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Jean-Pierre Berlan, Interview par Article11 en 2010

Lien publiée le 15 avril 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://sniadecki.wordpress.com/2017/04/09/berlan-article11/

Tu ne t’intéresses pas au contenu de ton assiette ? L’agriculture, ça te broute ? Tu ne devrais pas, tant se joue là notre avenir. Avec l’industrialisation de l’agriculture et la marchandisation du vivant, c’est la mort qui pointe le bout de son nez. Celle de la diversité et – donc – de l’humanité. Le chercheur Jean-Pierre Berlan en livre ici une démonstration limpide et effrayante.

L’agriculture. Un petit tour dans l’actu, et puis s’en va… Vitrine cosmétique, le salon qui lui est dédié a eu droit – comme chaque année – aux honneurs des médias feignant de s’intéresser au sujet. Leur traitement reste toujours le même : le cul des vaches, la visite présidentielle et – de façon générale – le chant lyrique d’une profession fantasmée. En filigrane, la volonté farouche de ne pas aborder les questions qui fâchent. As-tu par exemple vu le moindre reportage sur la désastreuse industrialisation de l’agriculture ? Absolument pas. En a-t-on profité pour revenir sur les brevets déposés sur le vivant par les multinationales, la dangereuse évolution des clones pesticides brevetés, ou encore la pente mortifère empruntée depuis des dizaines d’années par (presque) tout le secteur ? Pas plus. T’a-t-on – enfin – expliqué ce que tu avais dans ton assiette ? Encore moins [1]. D’où cet étrange paradoxe : le mot « transparence » a beau être mis à toutes les sauces, l’origine et le mode de production de ce qui arrive dans nos gamelles reste un mystère.

Secret ? Pas pour Jean-Pierre Berlan, ancien chercheur à l’INRA (aujourd’hui à la retraite). Il a réuni sur ces questions des textes passionnants, publiés en 2001 chez Agone sous le titre La guerre au vivant – OGM et mystifications scientifiques. C’est l’occasion d’une réflexion essentielle sur les biotechnologies, ces prétendues « sciences de la vie » qui porteraient selon lui bien mieux l’appellation de « nécrotechnologies ».

Dans cet ouvrage, des chercheurs, scientifiques et « spécialistes » [2] reviennent ainsi minutieusement sur les OGM, traitant des risques de dissémination, des problèmes de santé, du manque d’« expertise » sur le sujet (puisque la plupart des études sont directement produites par les firmes qui en font commerce), de la question cruciale du brevetage du vivant, et du scandaleux pillage des ressources génétiques mondiales et de notre environnement par quelques firmes. Bref : de notre rapport d’apprentis sorciers à la vie sous toutes ses formes.

À travers un nécessaire retour sur l’histoire de la sélection variétale et l’industrialisation de l’agriculture à l’œuvre depuis deux siècles, Jean-Pierre Berlan montre au final l’importance cruciale (et le caractère éminemment dangereux) du projet de société qui transparaît derrière l’application des principes marchands et de la logique industrielle au monde vivant.

Il a accepté de développer ici les raisons pour lesquelles les « clones pesticides brevetés » (les OGM) sont inacceptables, et en quoi ils ne sont en fait que la partie émergée d’un projet de société mortifère. L’entretien étant aussi long que passionnant, tu as droit à un premier jet aujourd’hui, à digérer avant de lire la deuxième partie qui sera publiée mercredi.

Benjamin, d’Article 11.

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Article11 : Qu’est-ce qu’un OGM ?

Jean-Pierre Berlan : La première chose à dire est qu’il ne faut surtout pas utiliser le terme « OGM » ou « Organisme génétiquement modifié ». Pour une bonne raison : ce terme a été inventé par Monsanto, à l’époque des premières manipulations génétiques. En 1973, en Californie, deux chercheurs, Cohen et Boyer, ont créé la première « chimère fonctionnelle » (soit le premier « OGM » fonctionnel). Puis le premier brevet a été déposé en 1980 [3].

À ce moment-là, on pensait pouvoir industrialiser la vie, en faire à peu près ce qu’on voulait. Pour un biologiste de cette époque, la vie n’était qu’un vaste meccano dans lequel il suffisait de transférer des gènes d’une espèce à l’autre pour avoir la fonction correspondante. A l’époque, donc, les chercheurs pensaient détenir avec les « chimères fonctionnelles » l’explication ultime de la vie : séquencer tous les génomes du monde allait permettre de comprendre ce que c’est qu’être vivant. Et partant, comprendre aussi ce que c’est qu’être humain : j’en veux pour preuve le fait qu’un type comme Walter Gilbert, prix Nobel de physiologie et de médecine, ait pu déclarer que le jour où on aurait séquencé le génome des humains, on saurait enfin ce que c’est qu’ « être humain ». C’est dire les illusions dans lesquelles on se berçait, et la propagande qui régnait à cette époque…

Le terme « chimère » vient de là, de cette véritable explosion autour d’un vivant qu’on croyait pouvoir maitriser et industrialiser à volonté. Sauf que parler de « chimère génétique » n’était guère appétant pour les entreprises qui se lançaient dans l’aventure, comme Monsanto. Leurs services de relations publiques – c’est-à-dire de désinformation – ont donc décidé, en accord avec les scientifiques eux-mêmes, qu’il valait mieux utiliser un terme beaucoup plus neutre et permettant de tenir un discours mensonger. C’est à cette période qu’on a commencé à parler d’ « organismes génétiquement modifiés » (OGM).

À partir de là, tout se suit, puisque le discours retrouve une certaine (fausse) cohérence. Parce que l’humanité a toujours « modifié » la nature. Depuis dix mille ans et la révolution néolithique, depuis qu’on a inventé l’agriculture, la domestication des plantes et des animaux, on a toujours modifié génétiquement le vivant. Mais on oublie de dire qu’il a fallu attendre 1973 pour que la première « trans »-genèse ait lieu, et que cela représente une différence essentielle, spectaculaire, une véritable révolution.

Cette révolution pourrait faire peur à beaucoup de gens ; il faut donc la taire, imposer sur elle une espèce de black-out, afin que les populations ne se rendent compte de rien. D’où un discours mensonger, du genre :

« Avec les Organismes génétiquement modifiés, vous pouvez dormir sur vos deux oreilles, ce n’est que la continuation de ce qu’on a toujours fait. En plus on le fait avec des méthodes beaucoup plus scientifiques, beaucoup plus fiables, on sait exactement ce qu’on fait… »

Ça fonctionne même avec certains de mes collègues. Particulièrement abrutis, ceux-ci pratiquent une désinformation totale, avec des discours du type :

« La nature manipule plusieurs dizaines de milliers de gènes chaque fois qu’elle fait un croisement, alors que nous nous n’en manipulons que quatre ou cinq, une dizaine à tout casser. Nous sommes donc beaucoup plus précis, nous faisons les choses de façon beaucoup plus intelligente que cette nature odieuse. »

C’est un discours de pure propagande, avec une apparence logique au départ mais qui ne correspond absolument pas à la réalité des faits.

En réalité, donc, les gens qui réalisent ces manipulations génétiques ne savent tout simplement pas ce qu’ils font. Et le terme d’« organisme génétiquement modifié » ne veut rien dire, il n’est destiné qu’à endormir la vigilance du public.

A11 : Dans ce cas, quel terme faudrait-il utiliser ?

JPB : C’est un terme qui – curieusement – ne fait aucune référence à un phénomène biologique, que ce soit la transgenèse ou la manipulation génétique. Il s’agit du terme de « clone pesticide breveté ». Cela permet de rappeler que, depuis deux siècles, les sélectionneurs s’efforcent de remplacer les variétés, les caractères de ce qui est varié et la diversité par l’uniformité.

Au XIXe siècle, on parlait de « races » de blé. « Race », parce que ces plantes avaient un certain nombre de caractères en commun, particulièrement visibles et éclatants : la couleur, le port, l’allure générale… C’était absurde : quand vous observez de près une prétendue « race », vous vous apercevez que le terme n’a aucun sens, que tous les individus sont différents et qu’il y a une énorme diversité à l’intérieur de cette « race » ou de cette « variété ». Le terme « variété » signifiant, bien sûr, diversité, pour faire référence au processus de sélection leur permettant de survivre dans la nature, d’évoluer et de se perpétuer…

À l’heure actuelle – c’est très frappant – on cultive des variétés dans un sens très particulier : une variété moderne de blé, d’orge, d’avoine, de tomate ou de tout ce que vous pouvez imaginer sont des plantes copiées sur un modèle ayant fait l’objet d’un dépôt auprès d’instances officielles. Vous avez le « créateur » de variété qui dépose son obtention auprès d’un organisme officiel. Puis cette dernière doit être produite, donc copiée et multipliée à un nombre d’exemplaires suffisant pour pouvoir être vendue comme semence. Quand on parle de « copies », évidemment, c’est le terme « clone » qui vient à l’esprit. Et c’est bel et bien ça : les variétés modernes, ce qu’on appelle « variété » au sens moderne du terme, ce que cultive un agriculteur « moderne » aujourd’hui sous nos latitudes, ce sont des variétés au sens de « clone », c’est-à-dire très exactement le contraire d’une variété.

