tant par le gouvernement que par les révolutionnaires, comme le donjon de la monarchie. Et il en était ainsi. Mais, à présent, tout est bouleversé. C’est du secteur de la Garde que sort une insurrection de soldats. Les troupes insurgées n’avaient qu’à traverser la rue pour tomber dans le jardin de Tauride qui n’était séparé de la Néva que par un pâté de maisons. Or, de l’autre côté de la Néva, s’étend le rayon de Vyborg, chaudière de la révolution : les ouvriers n’avaient qu’à passer le pont Alexandre, ou bien, s’il était coupé, à descendre sur la glace de la Néva, pour gagner les casernes de la Garde ou le palais de Tauride. C’est ainsi que cette formation hétérogène et d’origines opposées, le triangle du nord-est de Petrograd – la Garde, le palais Potemkine, les usines géantes – se resserra en place d’armes de la révolution.

À l’intérieur du palais de Tauride sont créés ou ébauchés divers centres, dont un état-major de guerre insurrectionnelle. On ne saurait dire que cet état-major ait eu un caractère bien sérieux. Des officiers « révolutionnaires », c’est-à-dire des officiers que quelque chose, ne fût-ce qu’un malentendu, a rattachés dans leur passé à la révolution, mais qui ont béatement dormi aux premières heures de l’insurrection, se hâtent de rappeler, après la victoire, qu’ils existent, ou bien, sollicités par d’autres, viennent se mettre  » au service de la révolution « . Ils examinent d’un air sagace l’ensemble de la situation et dodelinent de la tête, en pessimistes. Car ces foules de soldats exaspérés, souvent désarmés, sont incapables de quoi que ce soit. Ils n’ont ni artillerie, ni mitrailleuses, ni liaison, ni chefs. L’ennemi se tirerait d’affaire avec un seul détachement solide ! Pour l’instant, les foules révolutionnaires empêchent, c’est vrai, toute opération méthodique dans la rue. Mais, la nuit venue, les ouvriers rentreront chez eux, les citadins se calmeront, la ville sera déserte. Si Khabalov frappe, au moyen d’un fort contingent, sur les casernes, il peut se trouver maître de la situation. Cette idée, soit dit en passant, se présente, en diverses variantes, à toutes les étapes de la révolution.  » Donnez-moi un régiment solide, diront plus d’une fois dans leurs milieux de vaillants colonels, je vous balaie en cinq sec toute cette ordure.  » Plusieurs de ces officiers tentèrent l’aventure, comme nous le verrons. Mais tous ne pouvaient que répéter la déclaration de Khabalov :  » Le détachement s’est mis en route, commandé par un brave officier, mais… point de résultats…  »

Et d’où pourraient-ils donc provenir ? Le contingent le plus inébranlable se composait d’agents de police, de gendarmes et partiellement d’élèves sous-officiers de quelques régiments. Mais ces effectifs se révélaient lamentables devant la poussée de véritables masses, de même que les bataillons de Saint-Georges et les écoles d’officiers, huit mois plus tard, en Octobre. Où la monarchie aurait-elle trouvé pour son salut la force armée toute prête et capable d’engager un duel prolongé et désespéré avec une ville de deux millions d’habitants ? La révolution semble à des chefs d’armée, entreprenants en paroles, indéfendable parce qu’elle est effroyablement chaotique : partout des mouvements sans but, des courants contraires, des remous humains, des faces étonnées et comme subitement abasourdies, des capotes claquant au vent, des étudiants qui gesticulent, des soldats sans fusil, des fusils sans soldats, des gamins tirant en l’air, le brouhaha de milliers de voix, des tourbillons de rumeurs déchaînées, de craintes injustifiées, de joies trompeuses… ; il suffirait, semble-t-il, de lever le sabre sur toute cette cohue et elle s’éparpillerait aussitôt sans demander son reste. Mais c’est là une grossière illusion d’optique. Un chaos seulement en apparence. Là-dessous a lieu une irrésistible cristallisation des masses sur de nouveaux axes. Ces foules innombrables ne se sont pas encore suffisamment rendu compte de ce qu’elles veulent, mais elles sont pénétrées de haine ardente pour ce dont elles ne veulent plus. Elles laissent derrière elles un irréparable effondrement historique. Point de retour possible. S’il se trouvait même quelqu’un pour les disperser, elles se rassembleraient d’elles-mêmes, une heure plus tard, et la nouvelle montée du flot serait encore plus furieuse et sanglante. À dater de ces journées de Février, l’atmosphère de Petrograd devient tellement incandescente que toute troupe hostile tombant dans ce puissant foyer, ou s’en approchant seulement et s’exposant à son haleine brûlante, se transforme, perd toute assurance, se sent paralysée, et se rend, sans coup férir, à la merci du vainqueur. C’est ce que devait comprendre, le lendemain, le général Ivanov qui, sur l’ordre du tsar, arrivait du front avec un bataillon de chevaliers de Saint-Georges. Cinq mois plus tard, le même sort était réservé au général Kornilov. Huit mois après, à Kerensky.

