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Entretien avec Andrés Fontecilla, président de Québec solidaire

Lien publiée le 5 avril 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/entretien-andres-fontecilla-quebec-solidaire/

L’édition 2016 du Forum Social Mondial à Montréal présentait un caractère inédit. Pour la première fois depuis le contre-sommet fondateur de Porto Alegre (Brésil) en 2001, cette grand-messe de l’altermondialiste se déroulait dans un pays du Nord. L’objectif affiché des organisateurs était de mettre en lumière la vitalité et la richesse des mouvements qui, au cœur même du centre du capitalisme globalisé, travaillent à contester l’hégémonie néolibérale.

Québec Solidaire est un pur produit de ces dynamiques. Ce parti issu de la gauche politique et associative plonge en effet ses racines dans la pensée écologiste, féministe, socialiste, internationaliste et en faveur de l’émancipation populaire.  Au fil des années, il s’est imposé comme un acteur politique avec lequel il faut désormais compter. Il a notamment réalisé la prouesse de faire exister un courant indépendantiste résolument progressiste, tâche longtemps rendue impossible par le poids hégémonique que faisait peser le Parti québécois, formation interclassiste de tendance sociale-démocrate, sur la mouvance souverainiste.

Son président et porte-parole Andrés Fontecilla nous a accordé un entretien. Le riche échange d’une heure avec ce militant de longue date, exilé chilien de la dictature de Pinochet, nous permettra d’aborder une large gamme de sujets, tels que l’imbrication complexe de la question sociale et nationale au Québec, la place des Premières Nations et des minorités ethniques et culturelles, ou encore l’avenir de la convergence des luttes. 

Créé en 2006 d’une fusion entre l’Union des Forces Progressistes et Option citoyenne, sur une plateforme souverainiste de gauche. Avec le Parti Québécois, il est le seul parti d’envergure à prôner l’indépendance de la province. Malgré un score de 7.63% aux élections générales de 2014, le parti ne dispose que de 3 députés sur 125, en raison du mode de scrutin majoritaire à un tour. 

La question nationale

La lutte pour la souveraineté du Québec n’est pas toujours bien comprise sur le Vieux Continent. Les revendications régionalistes n’y ont pas toujours bonne presse : une série de mouvements nationalistes prônent en effet la sécession par égoïsme et  refus des mécanismes de solidarité avec les régions moins prospères, comme en Flandre ou en Italie du Nord. Comment Québec Solidaire expliquerait-il son engagement indépendantiste à une audience européenne ?

Andrés Fontecilla : Le sentiment national est un sentiment universel. Il s’exprime différemment selon les trajectoires historiques particulières. Ici, au Québec, l’idée de souveraineté a toujours été conjuguée à un projet progressiste. Il existe certes, un nationalisme plus à droite, mais qu’on ne saurait assimiler aux nationalismes tels qu’ils existent en Europe. Bien qu’identitaire, il ne s’exprime pas du tout de la même façon. Il n’est par exemple pas fondé sur l’exclusion de tout ce qui n’appartient pas au « Nous » national, comme cela peut exister au sein de mouvements nationalistes européens.

Parallèlement, le mouvement progressiste québécois,  porteur des idées de transformation sociale, de justice, d’égalité, a, historiquement, toujours été très majoritairement acquis à l’idée d’indépendance. De notre point de vue, la question de l’indépendance est une façon d’assurer la pérennité du fait francophone en Amérique du Nord, car on fait face à un processus de minorisation, voire d’érosion du fait français. C’est aussi une occasion par excellence de transformer la société québécoise dans le sens d’une plus grande justice sociale, de l’autodétermination et d’une reprise de la souveraineté nationale par le peuple du Québec. Je souligne ici que pour nous, ce peuple n’est pas uniquement composé du groupe majoritaire issu de la communauté canadienne française : il s’agit de l’ensemble des composantes de la société québécoise, notamment les onze Premières Nations, la minorité anglophone, et les communautés issues de l’immigration.

