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"Il faut briser l’omerta qui règne dans les abattoirs"

Lien publiée le 23 mai 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.bastamag.net/Tuerie-pour-animaux-souffrance-des-travailleurs-Il-faut-briser-l-omerta-qui

A quoi ressemble le quotidien des ouvriers qui travaillent dans des abattoirs industriels ? Le journaliste Geoffrey Le Guilcher s’est fait embaucher dans l’un d’entre eux, sous une fausse identité, en Bretagne. Pendant plus d’un mois, il y a découpé à la chaîne des vaches en une minute et partagé les souffrances physiques et psychiques des ouvriers. Il raconte son expérience de l’un des métiers les plus difficiles du monde industriel dans le livre « Steak machine ». Et révèle que les résistances à toute évolution, aussi bien pour la santé des salariés que pour celle des animaux, sont puissantes. Pour l’industrie, « le consommateur ne doit surtout pas faire de lien entre la vache et le steak qu’il a dans son assiette ». Entretien.

Basta ! : Vous expliquez dans votre ouvrage que l’abattage industriel a servi de modèle à l’industrie automobile. Pourquoi ?

Geoffrey Le Guilcher : Le travail à la chaîne a d’abord été mis en place dans les abattoirs américains. À la fin du 19ème siècle, 80 % de la viande consommée aux États-Unis était abattue à Chicago. C’est en observant les chaînes de dépeçage de Chicago qu’Henri Ford et ses ingénieurs ont conçu les chaînes de montage des voitures. Contrairement à l’industrie automobile, la mécanisation a atteint ses limites dans les abattoirs, car chaque animal est différent et l’on n’a pas encore inventé de robots aussi précis que l’homme.

L’environnement des abattoirs, tels que celui où vous avez travaillé en Bretagne, semble particulièrement favorable à la souffrance physique et psychique. Pourquoi ?

J’ai été jeté sur la chaîne après une semaine de formation. Et n’étant pas totalement prêt, je me démenais pour découper ma vache en une minute. Les chefs de chaîne, surnommés les « aboyeurs », sont là pour veiller à ce que le rythme des ouvriers soit respecté ou pour augmenter la cadence. L’environnement est très dur. D’abord à cause de l’odeur et de l’humidité, auxquelles il faut ajouter des écarts de température très importants. Les accidents du travail et les troubles musculo-squelettiques sont courants. Mal aux doigts, aux articulations, aux os, déchirures musculaires, lombalgies, hernies discales... La souffrance est permanente sur la chaîne à cause de la répétitivité des gestes combinée à la cadence. Mais le pire, c’est la nuit, quand on s’allonge et que le corps refroidit. Il y a également les cauchemars, nombreux dans les premiers mois, qui sont générés par la vue du sang et l’image à perte de vue d’animaux pendus à des crochets.

Dans quel état sont les salariés qui travaillent dans ces abattoirs pendant des années ?

Les salariés qui arrivent à la retraite sont cassés physiquement et psychologiquement. Tous ceux qui ont plus de 50 ans changent de poste. Ils sont mis au nettoyage des bâtiments parce qu’ils ne peuvent plus tenir la chaîne. Comme l’invalidité coûte très cher, l’employeur préfère trouver un arrangement avec l’ouvrier. Il gardera un job, mais aura des tâches moins dures.

Durant l’enquête, un collègue a appris par son médecin généraliste qu’il allait être arrêté définitivement parce qu’il avait une double hernie discale. Il risquait de terminer sa vie dans un fauteuil roulant. Il est allé voir le médecin de l’abattoir qui lui a dit « non, ce n’est pas le travail, nous on ne reconnaît pas que c’est d’origine professionnelle ». La réponse l’a sonné parce que cela fait 25 ans qu’il travaille en abattoir dont 15 ans pour celui-ci. Mais les employeurs contestent systématiquement les maladies professionnelles, parce cela influe sur les cotisations qu’ils doivent verser.

Le turn-over est-il important ?

40 % des salariés sont intérimaires. Certains ne sont même pas salariés et sont payés à la tâche. Du fait de la précarité des contrats, les syndicats ne sont pas très puissants. Les trois quarts des nouveaux embauchés partent avant la fin de leur période d’essai. Les abattoirs manquent tout le temps de main d’œuvre. C’est un gros problème. Au début des années 2000, un rapport a été commandé à la Mutualité sociale agricole (MSA) pour résoudre ce problème récurrent de manque de personnel. La MSA a enquêté sur les conditions de travail et établi un lien entre la cadence effrénée et les problèmes de santé au travail. L’organisme a également pointé les méthodes managériales violentes qui sont courantes dans les abattoirs bretons. En fin de compte, l’étude a été enterrée parce que les employeurs ont eu peur qu’elle soit publiée dans la presse.