Il y a vraiment une mystification complète dans le langage utilisé pour décrire ces plantes. Nous sommes dans une société de communication, c’est à dire dans une société de mensonge organisé, dans laquelle les mots sont imposés par les dominants pour nous rouler dans la farine. User de ces termes nous empêche de penser la réalité : si vous utilisez le mot variété pour désigner des clones, comment voulez-vous réussir à penser correctement ? Les mots n’ont plus de sens, et vous ne savez plus à quoi vous avez affaire. Il est alors bien plus difficile de s’opposer à quoi que ce soit.

Ça fait donc deux siècles que nous sommes dans cette logique de clonage. A cet égard, la fameuse histoire de Dolly, le premier clone de mammifère, n’est que l’extension au monde animal de ce que l’on tente de faire – avec succès, d’ailleurs – pour les plantes depuis deux siècles. Il y a une logique, une véritable continuité dans le système industriel qui pousse, depuis les débuts de la sélection, vers cette recherche de clones, de l’uniformité, de la standardisation, de la normalisation.

Tout ceci est dans la logique de la révolution industrielle britannique : c’est en Angleterre qu’ont été mises pour la première fois en œuvre ces techniques aboutissant au clonage. Elles ont ensuite été codifiées : le raisonnement complet a été formalisé en 1936 par John Le Couteur, l’un de ces « agronomes » ricardiens, gentilshommes agriculteurs britanniques qui sont en fait des capitalistes investissant dans l’agriculture pour faire des profits. C’est-à-dire pour tirer profit de leur investissement en agriculture. Pour faire simple : ils se fichent pas mal de produire du blé ou autre chose. Pour eux, ce qui importe est d’appliquer les principes industriels au monde vivant.

Il s’agit d’un basculement : la logique industrielle n’est évidemment pas limitée qu’à l’industrie mais, pour la première fois, on la met en pratique et on la systématise réellement en ce qui concerne le vivant. C’est une nouvelle vision du monde qui s’impose, et ce même au sein de l’agriculture. C’est d’ailleurs aussi l’agriculture qui permet cette révolution industrielle, entre autres grâce aux profits et surplus qu’on peut tirer de la production agricole.

Ça fait donc deux siècles qu’on est dans une logique d’extension de l’uniformité, de standardisation et de normalisation du monde agricole. Et même si ces gens-là n’ont pas conscience de ce qu’ils réalisent, cela correspond tout simplement à l’application au monde vivant, à l’agriculture en l’occurrence, des principes industriels qui sont en train de bouleverser le paysage social, économique et politique en Angleterre.

A11 : Cette logique de clonage amène donc forcément à celle du brevetage du vivant ?

JPB : Ça y conduit nécessairement. On touche là au deuxième défaut de poids que rencontre le système économique dans lequel nous vivons : les êtres vivants se reproduisent et se multiplient gratuitement. Or, la gratuité est une horreur absolue, un véritable affront vis-à-vis de la logique économique. C’est la dernière chose que les industriels et les semenciers tolèrent. Il s’agit donc de lutter contre cette injustice de la nature. Comment ? Alors que dans le monde vivant, il n’est pas possible de produire sans en même temps reproduire, eux veulent séparer la production de la reproduction. C’est un projet mortifère, de fou furieux qui est en train d’être mis en place. Un projet de mort.

La plus belle preuve du caractère mortifère de ce projet consiste en l’invention d’une technique, qui est le plus grand triomphe de la biologie appliquée à l’agriculture depuis deux siècles. Il s’agit de Terminator, une technique de transgenèse permettant de fabriquer des semences qui, une fois devenues plantes, sont programmées pour tuer leur descendance. De fait, l’agriculteur récolte un grain stérile. Pour certains, c’est un rêve vieux de deux siècles qui se réalise. Ils ne le diront évidemment pas : un semencier ne va pas se présenter devant sa clientèle (les agriculteurs) en expliquant que la reproduction des êtres vivants est un grand malheur et qu’il faudrait stériliser les plantes ou les animaux pour faire augmenter leurs profits. Il ne va pas dire ça, il ne peut pas annoncer son projet mortifère. Il va donc plutôt raconter des bobards. Il y a dès lors une lutte contre « les enclosures du monde vivant ». Avec une volonté de nous exproprier, de nous ôter cette faculté merveilleuse de la vie, à savoir la capacité de se reproduire et se multiplier. Avec en arrière-fond le projet d’en faire un bien privé, qui est un projet aussi ancien que la sélection commerciale. Pour les animaux, c’est très facile à faire, et ça a été réalisé, toujours en Angleterre, à la même période. Au fur et à mesure qu’on cherchait à fixer des « races », à force de sélection de certains caractères au détriment d’autres, on a rendu les bêtes de plus en plus faibles, stupides, voire complètement débiles. Une vraie dégénérescence. C’est pareil au niveau des plantes.

Revenons-en aux brevets. Une variété est toujours « hétérogène instable » (selon les termes utilisés dans le langage semencier), ce qui veut tout simplement dire qu’elle varie. C’est logique : elle est vivante, elle varie… Mais c’est aussi gênant : vous ne pouvez pas imposer votre droit de propriété dessus puisque, d’une année sur l’autre, elle évolue. Vous ne pouvez donc pas définir ce qui est à vous. Tandis que le clone, lui, est « homogène » et « stable », vous pouvez le reproduire à l’identique moyennant un certain nombre de précautions et de procédures, d’une génération à l’autre. Il s’agit d’une sorte de mort-vivant. Et vous pouvez donc y associer un droit de propriété : il suffit d’observer le mort-vivant X, de voir en quoi il diffère du mort-vivant Y, et vous pouvez poser un droit de propriété dessus, puisqu’il est homogène et stable [4].

L’idée de base sur laquelle repose cette logique de clonage est imparable : si je peux remplacer ma variété, le caractère de ce qui est varié (la diversité), par une plante que je vais cloner et que je vais pouvoir reproduire à volonté, qui est supérieure à la moyenne de la variété, j’aurais un progrès. C’est une tautologie. Théoriquement il y a toujours un gain à remplacer une variété de n’importe quoi par le meilleur n’importe quoi extrait de la variété.

A11 : Mais est-ce que c’est réellement un progrès ?

JPB : On peut y opposer certaines réserves de taille, bien entendu : depuis une trentaine d’années (et la conférence de Rio), on sait que ce qui est logiquement imparable peut être biologiquement erroné. Il y a toute une redécouverte, qui est en train de se faire, sur la valeur en soi de la diversité. On peut prendre l’exemple d’un travail qui a été fait aux États-Unis il y a quelques années sur des systèmes de prairie, avec une, 5, 15, et jusqu’à 50 espèces différentes. Le résultat expérimental de cette étude montre que plus le nombre d’espèces que vous allez trouver dans ces systèmes de prairies est important, plus la production de biomasse est importante. Donc, en soi, la diversité est productive. De mémoire, la biomasse produite par un système à 16 espèces est supérieure de 42 % à la biomasse produite par l’espèce la plus productive en monoculture. C’est énorme !

Au fond, je suis persuadé que c’est une nouvelle révolution agricole qui se profile. D’une certaine manière, cette phase de l’agriculture industrielle – qui a donc commencé il y a deux siècles et s’est vraiment mise en place en Europe dans les années 30, et à la fin des années 1950 en France – ne sera qu’une parenthèse dans l’histoire de l’humanité. Enfin… si l’humanité continue. Parce qu’il y a une contradiction absolue entre ces deux logiques, celle de l’industrie, qui est celle de la normalisation, de l’uniformisation et de la standardisation, et la logique de la vie, qui est celle de la diversité. Entre les deux, nous ne pouvons pas pour l’instant savoir laquelle va gagner.

Le problème du choix, à l’heure actuelle, se pose en ces termes-là : d’un côté, il y a le système industriel appliqué au monde vivant, c’est la mort ; de l’autre côté, la diversité, la vie. Du coup, on voit bien que les larmes de crocodiles des biologistes (dont mes chers collègues de l’INRA) sur « la biodiversité qui fout le camp » ne sont rien d’autre que du vent. Bien sûr que la biodiversité fout le camp, vous cultivez des clones ! Vous êtes en monoculture monoclonale ! On ne peut guère faire pire d’un point de vue écologique, et donc du point de vue de la diversité.

A11 : Et en quoi sont-ils « pesticides », ces clones brevetés ?

JPB : Le terme « pesticides » est – en passant – utilisé par le président de la République, qui a parlé lors du Grenelle de l’environnement de « plantes pesticides ». Il faisait simplement allusion au fait que quasiment toutes les plantes et semences transgéniques commercialisées dans le monde sont des semences et des plantes dites « a-pesticides » : soit elles produisent un insecticide, et toutes les cellules de la plante en produisent, soit ce sont des plantes qui absorbent un pesticide sans en mourir [5].