Quand vous parlez d’une occasion pour refonder un projet émancipateur, faites-vous allusion au fait que le reste du Canada penche davantage à droite ?

La situation est plus complexe. Oui, on retrouve des provinces ou les traditions politiques conservatrices sont mieux implantées. Cela dit, il y a aussi des secteurs très progressistes dans le Canada anglais.

Reste que le nationalisme québécois semble se construire  en miroir inversé des politiques impulsées par Ottawa, de la même manière que le mouvement indépendantiste écossais prospère sur le rejet du modèle néolibéral imposé par Londres…

La Nation, ou plutôt l’État canadien (puisqu’il est difficile de parler d’une Nation unifiée et homogène) a été construit sur les principes issus du colonialisme anglais. C’est un système politique autoritaire, qui concentre le pouvoir dans les mains des élites, qui homogénéise les peuples du Canada, pourtant formé de différentes composantes. L’État canadien est par essence conservateur. Le projet souverainiste que nous portons s’identifie en effet assez à  l’indépendantisme écossais.

Il faut néanmoins savoir que l’indépendantisme québécois n’est pas homogène. Nous faisons partie d’un certain courant du nationalisme. D’autres forces, notamment social-démocrate, sont plus à droite, et plus attaché au principe d’identité de la Nation Canadienne française. Elles ont une vision plus unitaire et homogène de ce que devrait être la Nation québécoise. Pour nous, il s’agit, comme je le disais, avant tout d’un processus d’émancipation social qui inclut l’ensemble des composantes de la société.

« L’unité de la classe ouvrière canadienne n’existe pas dans les faits »

Vous parliez tout à l’heure de segments progressistes de la société canadienne anglophone.  La sécession du Québec ne risque-t-elle pas de briser la solidarité entre les travailleurs du Canada ?

C’est la thèse classique de l’unité de la classe ouvrière, soutenue historiquement par diverses fractions de gauche ici même, notamment certains partis communistes. Cela les a amenés à se positionner objectivement contre le projet indépendantiste du Québec. Malheureusement, et je le regrette, l’unité de la classe ouvrière canadienne n’existe pas dans les faits. On peut chercher l’unité sur certains enjeux, mais lorsqu’il s’agit des enjeux nationaux, comme la place du Québec dans la Confédération canadienne, la solidarité avec le peuple du Québec dans certaines situations conflictuelles, la classe ouvrière s’aligne sur la position des classes dominantes anglophones canadiennes, minant la solidarité. Régulièrement dans notre histoire, l’aspiration à l’unité de la classe ouvrière canadienne a été démentie par des allégeances différentes du secteur anglophone de la classe ouvrière canadienne.

Avez-vous des exemples?

Un cas emblématique et très actuel est la question du développement pétrolier. Une grande partie des provinces de l’Ouest (les « prairies »), productrices de pétrole issu des sables bitumineux, défendent unanimement ce type d’industrie extractive, y compris au sein de secteurs progressistes. Ici, nous sommes beaucoup plus critiques à l’encontre de ce modèle de développement productiviste, tant au sein de la population que parmi les syndicats.

Au niveau politique et constitutionnel, le Québec a longtemps cherché à obtenir l’inscription de la reconnaissance du caractère distinct de la société québécoise dans la constitution canadienne. Le Canada anglais, toutes classes confondues, s’y est systématiquement opposé. Historiquement, le fait francophone a été largement négligé dans les provinces anglophones. Interdiction est notamment faite de disposer de systèmes scolaires en français dans les provinces où existent des minorités francophones.

Tous ces gestes nous laissent donc penser que la fameuse unité de la classe ouvrière canadienne est plus un mythe qu’une réalité.

