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Roland Rappaport, avocat de toute l’humanité
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://blogs.mediapart.fr/edwy-plenel/blog/300617/roland-rappaport-avocat-de-toute-l-humanite
L’avocat Roland Rappaport est décédé lundi 26 juin, à 83 ans. Ami de Mediapart dès l’origine, il fut le combattant émérite d’une justice sans frontières, refusant de hiérarchiser entre les atteintes à l’humanité. De la torture pendant la guerre d’Algérie à la déportation des enfants juifs d’Izieu en passant par la persécution des dissidents soviétiques, il n’aura manqué aucun des rendez-vous de la liberté.
Roland Rappaport est mort comme il a vécu : en inlassable activiste de la justice, en inépuisable militant du droit. Lundi 26 juin au matin, il se rendait avec son épouse, Lydie, pour un hommage à la dame d’Izieu, Sabine Zlatin, qui avait été sa cliente lors du procès du SS Klaus Barbie. Le nom de Sabine Zlatin devait être donné, l’après-midi de ce lundi, à un collège de Belley, dans l’Ain, et maître Rappaport n’aurait pour rien au monde manqué ce rendez-vous avec sa propre vie, ses engagements, ses fidélités. Il est décédé brutalement, en s’effondrant gare de Lyon, sur le chemin menant au train qu’il devait emprunter. Né le 21 septembre 1933, il allait sur ses 84 ans.
Roland Rappaport fut l’un des principaux artisans de la Maison d’Izieu, dont l’existence maintient vivant le souvenir des quarante-quatre enfants juifs qui avaient trouvé refuge dans cette petite commune de l’Ain grâce à Sabine Zlatin et qui, arrêtés le 6 avril 1944, furent immédiatement déportés. Tous furent exterminés. Or, lors du procès Barbie en 1987, avocat de Sabine Zlatin, partie civile, Me Rappaport se distingua de nombre de ses confrères, voire de l’accusation elle-même. Revendiquant un humanisme sans frontières, enraciné dans une conscience internationaliste aiguë, il refusa de limiter le crime contre l’humanité à l’extermination des seuls juifs, l’étendant à tous les déportés victimes de la machinerie de mort nazie.
Roland Rappaport en robe d'avocat © DR
Nous voici au ressort des engagements de Roland dont j’ai fait la connaissance, en déménageant à la fin des années 1990, quand il devint mon voisin d’immeuble. J’avais bien sûr entendu parler de ce militant communiste durant trente ans, de 1949 à 1979 – il adhéra à seize ans –, un temps président du MRAP par la suite, avocat au barreau de Paris depuis 1956, cofondateur du Syndicat des avocats de France (SAF). Mais je ne savais pas encore à quel point son itinéraire empruntait ce chemin des causes communes qui nous sont si chères, où les persécutions subies ne se transforment pas en identités fermées sur elles-mêmes mais, au contraire, invitent à être plus que jamais solidaire de toutes les humanités blessées.
Dans les derniers jours de sa vie brutalement interrompue, Roland Rappaport écrivait ses mémoires et, sur l’insistance de Lydie, avait accepté de coucher sur le papier des souvenirs plus intimes. D’emblée, il y revendique son héritage de juif athée et universaliste, évoquant son père venu de Pologne en France dans les années 1920, pour y poursuivre ses études, parce que l’antisémitisme polonais lui fermait la porte de l’enseignement supérieur. Lorsque son père est mort en 1968, il demanda à sa mère si elle souhaitait la présence d’un rabbin. Sa réponse catégorique – « Il n’y a jamais eu de rabbin chez nous, il n’y en aura pas aujourd’hui » – n’empêcha pas ses parents de choisir d’être enterrés avec l’étoile de David, dans le quartier juif du cimetière de Bagneux.
Roland aurait pu aussi bien s’appeler Romain. Ses parents hésitèrent entre les deux prénoms, tous deux retenus en hommage à Romain Rolland, l’auteur de Jean-Christophe, saga romanesque aujourd’hui oubliée, mais aussi, sinon surtout, d’Au-dessus de la mêlée, dénonciation solitaire et avant-gardiste, dès 1915, des barbaries guerrières qui allaient entraîner l’Europe dans le gouffre sanglant des massacres de masse et de la mort industrielle. Tel un talisman, ce prénom fut un invariant dans les identités clandestines que, jeune gamin, il dut adopter pour survivre sous l’Occupation – Roland René, Roland Birin… Il échappa aux persécutions antisémites, tout comme ses parents, et sans doute la formidable énergie d’optimisme de son père n’y fut-elle pas pour rien.
Dans ses mémoires inachevés, il raconte comment ce dernier, le tenant par la main, réussit à passer avec une feinte indifférence un barrage de policiers à la sortie du métro Lamarck, en expliquant à son fiston, avec de larges mouvements des mains et des bras, le fonctionnement de l’ascenseur qui menait au-dehors. Le cinéaste René Allio, qui fut l’un des grands amis de Roland Rappaport et qui avait gardé la mémoire presque visuelle de cette scène, lui confia un jour : « Bien sûr, ils ne s’intéressent pas, ces flics, à ce père si occupé à raconter des histoires à son fils. » Mais dans ses souvenirs, Roland ajoute que, le regardant peu après dans la glace d’une pharmacie, il découvrit son père très pâle, blanc comme un linge.