Historiquement, ces produits chimiques, aujourd’hui utilisés à doses massives dans le monde agricole (engrais ou pesticides), sont des substances militaires. Leur origine remonte directement à la Première Guerre mondiale et aux gaz de combats. C’est un certain Fritz Haber qui fut à l’origine de l’invention de la méthode de synthèse de l’ammoniac, élaborée en 1908 et adoptée dès 1909 par BASF. C’est grâce à cette production massive d’azote que la Première Guerre mondiale est devenue la première guerre industrielle. Fritz Haber a été un grand promoteur des gaz de combat réalisés grâce à son procédé, alors même que l’état-major allemand ne voulait pas en entendre parler. Pour une raison simple : l’état-major allemand savait qu’utiliser ces gaz entraînerait une même réaction de la France et de l’Angleterre (qui étaient à un niveau technique et scientifique à peu près égal à celui de l’Allemagne).

Haber a finalement obtenu que l’état-major allemand utilise ces gaz (à Ypres pour la première fois, d’où le terme « ypérite »). Quelques jours après (et sans même assister aux obsèques de sa femme, elle-même chimiste, qui s’était suicidée parce qu’elle supportait mal que la science se mette au service de la mort à grande échelle), il est parti sur le front russe pour superviser à nouveau l’utilisation des gaz de combat. Avec plus de réussite, puisque les Russes étaient à un niveau technique bien inférieur.

En 1918, Haber a eu peur d’être condamné pour crime de guerre, et il s’est réfugié en Suisse. Mais son inquiétude a été de courte durée : il a reçu la même année le Prix Nobel de chimie pour son invention de la synthèse de l’ammoniac, qui allait permettre de produire des engrais en quantités massives [6]. On n’avait pas produit un gramme d’ammoniac pour l’agriculture pendant cette période-là, évidemment… Ça servait plutôt pour produire des explosifs, mais la capacité de déni de la réalité, de la part des scientifiques, est quelque chose d’hallucinant.

De façon plus large, l’origine de toute l’agriculture moderne se trouve vraiment dans la Première Guerre mondiale : les chars de combat ont été reconvertis en tracteurs à chenille, les gaz de combat en engrais azotés, et des bases ont été posées, qui permettront la mise au point, plus tard, des pesticides… Toute la « révolution verte » a en fait une origine militaire. Jusqu’à l’approche du système agricole moderne, qui montre bien qu’« on fait la guerre ». Ainsi de ces célèbres photos de tracteurs ou de moissonneuses-batteuses, alignés comme à la parade, en Russie soviétique comme aux États-Unis : il y en a dix de front, c’est vraiment la charge de chars de combat, la lutte et l’acharnement contre la nature.

A11 : Mais les agriculteurs voyaient ça comme un progrès…

JPB : Tout à fait. Lorsque le DDT, les premiers pesticides et insecticides sont apparus à la fin des années 1950, ça a été une véritable révolution pour les agriculteurs. On peut le comprendre. Pour des gens qui, pendant la guerre, faisaient la chasse aux doryphores un à un dans les champs de pomme de terre, se contenter du petit épandage d’un produit quelconque pour les tuer tous était absolument extraordinaire. Ça semblait si miraculeux que, sur le moment, personne n’a réfléchi aux conséquences de l’utilisation des pesticides. Personne n’a pensé que leur usage aurait des effets pervers. Mais si au début les insectes meurent tous, des résistances apparaissent immanquablement après un certain temps ; il faut alors utiliser davantage d’insecticide, passer à des doses plus élevées ; enfin il n’y a plus d’autre solution que de changer de drogue.

D’ailleurs, il faut comparer les pesticides à des drogues dures : il y a l’effet d’accoutumance et de dépendance. L’agriculture actuelle y est devenue accro, mais aussi l’agronomie et les agronomes – eux n’ont d’ailleurs rien eu à faire : c’est l’industrie qui s’est imposée, ils ont juste adapté les systèmes de production aux nouveaux moyens techniques. De fait, l’industrie, et en particulier l’industrie chimique, prend une place de plus en plus centrale dans le processus de production. Et les agriculteurs sont devenus complètement dépendants de ces produits, dans une logique de fuite en avant. Peu importe qu’on sache, depuis les années 1960, que ces produits peuvent être dangereux… Depuis que Rachel Carson a écrit le premier livre dénonçant les effets nocifs des pesticides [7], les preuves se sont accumulées d’une façon incroyable. À tel point que l’industrie des pesticides cherche maintenant d’autres formes de pesticides : c’est ainsi qu’elle a inventé les fameux « organismes génétiquement modifiés ». Les OGM, ce sont des plantes pesticides.

A11 : Il y a donc une forme de continuité ?

JPB : Bien sûr. Ces clones pesticides ne marquent pas du tout une rupture, sinon technique. La logique reste la même, celle de cette industrialisation du vivant menée tambour battant depuis deux siècles. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les firmes produisant les pesticides ont aussi pris le contrôle de l’industrie des semences – donc de la vie. Elles se prétendent « industrielles des sciences de la vie », pour tromper tout le monde ; mais en réalité elles ne produisent que des produits en -cide (fongicides, insecticides, herbicides…), soit des produits qui tuent. Ce sont donc, en fait, des industries des sciences de la mort. Et elles poursuivent ainsi leur projet mortifère par d’autres moyens, qu’on appelle couramment les OGM.

Ce qui est intéressant avec les pesticides soi-disant OGM, c’est qu’il s’agit en fait de changer le statut des pesticides. Presque toutes les plantes transgéniques vendues dans le monde sont a-pesticides : soit elles en absorbent un sans en crever (c’est le cas des plantes dites Round Up ready, mais ça peut aussi l’être avec d’autres herbicides), soit elles produisent elles-mêmes un insecticide.

Dans ce deuxième cas, chaque cellule de la plante produit un insecticide, donc il passe évidemment dans la chaine alimentaire. Les fabricants prétendent que « la toxine insecticide n’a aucun effet », mais ils n’en savent rien, ils n’ont même pas été regarder ce qui se passait dans le tube digestif des ruminants. Encore moins dans notre tube digestif à nous… Il faut savoir que nous avons à peu près dix fois plus de bactéries que de cellules dans notre corps. Celles-ci sont symbiotiques avec nous, même si on les connaît très mal ; et ces gens des sciences de la mort qui vous disent qu’il n’y a aucun effet… C’est de la folie.

Revenons au premier type de plante, celles qui sont tolérantes à un herbicide. Comment ça fonctionne ? L’herbicide agit normalement en rentrant à l’intérieur de la plante, entre autres grâce à des adjuvants favorisant la pénétration de ce dernier. Les plantes rendues tolérantes à un herbicide neutralisent l’action de l’herbicide, mais elles ne le détruisent pas. C’est le cas de la plupart des plantes Round Up ready : il y a une neutralisation de l’herbicide, mais l’herbicide n’est pas détruit, ni même décomposé. Là aussi, il rentre donc dans la chaîne alimentaire.

Dans ces deux cas, vous voyez bien que le projet est complètement fou, puisqu’il s’agit de changer le statut des pesticides. Au lieu d’être des produits dangereux qu’il faut éliminer – autant que faire se peut – de la chaîne alimentaire, on veut en faire des constituants de cette dernière. Nous rendre au final tolérants, nous aussi, aux pesticides. Voilà un enjeu qui est absolument colossal, pour les fabricants de pesticides. S’ils peuvent faire des pesticides des constituants de la chaîne alimentaire, ils domineront toute la chaîne alimentaire.

A11 : Mais c’est quoi, exactement, le Round Up ?

JPB : La molécule active du Round Up, la molécule herbicide, s’appelle le glyphosate. C’est une molécule qui a été « créée » par des chimistes suisses à la fin des années 1940 ; Monsanto en a étudié les propriétés herbicides, et l’a brevetée à la fin des années 1970. Monsanto est donc propriétaire du glyphosate breveté en tant qu’herbicide. C’est une molécule assez merveilleuse, puisqu’il s’agit d’un « herbicide total ». Qui tue tout, réellement. C’est formidable pour la SNCF, pour les parcs et jardins, pour les bords de route, etc…

Le glyphosate a longtemps été considéré comme inoffensif, grâce à la propagande de Monsanto, qui protégeait la meilleure de ses vaches-à-profit. Mais quand certaines préoccupations écologiques ont commencé à émerger, les gens de Monsanto ont pensé que ce serait génial de pouvoir le transformer en « herbicide spécifique ». C’est-à-dire de réaliser une manipulation génétique sur une plante pour la rendre tolérante à cet herbicide total. L’herbicide total deviendrait ainsi un herbicide spécifique : tout crèverait sauf cette plante, rendue tolérante à cet herbicide. A partir du moment où des plants de maïs, d’orge, de blé, d’avoine, de tout ce que vous pouvez imaginer, même des forêts entières, seront tolérants au glyphosate, celui-ci pourra être utilisé sur l’ensemble de la planète. Le but de Monsanto est là : maximiser l’utilisation de glyphosate. Et leur stratégie a plutôt bien réussi, même si elle se heurte à des résistances et à l’inquiétude d’une partie du public.