Cela ne nous empêche pas de chercher par tous les moyens à nous entendre avec les organisations progressistes du Canada anglais, que ce soit sur des enjeux sociaux, syndicaux ou environnementaux. Aujourd’hui même, nous participons pleinement aux actions avec les organisations syndicales nationales pour la protection de Postes Canada, institution qui englobe l’ensemble du pays, sorte de « pilier » de son unité, régulièrement menacée de privatisation par les gouvernements fédéraux, conservateurs et libéraux confondus. C’est un bon exemple d’alliances qui se font sur le terrain entre les secteurs progressistes de la classe ouvrière anglophone et la classe ouvrière québécoise.

« Seul le peuple, à travers l’Assemblée constituante, décidera de l’avenir institutionnel du Québec »

En dépit des antagonismes bien réels que vous évoquez, la question indépendantiste ne risque-t-elle pas d’empoisonner le clivage gauche-droite ?

Il y a toujours une possibilité. C’est pourquoi nous devons mener une lutte politique et idéologique, d’une part au sein du mouvement nationaliste, d’autre part avec l’ensemble des progressistes, tous bords confondus. À Québec solidaire, je crois que nous avons réussi à régler cette question  à travers la proposition d’Assemblée constituante.  Grâce à cela, nous sommes parvenus à rallier des fédéralistes [note : opposants à l’indépendance du Québec] francophones et anglophones. Cette proposition consiste à dire que ce n’est pas à Québec Solidaire de décider du futur institutionnel de la Province, qui appartient avant tout au peuple. C’est à travers ce projet d’Assemblée constituante, distincte de l’Assemblée nationale du Québec, composée de façon paritaire, et représentant l’ensemble des secteurs de la société québécoise, que l’on va décider d’un nouveau projet, qui sera inscrit dans une nouvelle constitution qui statuera aussi sur son statut institutionnel (indépendance, nouveau statut d’association…). Elle sera ensuite soumise à référendum.

L’Assemblée constituante sera l’outil primordial à travers lequel la souveraineté du peuple va pouvoir s’exprimer. Tant les camarades fédéralistes qu’indépendantistes reconnaissent la primauté de la souveraineté populaire à travers cette assemblée qui sera la dépositaire de l’ensemble du pouvoir des peuples du Québec. Cela permet donc à chacun de se retrouver dans le projet de Québec solidaire.

En Catalogne, la Candidature d’unité populaire (CUP, gauche radicale favorable à la sécession) a accepté de soutenir – sans participation – un exécutif indépendantiste chargé d’organiser un référendum d’autodétermination. Il a pour cela accepté d’investir un gouvernement de centre droit, qui n’annonce pas de rupture nette avec l’austérité. Pensez-vous, comme la CUP, que la question nationale soit d’une telle importance qu’elle justifie que soient provisoirement mises en suspens les revendications socio-économiques?

Un des grands dangers des projets indépendantistes (notez que je n’utilise pas le terme nationaliste) est la possibilité d’arriver à ce que j’appelle « l’union sacrée des classes sociales » en vue d’atteindre un objectif national. Dans cette configuration, ce sont souvent les dominés, qui, à court, moyen ou long terme, se font avoir. Ce risque-là existe toujours. Il y a toutefois des moments très précis dans l’histoire d’un projet émancipateur dans lesquels il est nécessaire de faire des concessions, d’accepter de faire deux pas en arrière pour envisager trois pas en avant.

Ceci dit, il ne m’appartient pas de me prononcer sur ce qui se passe en Catalogne, qui est un processus extrêmement riche en enseignements. Je vous ferai tout de même remarquer que la CUP a réussi à avoir la tête du dirigeant historique de la droite nationaliste catalane, Arthur Mas, et à le remplacer par un personnage qui n’a pas été impliqué dans toutes les histoires de corruption et le contrôle par la droite de l’État catalan. Par leur intransigeance, justifiée selon moi, ils ont réussi à faire évoluer les choses.