Dans la rue, au cours des journées précédentes, les Cosaques paraissaient les plus conciliants : c’est ainsi qu’on les avait, plus que tous autres, tracassés. Mais quand on en arriva à une véritable insurrection, la cavalerie justifia une fois de plus sa réputation d’élément conservateur en se laissant devancer par l’infanterie. Le 27, elle gardait encore, dans l’expectative, une apparence de neutralité. Si Khabalov ne comptait plus sur elle, la révolution la craignait encore.

Restait ainsi l’énigme de la forteresse Pierre-et-Paul, située sur un îlot que baigne la Néva, en face du palais d’Hiver et des résidences des grands-ducs. Derrière ses remparts, la garnison était ou semblait être un petit monde très protégé contre les influences extérieures. Il n’y a pas d’artillerie permanente dans la place, à l’exception d’un antique canon qui annonce quotidiennement l’heure de midi. Mais, aujourd’hui, des pièces de campagne ont été hissées sur les remparts, et braquées sur le pont. Que se prépare-t-il par-là ? L’état-major du palais de Tauride, la nuit, se casse la tête à se demander quelle conduite tenir à l’égard de la  » Pierre-Pauline « , et dans la forteresse des gens se tourmentent à se demander ce que fera d’eux la révolution. Dans la matinée, l’énigme aura sa solution :  » Sous condition de sauf-conduit pour le corps des officiers « , la place se rendra à la discrétion du palais de Tauride. Ayant enfin vu clair dans la situation, ce qui n’était pas si difficile, les officiers de la garnison s’empresseront d’aller au-devant d’événements inéluctables.

Vers le soir du 27 s’avancent, vers le palais de Tauride, soldats, ouvriers, étudiants, gens du commun. Là ils espèrent trouver ceux qui savent tout, obtenir des renseignements ou des directives. C’est par brassées que l’on introduit dans le palais des armes ramassées de divers côtés, et on les dépose dans une salle transformée en arsenal. Entre-temps, la nuit, dans ces locaux, l’état-major révolutionnaire se met au travail. Il expédie des détachements pour la surveillance des gares et des patrouilles dans toutes les directions d’où l’on peut attendre une menace. Les soldats accomplissent volontiers, sans discuter, quoique dans le plus grand désordre, les instructions du nouveau pouvoir. Ils exigent seulement, chaque fois, un ordre écrit : cette initiative provient, probablement, des débris de commandement qui sont restés attachés aux régiments, ou bien de scribes militaires. Mais ils ont raison : il faut sans retard mettre de l’ordre dans le chaos. L’état-major révolutionnaire, de même que le Soviet qui vient tout juste de se créer, n’a pas encore de timbres humides. La révolution doit encore se procurer son matériel bureaucratique. Hélas ! Dans quelque temps, elle fera cette acquisition bien au-delà du nécessaire.

La révolution se met à la recherche de ses ennemis. En ville ont lieu des arrestations – « arbitraires », diront, sur un ton de reproche, les libéraux. Mais toute la révolution est arbitraire. On ne cesse d’amener au palais de Tauride des prévenus : le Président du Conseil d’État, des ministres, des sergents de ville, des agents de l’Okhrana, une comtesse  » germanophile « , des officiers de gendarmerie, par entières nichées. Certains dignitaires, comme Protopopov, viennent d’eux-mêmes se constituer prisonniers : c’est plus sûr,  » Les murs de cette salle qui, naguère, avaient retenti d’hymnes en l’honneur de l’absolutisme, n’entendirent plus ce jour que des soupirs et des sanglots, raconta plus tard la comtesse rendue à la liberté. Un général arrêté s’assit, à bout de forces, sur la chaise la plus proche. Plusieurs membres de la Douma m’offrirent aimablement une tasse de thé. Ébranlé jusqu’au fond de l’âme, le général me disait :  » Comtesse, nous assistons à la ruine d’un grand pays.  »

Cependant, ce grand pays, qui n’était pas du tout disposé à périr, passait devant les déchus, tapant des bottes, frappant le sol des crosses de ses fusils, ébranlant l’air de ses appels et marchant sur les pieds des gens. Les révolutions se sont toujours distinguées par un manque d’urbanité : probablement parce que les classes dirigeantes n’avaient pas pris soin, en temps voulu, d’inculquer au peuple les bonnes manières.