Le deuxième coup de génie de Monsanto a été de lier complètement l’achat de semences tolérantes au glyphosate à son propre herbicide breveté. Donc d’obliger les agriculteurs à n’acheter que l’herbicide de marque Monsanto. D’une certaine manière, c’est un moyen de prolonger la durée de vie du brevet, qui était d’environ 20 ans. A partir de 2000, en sortant ces plantes tolérantes à l’herbicide Round Up et puisque l’agriculteur est forcé d’acheter les deux en même temps, Monsanto fait coup double et peut continuer à vendre son herbicide au prix de marque, au lieu de le vendre au prix du générique.

Il s’agit donc de prolonger éternellement la durée de vie du brevet sur le glyphosate et d’arroser l’ensemble de la planète avec cette molécule. Les enjeux sont évidemment considérables : si Monsanto réussit, c’est la planète entière qui sera arrosée de Round Up, et l’entreprise qui fera des profits immenses. La firme est donc prête à tout pour que réussisse ce projet.

A11 : C’est une surenchère permanente…

JPB : Nous savons bien que ce sont des techniques parfaitement inutiles, que le système pesticide est profondément addictif. Il n’a d’avantages que pour les fabricants, qui créent ainsi leur propre marché. À partir du moment où vous mettez le doigt dans l’engrenage pesticide, vous ne pouvez pas éviter de suivre, puisqu’un pesticide sera un jour dépassé par les résistances qu’il aura suscitées, il en faudra un autre, et puis après un troisième. C’est ainsi qu’on est passés des organochlorés aux organosphosphorés, aux pyréthrinoïdes, aux nicotinoïdes…

C’est en effet une forme de surenchère complètement folle, avec – par exemple – les nicotinoïdes, qui sont maintenant utilisés à des doses de un ou deux grammes par hectare : ils sont d’une telle puissance qu’ils ne s’utilisent que par très petites doses et deviennent quasiment indétectables. Résultat ? Le tonnage d’utilisation des pesticides diminue, évidemment… Ces nouveaux produits vont pourtant empoisonner la planète encore plus sûrement que les anciens. C’est une fuite en avant permanente, qui crée et élargit son propre marché de façon constante. C’est la situation du drogué : on peut dire qu’on est dans une agriculture de drogué. Aux drogues dures.

A11 : Avec quelques firmes pour uniques dealers ?

JPB : Exactement ! Elles prétendent que l’humanité a toujours fait des transformations génétiques, depuis le début de la domestication des plantes et des animaux. Mais elles oublient de préciser qu’à cette époque, presque toute l’humanité était concernée, et que c’était une humanité de paysans, d’agriculteurs et d’éleveurs. Tandis que l’humanité voulant poursuivre la transformation entamée il y a 10 000 ans se réduit à une douzaine de firmes produisant des pesticides. Et c’est tout. C’est quand même une curieuse humanité… Celle-ci parvient pourtant à imposer ses suggestions, lesquelles sont reprises par la Commission européenne, et retranscrites quasi automatiquement dans le droit français. On est en train de confier la planète et son avenir biologique aux industriels des sciences de la mort, tout simplement. On marche vraiment sur la tête, c’est à se demander si les hommes politiques ont deux sous de jugeote.

A11 : Pourquoi les agriculteurs acceptent-ils de rentrer dans ce système ?

JPB : Parce que les 50 ou 60 000 fermes vraiment importantes et influentes en France sur le plan économique sont complètement entre les mains de ces entreprises. Tout simplement. C’est un simple prolongement du système industriel.

Une mise au point, d’abord. Il faut arrêter de parler d’agriculteurs : aujourd’hui, ça n’existe plus. Il y a deux générations, le paysan était un homme qui élevait ses chevaux de trait et les nourrissait avec l’avoine qu’il produisait dans son champ. Il produisait ses fourrages, réutilisait le fumier de ses animaux dans ses champs, semait le grain récolté et se nourrissait vraiment à partir des produits de sa ferme. Il vendait les excédents à l’extérieur, ce qui lui permettait d’acheter les quelques biens – industriels ou pas – qui lui étaient nécessaires, comme du sucre, du café, du tabac… C’était un homme qui avait un peu d’épargne, qu’il ne confiait d’ailleurs même pas au Crédit Agricole mais gardait sous son matelas. Bref, un individu autonome et indépendant.

À l’inverse, le technoserf actuel achète ses « chevaux de trait » à John Deere, « l’avoine » pour les nourrir à Total ou à BP, l’engrais à la Grande Paroisse (et on voit ce que ça donne, parfois ; comme à Toulouse… [8]), les semences et les pesticides à Monsanto, etc. Et il fait tout ça grâce à un prêt permanent auprès du Crédit Agricole, accordé parce qu’il vend à des chaines de grande distribution. Un tel individu n’a plus la moindre parcelle d’autonomie, il est complètement soumis au système de marché et a perdu toute forme d’indépendance.

Ils sont finalement tellement dépendants qu’ils sont prêts, alors que le système pesticide montre bien qu’il est au bout du rouleau, à accueillir n’importe quelle prétendue innovation du secteur industriel par des cris de soulagement. Ils sont tellement engagés là-dedans… Et même s’ils se sont empoisonnés eux-mêmes avec des pesticides, ils veulent continuer à essayer d’y croire. On leur a toujours promis qu’il n’y avait pas de danger ni d’effet négatif, que le prochain pesticide serait bien meilleur. On ne leur dit pas qu’il faut 30 ans pour s’apercevoir qu’un pesticide a des effets particulièrement dangereux et nocifs, et eux sont tellement au bout du rouleau, sous pression, bouffés par cette constante fuite en avant, qu’ils sont prêts à croire et à prendre n’importe quoi… Ces braves gens sont pieds et poings liés ; du coup ils attendent comme le Messie que l’industrie leur offre un nouveau boulet magique qui va les sortir d’affaire.

A11 : En dehors de ces « technoserfs », il y a quand même des agriculteurs relativement autonomes, qui cultivent en respectant leur environnement…

JPB : Heureusement qu’il y en a encore ! J’aime par exemple beaucoup ce que font les biodynamistes, parce qu’ils ont vraiment compris qu’on ne cultive pas des plantes ni des animaux, mais qu’on cultive la terre, un sol, qu’il faut absolument associer le végétal et l’animal – les insectes également – et, globalement, qu’il faut donner à chacun sa part dans la nature. Ils ont saisi que le but de l’agriculture est d’abord d’avoir des sols en bon état, en bonne santé. A partir du moment où vous avez des sols en bonne santé, tout le reste suit.

Il y a en plus une dimension sociale chez les biodynamistes : il n’est pas non plus question de rentrer dans un système d’exploitation de la main d’œuvre. A l’inverse de l’agriculture biologique qui est en train de se dessiner, soit une agriculture biologique industrielle, avec des exploitations de 5 000 hectares, avec des agronomes et autres spécialistes d’entomologie chargés – par exemple – d’étudier la meilleure manière de placer des pesticides naturels dans un champ. C’est un système dont les biodynamistes ne veulent pas, et je pense qu’une bonne partie des gens qui sont en bio ont compris aussi que ce n’est pas ce vers quoi il fallait aller.

Il y a donc bien des agriculteurs du genre que vous évoquez. De plus en plus je pense, même. C’est normal : ils sont les premières victimes des pesticides – en particulier en viticulture, mais également en arboriculture – et c’est logique que certains se posent des questions sur ce système qui les tue à petit feu. Ils se rendent aussi compte du silence fait autour de cette question : il n’y a pas d’étude épidémiologique sur le sujet, ou alors les résultats sont tus. Les arboriculteurs qui ont épandu des pesticides en masse, pendant trente ans, ont pourtant payé un très lourd tribut aux pesticides, avec des maladies de Parkinson en veux-tu en voilà.

La situation est encore pire dans les exploitations de grandes dimensions, qui font venir des Marocains, des Espagnols, bref des travailleurs de l’étranger servant de main d’œuvre à bas coût. Pendant longtemps – et encore aujourd’hui – ce sont eux qui s’en sont d’abord pris plein la figure, rentrant ensuite chez eux avant de se découvrir un cancer. C’est donc aussi une façon de se défausser des maladies. Parce que ces ouvriers ne sont absolument pas suivis, ni chez eux, ni chez nous. C’est une situation invraisemblable. Un scandale.

Une fois de plus, pour revenir à ce que je disais, on voit bien que la chose la plus importante est de sortir de l’agriculture industrielle. De revenir à une certaine diversité. Et d’acter que le sol n’est pas, comme une bonne partie de la recherche agronomique le considère, un support linéaire, mais qu’il est simplement l’organisme vivant par excellence de la planète. C’est la petite pellicule de vie qui filtre tout, une espèce de peau par laquelle tout transite, par laquelle s’accomplissent les grands cycles de l’azote, de l’eau, des nutriments… Sur les 6 400 kilomètres de rayon de la terre, il y a 30 centimètres qui contiennent 80 % de la biomasse, c’est-à-dire de la masse vivante de la planète. Et cette toute petite pellicule de vie, on est en train de la détruire à toute vitesse. Avec l’agriculture industrielle, c’est tout simplement la désertification de la planète qu’on est en train d’organiser.