Je discutais récemment avec une députée de la CUP. Malgré le fait qu’ils soient dans une alliance objective – car, formellement, ils ne sont pas dans la coalition – sur la question indépendantiste, cela ne les empêche pas de mener au Parlement catalan une lutte quotidienne contre les politiques d’austérité. La situation est donc paradoxale, puisqu’ il s’agit d’établir une alliance pour arriver à un objectif de changement fondamental, tout en sachant qu’aucune alliance n’est possible dans certains domaines. Actuellement, hormis la question de la souveraineté, la CUP et la droite indépendantiste sont des adversaires déclarés…

Quid de la situation québécoise ? Il est en effet tentant d’imaginer une configuration similaire dans la Belle Province, s’il arrivait à Québec solidaire de soutenir tactiquement un gouvernement dirigé par le Parti Québécois (PQ), en vue de hâter le processus indépendantiste…

Québec Solidaire, malgré sa situation de parti minoritaire,  aspire non seulement à une majorité parlementaire, mais aussi à l’hégémonie de son projet progressiste au sein du mouvement indépendantiste. Ceci dit, il se peut qu’à un moment donné on soit amené à ce que certains secteurs de la société fassent pression sur nous pour une entente avec le PQ. Nous verrons en temps voulu. On pourrait penser à une configuration « à la catalane », ou l’on pourrait s’entendre sur une série d’étapes fondamentales pour parvenir à l’indépendance sans trahir nos principes, tout en maintenant notre opposition au PQ sur la politique sociale, économique, environnementale, etc. Mais comme je l’ai dit, nous aspirons à l’heure actuelle à prendre le pouvoir sur la base de notre projet.

L’heure est donc davantage à la confrontation entre deux approches indépendantistes antagonistes qu’à l’ « union sacrée » ?

Tout à fait. La critique fondamentale que nous adressons au projet souverainiste du PQ, c’est qu’il y a une sorte d’obsession du « Grand Soir de l’indépendance », sans que le projet aille plus loin. Ce fétichisme autour de la seule question de l’indépendance ne peut que mener à des politiques de droite, car on ne pense pas son contenu social, économique et environnemental. Or, l’indépendance doit s’appuyer sur une vision du pays que nous allons construire, car, en face, les forces patronales ont bel et bien un projet !  Québec Solidaire propose donc une vision claire de ce que doit être le Québec progressiste, émancipé, après l’indépendance.

Notre deuxième critique, c’est que son projet appartient, dans les faits, uniquement à la Nation canadienne française. Ce qui en découle, c’est que l’indépendantisme porté par le PQ n’est l’instrument que d’un segment, certes majoritaire, de la société, et de l’expression partisane de ce segment. Rien d’étonnant à ce que la minorité anglophone, les communautés issues de l’immigration et les Premières Nations ne se sentent pas concernées par ce projet…

Voilà pourquoi nous nous démarquons de manière radicale du projet indépendantiste du PQ. Nous cherchons à poser la question souverainiste dans le débat public non pas comme une abstraction, mais comme un construit sociale, qui émane du peuple et que celui-ci contrôle, à l’encontre d’un processus piloté par les élites aux antipodes de la souveraineté populaire.  Le projet du PQ ne conduit, en réalité, qu’à remplacer les classes dominantes anglophones par des francophones, qui continueront le même business, et à maintenir la subordination du peuple québécois sans changer fondamentalement les structures de domination issues du colonialisme britannique. Pour changer ces relations, il faut changer le modèle économique et politique, transformer radicalement notre mode de scrutin, changer nos relations avec les Premières Nations, établir un mode de développement économique qui respecte la nature, etc.

« L’indépendance n’est pas une fin en soi […] Nous nous opposons à toute forme de nationalisme excluant, qui manifeste du racisme, de la ségrégation, ou qui prône le refus de l’autre »

Le souverainisme n’est donc pas une fin en soi, mais un moyen de parvenir à des objectifs politiques…

C’est exactement ça. Pour le PQ, l’indépendance est un objectif en soi. Pour nous, c’est un moyen, un passage obligé pour parvenir à des objectifs émancipateurs et progressistes.

