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Note critique sur Islam et capitalisme de Maxime Rodinson
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Note critique sur Islam et capitalisme de Maxime Rodinson.
Marx, Weber, Kurz et les prétendues « formes antédiluviennes » du capital
*
Clément Homs
Maxime Rodinson dans son ouvrage classique Islam et capitalisme a le mérite dans un débat commencé dans les années 1950 sur la prétendue incapacité de l’islam à engendrer le capitalisme (ce dernier étant déjà euphémisé à l’époque sous la catégorie bourgeoise et naturalisante de « développement » ou d’ « économie de marché »), de porter le fer contre la vision orientaliste d’un monde arabe arriéré, immobile et plongé dans une stagnation pluriséculaire.
Cependant en pensant que le capitalisme aurait toujours existé dans les sociétés musulmanes prémodernes sous une forme embryonnaire, sa position reste implicitement marquée par l'idée problématique d'un développement progressif et transhistorique de la forme valeur et de l'argent à un niveau toujours plus élevé, et il est vrai que Marx a lui-même suggéré une telle compréhension erronée quand il a évoqué les « formes antédiluviennes » du capital dans les sociétés précapitalistes (Jacques Camatte restera également pris au piège de cette problématique erronée).
Selon Robert Kurz, qui a montré la tension et la contradiction chez Marx sur cette question comme sur d’autres (notamment l’aporie de Marx sur la question du travail[1]), d’un côté, en évoquant cette théorie des « formes antédiluviennes » comme état sous-développé d’une logique transhistorique simple, Marx succombe à l’idéologie de l’histoire de la modernité capitaliste portée par les Lumières pour laquelle toute l’histoire antérieure ne constitue qu’un chemin vers elle-même. D’un autre côté, on voit poindre également chez Marx certains développements beaucoup plus radicaux qui échappent à cette idéologie quand il s’oppose aux « économistes qui effacent toutes les différences historiques et voient dans toutes les formes de société, celles de la société bourgeoise »[2]. Marx vient même à historiciser ses propres catégories quand il affirme que « le concept économique de valeur ne se rencontre pas dans l'Antiquité [...]. Le concept de valeur ressortit intégralement à l’économie la plus moderne, parce qu’il est l’expression la plus abstraite du capital lui-même et de la production basée sur le capital »[3]. Pour cette ligne argumentative que l’on retrouve dans le Marx ésotérique et que déploiera le courant de la critique de valeur, le « concept » de valeur correspond en effet à une réalité sociale historiquement spécifique à la seule formation sociale capitaliste et, vice-versa, la réalité doit générer son « concept » comme « forme objective de la pensée », et donc aussi comme contenu conscient de la réflexion. Dans cette nouvelle perspective on s’interdit de projeter la forme de richesse abstraite caractéristique de la seule société capitaliste, sur les sociétés antérieures. Robert Kurz dénouera les fils de ce Marx ésotérique en montrant que si la « valeur » n’a pas existé avant le capitalisme - et donc « ne se pose pas » aussi dans la réflexion – comment alors la marchandise et l'argent peuvent-ils exister dans ces conditions ? A la suite des historiens de l’Antiquité affirmant qu’ « il ne faudra pas faire appel aux concepts et à la terminologie de l’économie moderne, car ces concepts ne s’appliquent vraiment qu’au monde pour lequel ils ont été créés »[4], c’est à une « révision déchirante » qu’il faut désormais faire face comme nous y invitent pour le Moyen Age, Jacques Le Goff, Alain Guerreau et Bartolomé Clavero, en appelant pour ce dernier à « ignorer l’historiographie »[5]. Dans ce Moyen Age comme pour l’ensemble des sociétés antiques, « l’économie n’existe pas », « il y a de l’argent, mais pas d’économie ». C’est finalement la totalité de nos catégories modernes (travail, argent, marchandise, valeur, valeur d’échange, production, mode de production, économie, etc.) qui ne peuvent plus être rétroprojetées sur toutes les sociétés humaines précapitalistes, si l’on veut y saisir de manière adéquate les rapports sociaux et leur principe de constitution[6].