C’est tellement évident qu’une firme comme Evian paye même des agriculteurs dans le bassin d’infiltration de ses eaux de source pour qu’ils travaillent de façon biologique et/ou organique. De même sur les zones de captage, dans un certain nombre de villes en France, des municipalités payent les agriculteurs pour qu’ils travaillent proprement. Quand on en arrive à payer les gens pour qu’ils ne travaillent pas comme des cochons, c’est vraiment qu’il y a quelque chose qui cloche…


Il faut réinventer le contraire du monde dans lequel nous sommes

Le chercheur Jean-Pierre Berlan évoquait le brevetage du vivant et l’industrialisation de l’agriculture. C’était si limpide et passionnant qu’on ne pouvait en rester là : voici donc la deuxième partie de l’entretien. L’occasion de souligner que la critique des errements de l’agriculture doit s’inscrire dans une plus large dénonciation du capitalisme et de la société de contrôle.

« La main invisible du marché, c’est pour les Bisounours, c’est quand tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Faut arrêter : le marché, c’est la jungle. […] Les néolibéraux, c’est des grands malades, ces mecs-là ! Friedman et toute sa bande… C’est eux qui ont mis en place la politique économique de Pinochet, au Chili ! Et c’est enseigné dans toutes les écoles de commerce ! C’est des psychopathes ! »

Ces mots ne sont pas ceux d’un révolutionnaire, d’un cagoulé ou d’un énième prophète du Grand Soir. Mais de Régis Aubenas, un agriculteur responsable – pour son département – du secteur fruits de la très tiède FNSEA. Dans le dernier numéro de Fakir (n°44, avril 2010), on le découvre ainsi pestant contre Friedman, contre la déréglementation du secteur agricole et – de façon générale – contre ces politiques néo-libérales qui sont en train de le mettre sur la paille, lentement mais sûrement.

Intéressant ? Oh que oui ! Quand les plus productivistes en arrivent à de telles analyses, criant haut et fort que le secteur agricole et le système économique marchent sur la tête, c’est qu’il se passe quelque chose de décisif, non ? Que notre mode de production est devenu si évidemment nuisible et absurde qu’il n’est d’autre alternative que d’en changer ? Que la fuite en avant doit cesser, sauf à vouloir disparaître corps et biens ?

Cela, Jean-Pierre Berlan le dit depuis longtemps, le répète, le martèle, avec conviction et passion. Tu es d’ailleurs déjà au courant, pour peu que tu aies lu la première partie de l’entretien qu’il a accordé à Article11. Nul besoin, donc, de te redire que l’homme, ancien chercheur à l’Inra et auteur de La guerre au vivant – OGM et mystifications scientifiques (éd. Agone, 2001), n’a de cesse de dénoncer un système nous poussant droit dans le mur. Ou de te répéter qu’il rue intelligemment dans les brancards et prône un ambitieux changement de paradigme. Mieux vaut lui laisser la parole…

Benjamin, d’Article 11.

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Article 11 : Pour vous, les « clones pesticides brevetés » sont souvent refusés pour de mauvaises raisons…

Jean-Pierre Berlan : Je m’intéresse d’abord aux significations politiques et scientifiques des techniques. Dans le cas présent, je constate qu’on peut tout-à-fait obtenir l’équivalent des « clones pesticides brevetés » par d’autres moyens que la transgenèse. En particulier, par des moyens naturels. Si un tournesol est mis en contact avec un herbicide à des doses croissantes, il se produira un jour une mutation : un individu tournesol plus ou moins tolérant à cet herbicide verra le jour. Avec un travail de sélection et de pression sélective, on va rapidement obtenir un tournesol qui, de façon tout à fait « naturelle », va se transformer en plante tolérante au pesticide. De la même façon, aux États-Unis, les amarantes sont devenues « naturellement » tolérantes au Round Up à cause de l’usage très répandu de ce dernier. C’est un phénomène qui se produit tout le temps ; un insecticide peut par exemple devenir inutile parce que les insectes y deviennent résistants.

On ne peut donc reprendre certaines critiques « traditionnelles » contre les OGM – soit la critique de la manipulation génétique ou celle de l’ignorance des scientifiques – puisqu’on peut obtenir cette « plante pesticide » par des moyens naturels. Une bonne partie des préventions de ceux qui s’opposent aux soi-disant OGM tombent donc forcément. Au Cetiom [9], il y a ainsi des gens pour tenir ce discours :

« Mais enfin, soyez logiques ! Nous obtenons une plante résistante à un herbicide par des moyens parfaitement naturels et vous venez nous chercher des poux dans la tête ? »

A partir de là, il devient clair que ce qui importe est le résultat, et non le processus pour y arriver. Je me fiche pas mal de savoir si une plante est transgénique ou pas, de savoir comment on l’a obtenue. La seule chose importante est qu’il s’agisse d’un clone. D’un clone pesticide. D’un clone pesticide breveté. Qu’il soit obtenu par transgenèse ou par des moyens naturels n’y change rien… En résumé : je crois que la signification politique, économique et sociale, le type de projet de société qui se profile derrière cette plante, sont absolument indépendants du moyen d’obtention. Et il s’agit bien d’une industrialisation de l’agriculture qui se poursuit toujours par des moyens nouveaux.

A11 : La recherche ne serait donc pas responsable ?

JPB : Il faut comprendre sur quelles bases repose l’institution. Parce que la recherche agronomique est une institution. C’est-à-dire qu’elle relève d’un système et doit faire corps avec ce que le système recherche. Quelle est la règle du jeu la plus fondamentale de notre monde ? Par quoi nos existences sont-elles dominées ? La recherche du profit.

Pourtant, lorsque je demande à des gens ce que produit Peugeot, ils répondent des voitures ; pour Aventis, on me parle de médicaments ; pour Michelin, de pneumatiques ; etc… Sérieusement, vous croyez vraiment que Peugeot produit des voitures, Michelin des pneumatiques et Aventis des médicaments ? Bien sûr que non ! Ils produisent des profits. S’ils ne produisent pas de profits, ils ne peuvent pas produire de biens, qu’ils soient utiles, inutiles, toxiques, criminels, peu importe… La règle du jeu la plus fondamentale de notre monde, qui domine complètement nos sociétés, est donc bel et bien la production de profits.

Une fois que vous avez compris que toutes les institutions d’une société (et plus encore les grandes entreprises capitalistes, cotées en bourse) doivent contribuer à ce qui est sa règle de fonctionnement la plus fondamentale, soit la recherche du profit, vous vous rendez bien compte qu’il n’est pas question que la moindre d’entre elles puisse aller contre la règle du jeu de ce même système.

De la même manière, il faut revenir sur les larmes de crocodile que les médias versent sur la faim dans le monde. Parce que la logique interne de notre système de production de profits signifie qu’on se contrefout du fait que les gens crèvent de faim. Tout ça, c’est bon pour amuser les gogos, faire des émissions et taper les spectateurs au portefeuille, les émouvoir et les culpabiliser. Mais en réalité, si ça produit du profit de les faire crever de faim, on fera du profit en les affamant. C’est d’ailleurs le cas. C’est ce qu’on a appelé du beau terme de « biocarburants », qui sont en réalité des « nécrocarburants » : ils ont condamné des dizaines de millions de gens à la mort. C’est ce qu’explique Jean Ziegler, l’ancien rapporteur pour le droit à l’alimentation aux Nations Unies, qui tempête que les populations du Sud ne meurent pas de faim ou de mort naturelle, mais bien qu’elles sont as-sa-ssi-nées [10]. Par qui ? Par nos dirigeants, qui se sont lancés dans les biocarburants, par la FNSEA, par Monsanto et autres firmes, par le système financier, le FMI, la Banque Mondiale…

Revenons à la recherche. Comment voulez-vous que la recherche agronomique travaille sur la gratuité, alors que la règle du jeu est marchande ? C’est absolument grotesque de s’imaginer une seule seconde qu’elle va chercher contre le système qui la paye. Elle contribue donc au fonctionnement du système, à l’industrialisation du monde vivant et de l’agriculture. Et partant il est passablement absurde de vouloir le lui reprocher. Comme il faut éviter la critique consistant à présenter les chercheurs comme corrompus, vendus, etc. D’abord, c’est inexact. Et ensuite, c’est sans aucun intérêt. Parce qu’une fois que vous avez dit que la recherche publique est corrompue, vous n’avez rien dit. Certains sont corrompus, d’accord. Et alors ?

Non. Ce à quoi il faut s’intéresser, c’est la manière dont des gens qui pour la plupart ne sont pas corrompus, des gens qui ont pour beaucoup de hautes exigences envers le service public, leur métier et le rôle qu’ils aimeraient avoir dans la société, des gens pensant contribuer au bien-être de l’humanité et à mieux nourrir les hommes, c’est la manière – disais-je – dont ces gens ont intériorisé la règle du jeu du système. La manière dont ils vont d’eux-mêmes respecter et favoriser cette règle du jeu. Et la manière dont ils vont participer à l’extension du système marchand.