Cette perspective influe-t-elle sur le regard que vous portez sur le fait régionaliste en Europe, où coexistent des nationalismes au contenu politique très varié ?

Nous essayons de faire la distinction entre les différentes expressions politiques du nationalisme. C’est pourquoi nous regardons attentivement quelles sont les propositions des partis qui répondent à une aspiration nationale. Évidemment, nous regardons avec beaucoup de sympathie le nationalisme écossais. Nous avons beaucoup d’intérêt pour ce qui se passe en Catalogne, ou il y a  une vraie confrontation politique entre indépendantismes de droite et de gauche. Toutefois, cela ne veut pas dire que nous soutenons le processus indépendantiste en soi, mais uniquement son émanation progressiste. Par conséquent, nous nous opposons à toute forme de nationalisme excluant, qui manifeste du racisme, prône la ségrégation ou rejette l’autre. Nous n’avons aucun contact avec des formations nationalistes aux penchants fascistes qui pullulent, malheureusement, en Europe. Pour nous, la démarcation est très claire.

Souverainisme et Premières Nations

J’aimerais que l’on aborde la question du lien du mouvement souverainiste avec la lutte pour les droits des Premières Nations. De quelle façon leur combat pour l’autodétermination est-il intégré à votre projet ?

La question des Premières Nations au Canada et au Québec est cruciale. Heureusement, malgré leur situation déplorable, voire honteuse dans un pays qui se dit développé, les autochtones ont réussi à garder un rôle politique et constitutionnel très important, même s’il n’est pas toujours effectif. Aucune formation politique, tous bords confondus, ne refuse de reconnaître leur existence politique. Le gouvernement ne négocie pas avec une communauté locale ou un individu, mais de Nation à Nation, notamment lorsqu’il s’agit de mettre en place des projets sur des territoires dont les Premières Nations n’ont pas renoncé à la souveraineté.

Contrairement à d’autres formations politiques qui aspirent à l’indépendance, Québec Solidaire reconnaît  le droit à l’autodétermination totale et complète des peuples autochtones. Si l’indépendance arrive un jour, nous considérons que nous sommes obligés de leur reconnaître ce même droit. S’ils refusent de faire partie du nouveau Québec indépendant, ils en ont le droit, et nous entamerons alors des négociations de bonne foi.

Évidemment, Québec Solidaire souhaite ardemment que les Premières Nations fassent partie du futur appareillage politique de la Province. Nous souhaitons qu’elles restent des alliées du peuple québécois dans son processus d’émancipation. Je suis optimiste à cet égard, car les liens tissés à travers des siècles de collaboration entre les « blancs » et les peuples autochtones au Québec me font dire que l’on va pouvoir continuer ensemble. Il est néanmoins important pour nous de reconnaître le droit au choix pour ces peuples.

« Québec Solidaire donnera les moyens aux Premières Nations de véritablement  s’autogouverner »

Un Québec indépendant aurait donc davantage à offrir qu’un maintien dans le giron canadien ?

Absolument. Actuellement, les peuples autochtones ont un statut inférieur d’un point de vue légal au sein de la Fédération canadienne. Les conditions de vie des populations autochtones sont désastreuses. Pour nous, c’est en grande partie en raison de siècles de dépossession culturelle, territoriale, économique, etc. Ce que les peuples autochtones réclament, c’est de disposer des moyens de gouverner. Québec Solidaire leur donnera ces moyens, ce qui, dans l’état constitutionnel canadien actuel, est très difficile. La clé de la réforme du lien qui infériorise les peuples autochtones se trouve au niveau fédéral.

 Le colonialisme français a également privé les peuples autochtones de leurs droits. Ceux-ci ne sont-ils pas en droit d’être aussi sceptiques à l’égard du projet souverainiste des descendants des colons francophones ?