Si ses parents n’étaient pas militants communistes, il n’en étaient pas moins proches du PCF. De façon presque naturelle, sous l’influence d’un professeur du lycée Charlemagne, il adhéra au Parti communiste très jeune, en 1949. Dans le cinquième arrondissement de Paris où il militait, la camaraderie était aussi un brassage social. C’est ainsi qu’il connut la famille d’un grand géographe, professeur à Sorbonne et militant communiste, Jean Dresch, puis tomba amoureux de l’une de ses filles, Lydie, elle-même militante bien sûr. L’année de leur mariage, en 1956, fut aussi celle des débuts d’avocat de Roland, qui fut alors le plus jeune membre du collectif d’avocats constitué par le PCF pour défendre les indépendantistes algériens et les militants communistes qui les soutenaient.
Cela signifiait alors prendre d’immenses risques, se battre à contre-courant, voire mettre sa vie en jeu. Me Rappaport fit ainsi partie de la chaîne humaine qui permit la publication de La Question, le terrible témoignage sur la torture écrit en prison par Henri Alleg, dont Roland alla lui-même chercher à Alger, puis convoyer jusqu’à Paris, les feuillets. Dès septembre 1957, il fit la connaissance de Josette Audin, la veuve du jeune mathématicien communiste arrêté par les parachutistes de la bataille d’Alger le 11 juin et disparu depuis, torturé et assassiné par des militaires français. Jusqu’à sa mort, Roland Rappaport fut l’avocat de Josette Audin qui, aujourd’hui âgée de 86 ans, attend depuis soixante ans que la vérité soit officiellement proclamée sur la mort de son jeune époux.
L’un des derniers actes professionnels – et militants, tant le droit était pour lui l’arme d’un engagement au service de ce qui est juste – de Roland Rappaport fut une lettre adressée le 19 juin, une semaine avant son décès, au nouveau président de la République, Emmanuel Macron, pour exiger cette vérité. Il en avait récemment discuté avec l’un de ses amis, le mathématicien Michel Broué, signataire d’un appel récent en ce sens (lire ici), ami qui est aussi le nôtre puisque président de la Société des amis de Mediapart. Leur amitié est née dans les années 1970, quand Michel Broué menait campagne pour les dissidents soviétiques persécutés, notamment le mathématicien Leonid Plioutch, et que Roland Rappaport, toujours membre du PCF, rejoignit cette bataille aux côtés d’une autre belle figure, le mathématicien Laurent Schwartz. Chez Roland et Lydie, on peut apercevoir une boîte de papillons épinglés que Laurent Schwartz, tout grand savant qu’il fut, avait lui-même attrapés et étiquetés…
Il y aurait mille choses à dire, mille anecdotes, mille sourires et mille bonheurs, sur des vies comme celles de Roland Rappaport, si remplies par l’optimisme généreux et le courage allègre qui leur a donné corps. Sur le site du Syndicat des avocats de France (SAF), dont il fut l’un des pères fondateurs, son vieux camarade Jean-Louis Brochen lui a rendu un bel hommage (lire ici). Mais à ses obsèques, lundi matin 3 juillet à 10 h, au cimetière Montparnasse à Paris, parmi toutes les causes qu’il a défendues seront aussi présents les pilotes de ligne dont il fut l’avocat inlassable, au nom de la sécurité aérienne, dans plusieurs dossiers, parfois dramatiques. Le monde de la culture, de l’édition au cinéma, sera présent aussi, rendant hommage à un non-conformiste qui se fichait bien des apparences et des convenances. C’est ainsi qu’on avait pu l’apercevoir dans le célèbre film de René Allio, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… et surtout, campant dans un jeu de rôle – c’est le cas de le dire – un improbable avocat du Fonds monétaire international (FMI), pour Bamako d’Abderrahmane Sissako, le futur réalisateur de Timbuktu.
Dans les fichiers des mémoires inachevés de Roland, aimablement transmis par Lydie Rappaport, j’ai trouvé une citation qu’il avait peut-être mise de côté comme un possible exergue. Aujourd’hui, elle semble résumer sa propre vie, le sens qu’il lui a donné. C’est ce passage célèbre de l’œuvre de John Donne (1572-1631) qui avait inspiré le titre du roman d’Hemingway sur la guerre d’Espagne, Pour qui sonne le glas. La voici, et s’il est une vie qui y fut fidèle, ce fut bien celle de Roland Rappaport :
« Nul homme n’est une île, un tout en soi ; chaque homme est partie du continent, partie du large ; si une parcelle de terre est emportée par les flots, pour l’Europe c’est une perte égale à celle d’un promontoire, autant qu’à celle d’un manoir de tes amis ou du tien. La mort de tout homme me diminue parce que je suis membre du genre humain. Aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : il sonne pour toi. »