Ce qu’il faut découvrir, c’est pourquoi – et comment – ils le font spontanément, sans en être conscients (tout au moins, en général), contribuant finalement à faire fonctionner le système en sens exactement inverse de leurs souhaits originaux. C’est ce que j’appelle le syndrome du pont de la rivière Kwaï. Vous connaissez l’histoire, j’imagine ? Je résume quand même : pendant la Deuxième Guerre mondiale, les Japonais voulaient organiser le travail de prisonniers militaires britanniques dans un camp en Thaïlande, leur faire construire ce pont sur la rivière Kwaï. Mais ça ne fonctionnait pas, les soldats multipliaient les actes de sabotage, menés par le colonel Nicholson… D’abord torturé par les Japonais, Nicholson est ensuite réintégré dans le commandement de ses hommes prisonniers, pour peu qu’il réalise un bel ouvrage. A partir de là, il se met à construire le pont, jusqu’à devenir un parfait collaborateur du système : l’application stricte des règles de la guerre et des conventions internationales le transforme en instrument efficace des Japonais. Il faut toujours garder ce « syndrome du Pont de la Rivière Kwai » en tête, surtout quand on analyse des institutions.

En résumé : la plupart des scientifiques ont la conviction absolue de contribuer au bien-être de l’humanité ; mais ils ont aussi une capacité absolument ahurissante à se leurrer sur ce que le système attend d’eux, sur ce qu’ils font en réalité et sur ce à quoi ils servent.

A11 : Ces logiques de « servitude volontaire » représentent donc le ciment d’un système d’oppression ?

JPB : Exactement. Le système marchand doit s’étendre, mais aussi élargir et approfondir son emprise, pour que ses tentacules s’introduisent subrepticement dans tous les recoins de nos vies et les organisent. C’est en cours depuis très longtemps. C’est bien pour cela que la critique anarchiste des institutions me paraît de plus en plus intéressante et valable – celle de Chomsky par exemple. Il s’agit des seules personnes à s’être rendues compte que ce qu’on appelle « le progrès » est d’abord chaque fois le progrès d’une forme de servitude. À avoir compris que tant que les hommes ne prendront pas le contrôle de leur propre vie, c’est-à-dire un véritable contrôle de leurs moyens d’existence, le système les tiendra sous sa propre dépendance. Cela renvoie aussi à une réflexion de Marx, dans Le Capital, où il expliquait qu’on pourrait faire l’histoire des inventions en fonction des troubles sociaux ou des grèves ouvrières. La technique est clairement un moyen de contrôle social.

La biologie moléculaire en est une parfaite illustration. Tel que défini par la fondation Rockefeller au cours des années 1930 (avec une mise en œuvre par cette même fondation entre les années 1940 et 60), le projet de la biologie moderne est de développer de nouveaux moyens de contrôle social par la manipulation des particules infiniment petites du vivant. A la base, il s’agissait donc bel et bien d’un projet politique de contrôle social – d’ailleurs fortement teinté d’eugénisme (dans les années 1930, tous les biologistes étaient eugénistes). Par la manipulation des particules du vivant, il s’agissait d’accroître le contrôle sur la société. Pourquoi ? Parce que toute forme de liberté – la sexualité humaine, par exemple – est éminemment dangereuse.

Les nanotechnologies sont l’aboutissement très clair de cette logique : cette problématique du contrôle social s’y exprime pleinement. Soit la possibilité de pouvoir (et de savoir) piéger les gens en tous lieux et à tous instants, avec les téléphones mobiles, Internet, la carte bleue, les puces RFID, etc… Le contrôle du système sur la vie est en train de prendre des formes tout à fait effarantes. En réaction, je crois aussi qu’un nombre croissant de gens sont prêts à déserter le système, à essayer de retrouver des zones d’autonomie, même si l’appareil d’État s’y oppose.

Un bon exemple en est – au niveau agricole – la tentative de vaccination des ovins contre la langue bleue, c’est à dire contre la fièvre catarrhale [11]. En gros, l’État veut obliger les éleveurs ovins à vacciner leurs bêtes contre une maladie qui n’est pas transmissible à l’homme, qui serait transmise par un moucheron d’animal à animal. Problème : il y aurait 21 versions différentes du virus. Le vaccin auquel l’État a recours est donc probablement inopérant, parce que le virus aura de toute façon muté une fois qu’ils auront réussi à l’imposer. C’est idiot… En filigrane de cette histoire, on retrouve le monopole scandaleux de Pasteur Mérieux [12], une véritable catastrophe en France : c’est en partie à cause de lui qu’on vaccine à tour de bras dans ce pays…

Parallèlement à cela, les institutions étatiques cherchent à contrôler de plus en plus le bétail. En 2012, la Commission européenne prévoit que ne seront admis à la reproduction que les animaux inscrits sur un rôle spécifique, agréés et dument enregistrés par l’État. Ce processus de fichage systématique – donc, une fois de plus, de contrôle pur et simple du vivant – est parfaitement hallucinant. Surtout quand on sait que l’État fait essentiellement des conneries dans le domaine de l’élevage et de la sélection…

Tout ça pour quoi ? Soi-disant pour « améliorer la race ». Utiliser le terme « améliorer » permet de dissimuler la perte de caractères pouvant par ailleurs être intéressants. Je vous rappelle qu’une base fondamentale de la biologie est l’idée qu’une structure génétique donnée n’est jamais supérieure dans tous les milieux. Elle peut l’être dans certains, mais dans d’autres elle sera tout à fait affaiblie. C’est ce qu’on appelle « la norme de réaction ».

Il est donc nécessaire de se demander ce qu’on entend par « améliorer ». Par rapport à quoi ? Par rapport au système technique. Si nous remettons en cause ce système technique, leur amélioration ne sert à rien. Un certain nombre d’éleveurs d’ovins considèrent ainsi que l’ « amélioration » proposée est simplement la poursuite d’une fuite en avant. Ils se rendent bien compte – notamment parce que ça touche des espèces encore peu industrialisées, comme les moutons – qu’on veut les emmener là où ils ne veulent pas aller. Il y a donc des éleveurs qui résistent et qu’il faut soutenir, qui passent devant les tribunaux et doivent payer des amendes parce qu’ils ne veulent pas entendre parler de ça. Un éleveur présent avec son troupeau tous les jours sait pourtant beaucoup mieux ce qu’il fait que des vétérinaires bureaucrates ou des laboratoires… Mais il ne peut pas faire ce qu’il veut, notamment parce qu’il est surveillé en permanence. Avec les systèmes de primes, les photos par satellite, les bordereaux de surveillance à remplir sans arrêt, le contrôle sur les agriculteurs est aujourd’hui absolu. Ils sont constamment surveillés, fliqués, c’est une situation insupportable.

A11 : Mais la population rejette parfois cette fuite en avant. Par exemple, elle freine des quatre fers et du museau sur les « clones pesticides brevetés »…

JPB : Il y a en effet une résistance intuitive à ces nouvelles techniques, fondée sur un raisonnement clair et matérialiste. Si les gens n’en veulent pas, c’est d’abord parce qu’ils ne savent pas vraiment à quoi ça sert. Ils voient bien que les clones pesticides brevetés servent les profits de Monsanto et ils sentent aussi qu’il y a peut-être des dangers corrélés. Pourquoi prendraient-ils des risques pour que Monsanto fasse plus de profits ?

La plupart des gens refusent donc les « clones pesticides brevetés » sur cette base-là. Mais ils ne sont pas passés à l’étape suivante, celle de se dire :

« Pourquoi refusons-nous cela ? Est-ce que nous ne sommes pas en train de poser une question beaucoup plus large, à savoir celle de la malbouffe et ses corollaires ? »

C’est là que Bové, avec toutes ses ambiguïtés, intervient dans le débat. C’est là que d’autres types de questions émergent : « Est-ce qu’il ne serait finalement pas souhaitable qu’on réfléchisse à une autre façon de produire ? », par exemple. Ces questions sont en arrière-plan, certains les voient distinctement, d’autres moins. Mais tout le monde les pressent, au fond.

À partir de là, le rôle d’une résistance véritablement politique est d’élargir la brèche, de dire que le sujet réel du refus est beaucoup plus large que ça. Réfléchissez à la nature du monde moderne, à la dégradation écologique qu’il sous-tend, aux délires techno-scientifiques qui nous ont amené là… Réfléchissez par exemple au fait que vous utilisez votre téléphone mobile, et aux conséquences qu’il a sur votre vie : vous êtes constamment à disposition. Est-ce que vous avez envie d’être constamment à disposition ? Est-ce que vous n’avez pas envie, de temps en temps, d’être dans un endroit où on ne peut pas vous joindre, de ne pas être joignable pendant plusieurs jours ? Pourquoi est-ce que vous devriez être constamment à la disposition du système ? Il y a 15-20 ans, lorsque les firmes ont commencé à distribuer des ordinateurs gratuits à leurs cadres, ce n’était pas pour leurs beaux yeux, mais pour les avoir constamment sous la main. Pour les rendre dépendants et les contrôler en permanence. Avec l’ordinateur portable et le téléphone mobile, les gens se sont jetés spontanément dans la gueule du loup.