J’apporte ici une petite nuance historique : le modèle de développement colonial de la Nouvelle-France a forcé les colons à bâtir des relations de Nation à Nation. Leur infériorité numérique les a obligés à reconnaître politiquement les autochtones : c’était une question de survie. Cela n’a pas empêché les francophones de participer à l’infériorisation de ces peuples, mais ce processus est intervenu surtout après la conquête britannique de 1754-1760. Il y a une riche tradition de reconnaissance des Premières Nations de la part des francophones. C’est sur cet aspect-là que Québec Solidaire veut se fonder pour construire des relations véritablement égalitaires.

Cette différence que vous mentionnez tenait surtout de la situation matérielle des colons français (infériorité démographique, déséquilibre hommes femmes favorisant les unions mixtes, etc.) qui empêchait la mise en place d’un rapport de subordination tel qu’il a pu exister au sein des colonies britanniques. Peut-on réellement appliquer ce schéma à la situation actuelle ?

Les Nations sont façonnées par l’histoire. Ce que je crois, c’est que l’histoire des relations entre Canadiens francophones et Premières Nations est teintée de ces relations égalitaires. Surtout, le présupposé de ces relations apparaît dans les textes de loi. Nous avons une riche tradition d’échanges, et donc une perception populaire plus favorable au Québec. Je n’affirme pas là que le racisme anti-autochtone n’existe pas chez les francophones. Il existe et nous devons le combattre. Mais il existe aussi une certaine idée égalitaire de ce que doivent être les relations avec les Premières Nations. C’est là-dessus qu’il faut miser.

Immigration et intersectionnalité

« Nous ne percevons les communautés issues de l’immigration comme une menace, mais comme des alliés »

Historiquement, le mouvement souverainiste entretient un rapport ambigu à l’immigration, lié à la crainte que les nouveaux arrivants non francophones ne viennent menacer la présence française au Canada. La Charte des valeurs (projet destiné à encadrer les « accommodements raisonnables », qui interdisait notamment les signes religieux ostentatoires dans l’administration publique) dévoilée en 2013 par le gouvernement PQ dirigé par Pauline Marois a également été très mal perçue par la minorité musulmane. Quel rapport Québec Solidaire entretient-il avec les personnes ayant un parcours migratoire ou issues de l’immigration ?

La base génétique de tout nationalisme comporte une certaine méfiance envers l’altérité. Cela existe également au Québec. En ce qui nous concerne, nous voulons porter une tout autre vision de ces questions. Nous ne percevons pas l’immigration ou les communautés issues de l’immigration comme une menace, mais comme des alliés. Ils doivent faire partie de la lutte pour l’émancipation, qui les concerne directement, puisqu’ils se situent généralement dans le bas de la structure de domination.

L’apport migratoire au Québec n’est pas qu’une question démographique ou économique. D’un point de vue plus global, les gens enrichissent l’évolution culturelle du Québec. Il ne s’agit pas d’essentialiser les personnes dans leur folklore ni de dire que les Québécois vont accepter tous les apports culturels étrangers. C’est une question qui se fait au quotidien et dans les deux sens : la culture québécoise est en train de se transformer, et nous influençons également le devenir culturel des nouveaux arrivants. L’apport migratoire est une façon de reconstruire l’identité culturelle québécoise, ce qui nous semble éminemment utile.

Québec Solidaire s’oppose à ceux qui considèrent la culture québécoise comme quelque chose de figé, autour du fait français, et qui devrait se prémunir contre toute influence étrangère. Nous ne sommes pas des Français en Amérique du Nord, mais des Nord-américains qui parlent français, ce qui est une nuance fondamentale! Le Peuple québécois a toujours été façonné par l’influence d’autres cultures : anglophone, autochtone, ou issues des migrations plus récentes juives, italiennes, latino-américaines (comme moi), maghrébines, etc. Tout cela s’ajoute à une mosaïque qui transforme la société québécoise, j’en suis convaincu, pour le mieux.

Puisque vous en parlez, je me permets de vous poser une question plus personnelle. Comment une personne au parcours migratoire comme vous s’approprie-t-elle le projet indépendantiste québécois ?