Quels sont les postes les plus difficiles ?

La « tuerie », où sont amenés les bestiaux. Là, le « matador » étourdit l’animal : un pistolet tubulaire envoie une tige perforante dans le cerveau jusqu’à 7 cm de profondeur. Puis vient l’accrocheur, un des postes les plus dangereux puisque l’animal n’est pas totalement mort et que des gestes réflexes peuvent être très violents. Les intérimaires ne peuvent pas travailler à la tuerie, car c’est un lieu où les entrées sont contrôlées. Les industriels ne veulent pas que des membres d’associations de défense des animaux s’infiltrent et publient des images trash sur les réseaux. En contrôlant et en réduisant le nombre de personnes qui peuvent accéder à la tuerie, on limite les possibilités de fuite des images.

Juste derrière la tuerie, l’un des postes les plus difficiles est la coupe des pattes arrière. Les ouvriers se servent d’un énorme sécateur qui coupe les os comme une brindille. La « vide » également est un poste très difficile. Un grand écarteur permet à l’opérateur de rentrer dans la bête. C’est un poste très physique où il faut décrocher la panse, qui peut peser plus de 100 kg, tout en faisant attention à de pas souiller la carcasse en mettant des excréments partout...

Condition animale ou condition humaine, laquelle doit être, selon vous, prioritaire ?

Cela n’a pas de sens d’opposer les deux. Le problème, ce sont les cadences qui tuent les ouvriers à la tâche et qui les empêchent, en même temps, de traiter correctement les animaux. Ces deux souffrances ont, jusqu’à présent, été maintenues sous silence. Aujourd’hui, il est urgent de briser cette omerta en ouvrant ces lieux à des visites d’élus et de journalistes, aux associations et aux syndicats pour créer des contrepouvoirs. Il faut obliger les industriels de l’agroalimentaire à plus de transparence. Or, les industriels ne le souhaitent pas. Tout est fait pour que le consommateur n’établisse pas de lien entre l’animal et le steak qu’il a dans son assiette.

Le lobby de la viande est-il influent ?

Il est très puissant. On l’a vu notamment lors des auditions de la commission d’enquête parlementaire sur les conditions d’abattage, qui a fait suite aux vidéos de l’association L214 révélant des actes de cruauté envers les animaux. Le groupe Bigard, qui représente 43% du secteur et pèse 4 à 5 milliard d’euros de chiffre d’affaires, a répété de façon assumée que le consommateur ne doit pas faire le lien entre l’animal et son assiette.

Autre manifestation de la puissance des industriels : Stéphane Le Foll, alors ministre de l’Agriculture, a tout fait pour que la proposition de loi sur le respect de l’animal en abattoir soit vidée de son contenu. La constitution de comités locaux de suivi a été supprimée. ils auraient regroupé des associations de défense des animaux, des élus locaux, des syndicats et des employeurs. La commission d’enquête avait également proposé que soient testés des abattoirs mobiles constitués de camions qui se rendraient dans les exploitations avec des vétérinaires. Il y avait par ailleurs la possibilité de mettre des vétérinaires de façon permanente à la tuerie.

Tout ceci a été retiré. N’a été conservé, à la fin, que le fait d’installer des caméras dans les deux endroits où les animaux sont vivants : la bouverie pour les bœufs, et la porcherie pour les porcs. La tuerie sera aussi sous vidéo-surveillance. Mais les images ne pourront être vues que par les vétérinaires et par le responsable de la protection animale, qui est le chef de chaîne de l’abattoir, deux catégories de personnel qui ont déjà accès à la tuerie... Aujourd’hui nous avons des caméras qui ne vont pas améliorer le bien-être des animaux, et qui vont empirer les conditions de travail des salariés parce qu’il vont se sentir observés par leur hiérarchie.

Propos recueillis par Nadia Djabali

Photo : CC Jonathan Scott Chinn

À lire : Geoffrey Le Guilcher, Steak machine, Éd. Goutte d’Or, 2016, 170 pages, 12€.