C’est sur ce genre de questions qu’on peut réfléchir, en partant du refus instinctif des « clones pesticides brevetés ».

A11 : Le combat semble pourtant perdu d’avance, aussi bien sur les nanotechnologies que sur les « clones pesticides brevetés »…

JPB : C’est vrai, ni les hommes politiques, ni les firmes ayant investi dans ces technologies ne reculeront. Côté nanotechnologies, ils vont continuer à avancer, imposer ces évolutions même si les opinions publiques n’en veulent pas. C’est pareil en ce qui concerne la transgenèse : cela représente un investissement bien trop énorme pour les firmes qui s’y sont engagées. Mais justement : plus elles ont du mal à faire passer la pilule, plus ça leur coûte d’argent. Et actuellement, c’est le cas – par exemple avec l’interdiction de certains « clones pesticides brevetés » dans quelques pays européens et sous la pression des opinions publiques. Nous leur avons déjà fait perdre beaucoup d’argent, et j’espère que ça va continuer.

Sur le long terme, pourtant, je pense qu’ils vont réussir leur coup. Progressivement. Depuis 2003, la Commission européenne a statué sur un seuil : elle n’oblige pas à mentionner sur les étiquettes la présence d’OGM quand celle-ci est inférieure au taux de 0,9 % [13]. Demain, ce sera 3%. Puis, un jour, plus personne n’y fera attention, nous serons mis devant le fait accompli. C’est la stratégie que les politiques, sous la pression des grandes firmes du secteur, utilisent : il s’agit de nous habituer à ça [14].

Je ne veux pas démoraliser ceux qui luttent, mais il faut bien voir qu’il y a une espèce de rouleau compresseur en marche. Avec des moyens absolument colossaux à sa disposition. C’est finalement admirable qu’on ait réussi à les contenir si longtemps [15]. La partie n’est pas encore tout à fait perdue, mais elle aurait beaucoup plus de chances d’être gagnée si les opposants utilisaient un vocabulaire précis. En utilisant l’appellation d’« Organismes génétiquement modifiés », ils vont forcément se faire avoir, puisqu’ils s’engagent sur la question technique. Il en va tout autrement si vous vous servez du terme « clone pesticide breveté » en expliquant ce qu’il y a derrière.

A11 : D’autres types de « clones brevetés » (non pesticides) sont souvent mis en avant par les promoteurs de l’industrie agroalimentaire. Le riz doré [16] par exemple…

JPB : Voilà. Ça, c’est le rêve. Cette idée que nous allons faire mieux que la nature, qui a quand même à peu près 4 milliards d’années d’expérience, d’essais et d’erreurs… Elle a pourtant à peu près tout essayé, conservant seulement ce qui fonctionne… Mais il faut quand même que nous jouions aux apprentis sorciers… C’est d’autant plus dramatique que si on raisonne sur un plan strictement technique, il faut souligner qu’on sait faire autrement. On n’a pas besoin de tout ça. Je définis l’agronomie, ou l’agro-écologie, comme la science et l’art de faire faire gratuitement par la nature ce qu’on fait aujourd’hui à coups de moyens industriels ruineux. Ruineux économiquement, pour l’environnement, pour la santé publique, pour les agriculteurs, pour les paysages…

Il y a d’excellents exemples à donner de ces techniques agro-écologiques, incompatibles avec la règle du jeu – soit le profit à tout crin – du monde dans lequel nous sommes. Prenons-en un au Kenya, pays sous-développé, avec une absence de moyens qui pousse à la réflexion. Au Kenya, donc, le maïs se fait bouffer par une pyrale ; il s’agit d’un insecte foreur, une chenille rentrant à l’intérieur des tiges pour manger le maïs et qui peut détruire entièrement un champ. C’est d’autant plus embêtant que le maïs est aussi parasité par une plante qui s’appelle la striga, laquelle s’enroule autour des racines de maïs et détourne à son profit la photosynthèse.

On a évidemment essayé tous les moyens de la science moderne pour lutter contre ces fléaux ; mais les insecticides et les herbicides en sont incapables – en général d’ailleurs, les insecticides fonctionnent très mal en Afrique, parce que les générations d’insectes s’y renouvellent très rapidement et que les résistances apparaissent très vite. Un centre de recherche, l’ICIPE (Centre de recherche sur la physiologie des insectes et l’écologie), a alors vu le jour, résolu à travailler avec des méthodes intelligentes. Les membres de ce centre ont commencé par étudier toutes les associations de cultures pratiquées par les paysans au Kenya et dans l’Est de l’Afrique. Après plusieurs années d’études ils ont retenu une technique, qui consiste à cultiver en même temps que le maïs une légumineuse s’appelant desmodium.

Desmodium a quatre effets. Elle a d’abord une odeur désagréable, repoussante pour le papillon de la pyrale, lequel s’éloigne alors du champ de maïs ; il en sort d’autant plus facilement que, pour l’attirer à l’extérieur, on cultive autour du champ de maïs une bande de deux mètres de large d’une plante qu’il apprécie beaucoup, l’herbe à éléphants (penicetum purpureum). Le papillon de la pyrale sort donc du champ de maïs parce que ça sent mauvais et que ça lui est désagréable, il voit l’herbe à éléphants, il aime ça, il pose ses œufs dessus. Les chenilles se développent et mangent un peu les feuilles, puis, au bout d’un moment, une fois grosses, elles rentrent à l’intérieur des tiges de la plante. Là, la plupart d’entre elles sont détruites par le mucilage [17] agressif que produit cette plante (qui est en outre une très bonne plante fourragère, donc une très bonne plante pour l’élevage). Exit la pyrale : vous la contrôlez de cette façon.

En outre, la fameuse striga ne pousse pas en présence de desmodium. Peut-être que desmodium émet des substances qui inhibent la germination des graines de striga ? En tous cas, vous voilà débarrassé de la striga. Et vous avez en plus réussi à faire ce dont tout agronome rêve, c’est-à-dire d’associer une légumineuse et une graminée. Desmodium (la légumineuse) apporte donc la petite usine d’engrais au pied du maïs. Enfin et pour ne rien gâcher, desmodium est aussi une plante de couverture, qui protège les sols du rayonnement solaire et de l’érosion par ruissellement.

Voilà donc une technique qui protège les sols et qui permet aux paysans keynians d’avoir des récoltes fiables, abondantes, sans acheter ni engrais, ni pesticides, ni insecticide ou herbicide. Mais si on la regarde du point de vue dominant de notre société, c’est-à-dire sous le prisme du PIB, donc des profits, il est évident qu’elle ne génère aucun profit. Au contraire : elle produit du bien-être. La contradiction est absolue : le bien-être des paysans croît, mais le PIB décroît. Et l’État kenyan ne peut plus toucher de taxes sur les pesticides, les engrais et tous les intrants importés.

C’est pour ça que ce genre de techniques n’a strictement aucune chance de se développer chez nous. Il faudra qu’on soit vraiment dans le mur pour que la recherche agronomique finisse par chercher une autre manière de faire. Tant qu’il y aura des possibilités de poursuivre cette fuite en avant que j’ai décrite, le système refusera ces techniques différentes et toute forme d’alternative gratuite. C’est inscrit dans ses gènes. Parce que son but n’est pas de produire du bien-être. Parce qu’on s’en fiche, du bien-être. Parce que c’est finalement très bien, de leur point de vue, que les paysans kenyans crèvent pour que les entreprises fassent du profit…

A11 : Les alternatives ont donc peu de chances de s’imposer ?

JPB : Disons que l’un des enjeux essentiels – et c’est très difficile dans le monde dans lequel nous sommes – est d’arriver à présenter et à démontrer aux populations l’existence d’alternatives crédibles. Les gens doivent savoir et comprendre qu’il y a des modes de fonctionnement sociaux permettant de vivre beaucoup mieux, de mener une vie plus significative, plus intéressante, bien plus riche que la vie qu’ils mènent actuellement, et que ça vaut le coup d’essayer de réfléchir à ça.

Je lisais d’ailleurs dans le livre – critiquable sur le fond, mais intéressant sur le plan factuel – de Jared Diamond, Effondrement, qu’il y a des sociétés humaines, à Bornéo ou en Papouasie Nouvelle-Guinée, qui auraient 20 000 ans d’existence. Elles sont toujours au même endroit, elles ont mis au point des méthodes de culture et de contrôle démographique qui leur permettent d’occuper le même territoire depuis 20 000 ans sans le détruire. C’est absolument fantastique ! Quand on voit la façon dont toutes les différentes civilisations ont détruit le milieu dans lequel elles vivaient, qu’ils s’agisse des Grecs, des Aztèques, des Romains, des Babyloniens, des Mayas… Toutes ces civilisations n’ont duré que cinq à dix siècles, pas plus. Et le capitalisme industriel – et son agriculture industrielle – ne tiendra guère plus que les deux siècles d’existence qu’il compte aujourd’hui…

A11 : Il y a pourtant des gens qui partent du principe que la technologie va pouvoir tout résoudre, qu’une croissance infinie serait possible dans un monde fini…

JPB : C’est vrai, la technologie a résolu beaucoup de choses, notamment depuis Malthus. Celui-ci avait pourtant raison, quelque part : si la production agricole croit de façon arithmétique et que la démographie s’accroît de façon géométrique, il va forcément y avoir collision entre les deux. Soit des gens qui vont crever de faim parce qu’ « au banquet de la nature tout le monde n’aura pas sa place ». Malthus a eu tort pendant deux siècles ; peut-être moins aujourd’hui.