(Sourire) C’est une appropriation complexe, souvent conflictuelle. Elle a fait de ma part l’objet de beaucoup d’hésitations, de réflexion, de discussions avec mes camarades de gauche. À la base, je ne suis pas un nationaliste. Je suis indépendantiste, car je considère l’indépendance comme un moyen de réaliser l’émancipation du peuple du Québec. Évidemment, j’ai dû évoluer, car l’immigrant n’arrive pas au Québec, mais au Canada. Souvent, les communautés issues de l’immigration vont considérer l’État fédéral comme un protecteur des minorités, et s’intégrer davantage à la sphère anglophone.

Je suis l’un de celles et ceux qui essayent de dire qu’on peut concevoir les choses autrement. En tant que communautés, comme personnes, comme familles, nous n’évoluons pas en Colombie-Britannique, à Toronto ou à Winnipeg, mais ici, au Québec. Nous avons donc un devoir  de participation à la construction à cette société-là. Voilà pourquoi je dis aux autres immigrés comme moi : notre société n’est pas la société canadienne, mais la société québécoise. C’est sur ce fait-là que nous devons parier. En tant qu’immigré, je considère avoir un devoir de solidarité et de participation à l’égard du processus souverainiste, qui n’est pas une question de Canadiens francophones, mais qui concerne l’ensemble de la population.

En ce qui concerne la politique provinciale, les communautés issues de l’immigration ont plutôt tendance à se tourner vers les partis fédéralistes, plutôt ancrés à droite, malgré une situation objective qui devrait plutôt les rapprocher d’un programme de gauche…

C’est une réalité. Nous sommes dans le débat quotidien avec les représentants de ces communautés. Nous essayons de leur faire remarquer que le vote pour ces partis conduit à des politiques de droite qui les affectent au premier chef. Il s’agit donc d’un vote contre leurs intérêts de classe. On le voit clairement avec le Parti libéral du Québec, actuellement au pouvoir, qui recueille la majorité des suffrages des minorités, mais dont la pratique du pouvoir consiste en des politiques d’austérité qui restreignent l’accès à l’éducation, à la santé, aux droits sociaux, etc. dont ils seront les premières victimes.

Selon moi, la faute en incombe principalement aux forces nationalistes qui ont historiquement porté le projet indépendantiste. Elles ont majoritairement présenté le projet d’émancipation du Québec comme une affaire qui ne concernerait que la Nation canadienne française, excluant de facto les minorités. Nous attribuons ça à un certain repli identitaire de certaines fractions de la société qui considèrent l’altérité comme un danger. L’épisode de la Charte des valeurs, comme vous l’avez évoqué, a été catastrophique dans les relations du mouvement souverainiste avec les communautés issues de l’immigration. Nous nous attelons à la tâche de réparer les blessures alors provoquées par le PQ, mais ce n’est pas facile…

En Europe, une partie de la gauche a du mal à comprendre les formes d’oppression intersectionnelles, et a tendance  à subordonner les oppressions de genre et de race à l’oppression de classe. Comment Québec Solidaire se situe-t-il par rapport à ça ?

Nous ne sommes pas un parti parfait, mais je pense que les évolutions sociétales dans le mouvement environnementaliste et féministe nous font avancer dans ce débat. Il nous reste beaucoup à apprendre et à développer, mais nous disposons d’une compréhension développée de l’analyse des oppressions intersectionnelles. Québec Solidaire se considère indépendantiste, écologiste, altermondialiste, mais le féminisme est aussi l’une de nos caractéristiques fondamentales. Ce n’est pas juste un slogan : nous essayons le plus souvent possible de traduire les valeurs féministes d’égalité et de parité dans toutes les structures de notre parti, de même que dans notre programme. Il ne s’agit pas juste de brandir le mot d’ordre d’égalité, mais de l’assortir de mesures concrètes. Se prononcer pour le droit au choix en terme de naissance et à la libre disposition du corps des femmes ne suffit pas : il faut s’assurer de services d’avortement gratuit, de qualité, et desservant l’ensemble du territoire.