Le palais de Tauride devient provisoirement un G. Q. G., un centre gouvernemental, un arsenal, une maison d’arrêt de la révolution qui n’a pas encore épongé sa face couverte de sang et de sueur. En ce lieu, dans ce remous, se glissent des ennemis entreprenants. Par hasard, l’on démasque un colonel de gendarmerie qui, déguisé, prend des notes dans un coin, non pour servir l’histoire, mais pour renseigner les cours martiales. Des soldats et des ouvriers veulent l’exécuter sur place. Mais des gens de  » l’état-major  » s’interposent et enlèvent sans peine le gendarme à la foule. À cette date, la révolution est encore débonnaire, confiante, pleine de mansuétude. Elle ne deviendra implacable qu’après une série de trahisons, de duperies et d’expériences sanglantes.

La première nuit de la révolution triomphante est pleine d’alarmes. Des commissaires improvisés, pour la surveillance des gares et d’autres points, en majeure partie des intellectuels que leurs relations personnelles ont amenés par hasard, des aventuriers, ceux qui tirent des coups de chapeau à la révolution (des sous-officiers, surtout d’origine ouvrière, eussent été combien plus utiles !) commencent à s’énerver, voient partout des dangers, énervent les soldats et, par téléphone, demandent à tout instant des renforts au palais de Tauride. Là aussi l’on s’émeut, on téléphone, on envoie des renforts qui, le plus souvent, n’arrivent pas à destination. Un de ceux qui, cette nuit-là, firent partie de  » l’état-major  » de Tauride s’exprime ainsi :  » Ceux qui reçoivent des ordres ne les exécutent pas ; ceux qui agissent le font sans recevoir des ordres… »

C’est sans ordres qu’agissent les quartiers ouvriers. Les dirigeants de la révolution, ayant mis en marche les effectifs de leurs usines, s’étant emparés de commissariats, ayant ensuite soulevé des régiments et démoli les refuges de la contre-révolution, ne se hâtent pas de gagner le palais de Tauride, les états-majors, les centres directeurs ; bien au contraire, ils hochent la tête avec ironie et méfiance de ce côté-là : déjà des gaillards accourent pour se partager la peau d’un ours qu’ils n’ont pas tué et qui n’est pas encore achevé. Les ouvriers bolcheviks, de même que les ouvriers des autres partis de gauche, passent leurs journées dans la rue et leurs nuits dans les  » états-majors  » de districts, se maintiennent en liaison avec les casernes, préparent le lendemain. Au cours de la première veillée de la victoire, ils continuent et développent le travail qu’ils ont accompli dans ces cinq premières journées. Ils constituent le squelette embryonnaire de la révolution, encore trop frêle, comme toute révolution à ses débuts.

Nabokov, que le lecteur connaît déjà en sa qualité de membre du centre constitutionnel-démocrate (cadets), alors déserteur légal, embusqué au grand état-major de l’armée tsariste, se rendit comme d’ordinaire, le 27, à son service et y resta, ignorant tous des événements, jusqu’à trois heures de l’après-midi. Le soir, dans la rue Morskaïa, on entendit des coups de feu – Nabokov, dans son appartement, prêtait l’oreille – des autos blindées passèrent à toute vitesse, des soldats, des matelots couraient aussi, rasant les murs… L’honorable libéral les observa par les vitres latérales d’une fenêtre en tambour.  » Le téléphone fonctionnait encore et des informations sur ce qui s’était passé dans la journée m’étaient transmises, comme je me rappelle, par des amis. Nous nous couchâmes à l’heure habituelle.  » Cet homme devait devenir bientôt un des inspirateurs du gouvernement provisoire révolutionnaire ( !), en qualité de secrétaire général. Dans la rue, le lendemain, un vieux bonhomme inconnu, un employé de bureau ou bien un maître d’école, s’approchera, ôtant son bonnet, et dira :  » Merci de tout ce que vous avez fait pour le peuple.  » Il appartenait à Nabokov de le raconter lui-même avec une modeste fierté.