Il en va de la croissance démographique comme de la croissance économique : il faut arrêter de rêver, elles ne pourront se poursuivre indéfiniment. Parce que la croissance économique qui se fait par définition à un taux exponentiel, c’est-à-dire à un taux constant, va inévitablement dans le mur. C’est l’histoire que je raconte dans la préface du livre Écocide [18], celle du nénuphar qui double de surface chaque année sur son étang. À la 39e année, il a occupé la moitié de la surface de l’étang. D’où la question : quand occupera-t-il la totalité de la surface ? La 40eannée, il ne lui faudra qu’un an de plus pour doubler encore de volume et occuper la totalité de l’étang. Ce qui est vrai du nénuphar qui croît de 100 % par an est vrai de toute fonction qui croît de 1, 2 ou 3 % : ça prend simplement plus de temps. S’il croît d’ 1 % par an, il lui faudra 72 ans ou 73 ans pour atteindre le doublement ; si sa croissance est à 3 %, il lui faudra 25 ans ; si elle est à 10 %, soit le taux de croissance de la Chine, il lui faudra sept ans seulement pour doubler.

Ce qu’il faut bien comprendre – prenons cet exemple – est que quand Attali propose de croître de 5 %, quand il prétend « libérer la croissance de 5 %  », il sous-entend que notre PIB doublerait en l’espace de 15 ans. Ce qui signifierait qu’en l’espace de 15 ans, nous consommerions autant de ressources que ce que nous en avons consommé depuis les débuts de la Révolution industrielle. Soit depuis le moment où la croissance s’est instaurée au cœur de nos sociétés (puisqu’avec l’industrie, la croissance est devenue une nécessité). Dans les 15 prochaines années, le système détruirait autant qu’il ne l’a fait depuis deux siècles ? Pour citer Kenneth Boulding, président de l’Association des économistes américains, « celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste ». Et il en va pour la croissance économique comme pour la croissance démographique.

A11 : Comment nourrir, alors, les plus de 9 milliards d’habitants de la planète prévus en 2050 ?

JPB : Avec des techniques agronomiques fondées sur la gratuité, avec la possibilité pour les paysans d’avoir accès à un minimum de terre – comme en Inde –, qui équivaudrait à environ un demi-hectare, on peut parfaitement s’en sortir. On peut très bien vivre sur un demi-hectare, voire moins. Des travaux ont été menés, basés sur le meilleur des techniques de jardinage européennes, asiatiques et africaines : ils ont prouvé que dans un milieu tempéré, avec deux ou trois mois d’arrêt de végétation, on peut vivre avec 450 mètres carrés par personne, de manière un peu frugale, avec un recyclage systématique et avec de l’eau. 450 mètres carrés, c’est très peu… Il n’est pas question, bien évidemment, de faire ça, mais cela montre bien qu’on a de la réserve pour nourrir la planète. Mais ce n’est pas du tout en cherchant vers la monoculture industrielle qu’on va résoudre le problème…

La situation aura bientôt tellement empiré qu’on n’aura pas d’autre choix que de se poser cette question : « Dans quel monde voulons-nous vivre ? » Il va falloir en inventer un autre. Ça ne se fera pas facilement. Mais c’est possible. C’est une évidence. Et le basculement finira par s’opérer. On peut, on doit passer à autre chose. Et il y a des gens qui étudient cela [19], qui explorent cela, certains agriculteurs bio, les agriculteurs biodynamistes… Il y a un potentiel de savoir et de savoir-faire détenu par ces gens aujourd’hui en marge et qui sont en fait les véritables héros de notre temps. Et le grand travail de demain pour réaliser un nouveau monde, une nouvelle société, sera de redonner confiance à chacun dans ses capacités de création et d’inventivité, de dialogue et de partage. Il faut réinventer le contraire du monde dans lequel nous sommes.

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Interview publiée dans la revue Article 11, ici et .

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Notes:

[1] À ce sujet, les documentaires Notre Pain Quotidien et We feed the world sont à voir absolument. Je ne t’ai rien dit, mais tous deux sont disponibles sur le net…

[2] Outre Jean-Pierre Berlan, Michael Hansen, Paul Lannoye, Suzanne Pons et Gilles-Eris Séralini ont participé à l’ouvrage.

[3] Jean-Pierre Berlan revient sur le brevetage du vivant dans cet article.

[4] Concernant cette question du brevetage du vivant, cours immédiatement voir l’édifiant documentaire de Marie-Monique Robin (qui menait également l’enquête dans Le Monde selon Monsanto), Les pirates du vivant. Je ne t’ai toujours rien dit, mais ils sont tous deux disponibles aussi sur le net.

[5] La consommation de pesticides a ainsi clairement augmenté aux États-Unis depuis l’autorisation des plantes a-pesticides, en 1996.

[6] Haber a ensuite persisté dans cette « voie » : il a par la suite inventé le zyklon b, qui sera utilisé dans les camps de concentration.

[7] Silent Spring, paru en 1962, sensibilisa une bonne partie de l’opinion américaine à certains problèmes environnementaux, suscita une interdiction (aux États-Unis) du DDT et conduisit enfin à la création de l’Environmental Protection Agency, une agence nationale de protection de l’environnement indépendante du gouvernement américain.

[8] La Grande Paroisse est l’ancien nom de la société GPN, filiale du groupe Total. C’est le premier fabricant français d’engrais, notamment d’engrais azotés et d’engrais composés, vendus sous la marque AZF.

[9] Sur son site, le Cetiom se présente comme un « organisme technique de recherche et de développement au service des productions oléagineuses ».

[10] Il y a de fortes chances qu’on revienne sur ces questions d’ici peu, mais en attendant tu peux toujours « dévorer » le très bon livre de John Madeley, Le commerce de la faim – La sécurité alimentaire sacrifiée à l’autel du libre-échange (publié dans la collection Enjeux Planète), qui développe en détail comment les politiques néolibérales ont condamné plus d’un milliard de personnes à mourir de faim.

[11] Pour ceux qui veulent en savoir plus sur le sujet, c’est ici.

[12] L’ancien institut Pasteur Mérieux, passé sous le contrôle de Rhône Poulenc en 1968, et qui s’appelle depuis 2004 Sanofi Pasteur, est la division vaccin du groupe pharmaceutique Sanofi Aventis. Il fournit – quand même – 25% du marché mondial de vaccins.

[13] L’étiquetage est désormais obligatoire lorsque le taux d’OGM dépasse 0,9% (la France a voté la loi depuis juin 2008), mais ne l’est pas dans le cas d’aliments « accidentellement contaminés » à un pourcentage inférieur. Cela montre surtout que les filières ne sont absolument pas hermétiques, et qu’on ne peut pas transiger avec les clones pesticides brevetés : soit on impose un moratoire absolu, soit on accepte qu’il y en ait partout (même dans l’alimentation « bio »), d’ici quelques années.

[14] On peut d’ailleurs se demander si la dissémination « naturelle » des OGM et la création d’une situation écologiquement irréversible ne sont pas une stratégie des promoteurs de ces biotechnologies : la question des seuils d’étiquetage montre bien qu’on a déjà perdu le contrôle sur cette filière. C’est par exemple par dissémination « commerciale » (importés par contrebande alors qu’ils étaient interdits, ce qui a obligé les gouvernements à les autoriser d’office afin de pouvoir les différencier des plantes classiques) qu’ils ont été imposés au Paraguay et au Brésil.

[15] Le « rouleau compresseur » attaque en ce moment sur tous les fronts : ainsi de la pomme de terre Amflora de BASF, du nouveau coton BT dont Monsanto souhaiterait inonder l’Inde et de l’autorisation par la Chine de la culture et la commercialisation de riz transgénique.

[16] Le « riz doré » serait modifié génétiquement pour produire de la vitamine A, pour combler l’une des carences essentielles en micronutriments dont souffrent les populations des pays du Sud. Ce qui n’est pas dit, c’est qu’il n’est nul besoin de transgenèse pour cela, mais seulement de diversifier les cultures.

[17] Le mucilage est une substance visqueuse produite par la plante.

[18] L’Écocide, ou l’Assassinat de la vie, préface au livre de Franz Broswimmer Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, également publié chez Agone, en 2010.

[19] Un seul exemple – fort connu au demeurant – parmi des milliers, l’action de l’association Kokopelli pour la « libération des semences ».