Toutes les politiques économiques et sociales que nous mettons en avant font l’objet d’une analyse différenciée de chaque genre, car hommes et femmes ne sont pas affectés de la même manière. L’analyse féministe implique de changer notre vision du monde. Cela n’est pas toujours facile en tant qu’homme : le réflexe de recourir à l’analyse féministe est souvent évacué… Mais c’est important de toujours la mettre en avant.

J’insiste sur cette question, car c’est à travers l’analyse féministe que nous avons commencé à percevoir la façon dont les différentes formes d’oppression se superposent et s’accumulent, et de voir les nuances entre celles-ci. C’est un travail de longue haleine, en particulier pour les hommes. L’approche féministe est donc au cœur de Québec Solidaire, et il nous reste à avancer dans ce processus complexe et qu’il n’est pas facile à expliquer au reste de la société. Comme on dit au Québec, nous avons du pain sur la planche !

Cette prise de conscience de la question féministe concerne-t-elle aussi la question des oppressions fondées sur la race ?

Tout à fait. En ce moment, nous appuyons notamment la revendication de mettre sur pied une commission parlementaire sur le racisme systémique au Québec. Oui, la société québécoise vise l’égalité, etc., mais dans la vie quotidienne, on sait qu’il existe d’importants phénomènes de discrimination, rarement explicite, mais très souvent invisible. Les gens ne sont peut-être pas ouvertement racistes, mais les personnes issues de l’immigration sont structurellement tenues à l’écart.

L’avenir du mouvement social

« Pas de mouvement social sans relais politique, pas de parti politique sans mouvement social »

Comme chaque année, les participants au Forum Social Mondial, qui vient de se clore à Montréal, ont été confrontés au casse-tête des conditions d’une plus grande convergence des luttes sociales. Quelle devrait être selon vous la voie à privilégier pour y parvenir ?

Je pense que la convergence des luttes est primordiale et est une nécessité historique pour les mouvements populaires. Sans elle, impossible de contester l’hégémonie des forces de droite qui détiennent les leviers économiques, sociaux et légaux de notre société. Comment y arriver ? Le Forum Social est un effort très louable, en dépit de ses critiques. Si je devais définir une piste prioritaire, c’est la construction de mouvements sociaux progressistes qui portent une vision émancipatrice de la société. C’est par l’inclusion de toujours plus d’individus, de collectivités, à la cosmogonie portée par les mouvements sociaux, que nous allons construire un substrat social très large sur lequel il y aura inévitablement des options politiques qui vont surgir.

Québec Solidaire est avant tout né dans les mouvements environnementaux, syndicaux, associatifs… C’est de là que viennent la plupart de nos militants. L’expression politique est certes importante, et je m’oppose à la vision portée par certains, selon laquelle les partis politiques seraient dépassés. Je crois néanmoins qu’il faut surveiller les partis politiques très attentivement dans leurs tentatives opportunistes  de s’approprier les acquis et les capacités des mouvements sociaux. Ceux-ci doivent toutefois inévitablement se doter d’un outil politique pour faire en sorte qu’il y ait un véritable changement de fond dans le fonctionnement injuste du système qui caractérise la plupart de nos sociétés.

Pas de mouvement social sans relai politique, pas de parti politique sans mouvement social : il faut qu’il y ait une relation dialectique entre les deux structures. Elles ne doivent pas être amalgamées, et chacun doit garder sa sphère d’autonomie propre. Elles doivent être critiques l’une envers l’autre. C’est de cette relation dialectique et conflictuelle que l’on peut retrouver toute la fécondité des classes populaires, et véritablement aspirer à prendre le pouvoir et à réaliser les changements qui sont nécessaires.

 

Propos recueillis par Gregory Mauzé, Montréal, le 16/8/2016.