Maxime Rodinson reste lui dans les vieux présupposés de la philosophie de l’histoire bourgeoise dont a hérités le Marx exotérique et ainsi l'ensemble du marxisme traditionnel. Afin de couper court au débat sur la responsabilité de l’islam dans le non-développement du Moyen-Orient, toute la thèse de Rodinson dans le chapitre III de son livre consistera à forger le concept de « secteur capitalistique » sur l’existence reconnue dans le monde musulman médiéval de ces « formes antédiluviennes » du capital évoquées par Marx : le « commerce », le « capital marchand » et le « capital financier » (porteur d’intérêt) [7]. Rodinson en vient très logiquement à fusionner le Marx exotérique des « formes antédiluviennes » avec la définition bourgeoise, naturalisante et transhistorique du capitalisme chez Max Weber[8]. En suivant ce dernier, le tout est ainsi saisi chez Rodinson à partir de l’approche des briques élémentaires que sont les idéaux-types wébériens, et ici plus spécifiquement à partir de la brique la plus élémentaire qu’incarne la forme ou le mode de comportement qui serait qualifiable de « capitaliste » (recherche du gain monétaire dans l’échange et calcul économique). Et c’est précisément sur la base de la logique des actions, des structures ou des particules élémentaires individuelles (ici de nature économique) que sont ensuite gonflées ou « agrégées » les quantités de relations relatives à la société au niveau du tout, de l’ensemble, c’est-à-dire de ce que Rodinson appelle la « formation socio-économique capitaliste ». Rodinson est ici particulièrement victime de l’individualisme méthodologique quand il s’appuie dès les premières pages de son ouvrage sur les définitions problématiques de Julian Hochfeld et de Max Weber[9]. Selon ce point de vue, de la succession logique ou du développement séquentiel des « formes embryonnaires » du capital résultent de nombreuses autres formes d'action logique qui, en pratique, peuvent être isolées et pour ainsi dire disséquées comme autant de phénomènes distincts sans avoir pris en compte simultanément le contexte social et historique dans lequel elles baignent. L’individualisme méthodologique a toujours été caractéristique de la philosophie et de la science bourgeoise dans son ensemble et, en particulier, de l'économie politique quand il ne structure pas de manière sous-jacente les « modèles historiographiques de la transition » (Jérôme Baschet) du féodalisme au capitalisme (et de manière caricaturale dans la construction grotesque de la notion de « capitalisme populaire » pour le Moyen Age chez Jacques Heers). En substance, cet individualisme méthodologique (que l’on retrouve également en partie chez Marx comme l’a montré Robert Kurz[10]) voudrait exposer et expliquer une logique globale et déterminante du tout sur la base du cas individuel et isolé, qui apparaît alors comme un « modèle » pour la compréhension non seulement de ces actions individuelles définies comme « fondamentales », mais aussi pour les formes structurelles désignées comme « embryonnaires ». Pour l’individualisme méthodologique, la logique isolable qui peut être représentée par le cas particulier, « existe » indépendamment de son degré de détermination dans l’ensemble ; par conséquent, cette logique isolable est valable aussi bien pour une « forme niche » que pour la forme sociale globale et peut à partir d’un point et à travers une zone délimitée, s’étendre à la totalité tout en restant toujours identique à elle-même. Pour l’approche dialectique de la totalité, au contraire, la logique d’une forme de rapport « existe » dans la mesure où elle est déjà déterminée par la totalité ; le cas individuel doit dériver de la logique de cet ensemble et, par conséquent, ne fournit pas - maintenant plus que jamais - de « modèle », puisque la totalité a sa propre qualité, décisive, et comme telle, elle est davantage - et une autre chose - que la simple somme de ses parties. Par conséquent conclut Kurz, une partie ou un moment qui apparaissent de manière apparemment identique ou similaire dans des situations historiques différentes, sans prendre en compte la qualité spécifique de la totalité, ne peuvent jamais être considérés comme une logique identique à l'élément individuel. C’est précisément ce qui se retrouve dans l’approche génétique-historique de l'individualisme méthodologique : les catégories sont comprises sur la base du cours d'une action isolée et d'une manière structurellement et historiquement décontextualisé », c’est-à-dire de manière absolument erronée.
En pointant la compatibilité logique avec la définition wébérienne quand il s’agit de reconnaître des critères antérieurs à l’avènement du capitalisme qui permettraient de juger de l’existence d’un « secteur capitalistique » (« Marx et Weber visent par leurs critères convergents le même type de secteur économique antérieur à l’avènement du capitalisme moderne »), Rodinson a le mérite d’avoir démontré sans s’en rendre compte combien la problématique du Marx exotérique des « formes antédiluviennes » n’est que l’expression de la conception bourgeoise héritée des Lumières où était affirmé le développement historique sous le mode unitaire d’une identique logique historique immanente à toute l’histoire humaine. Position qui affirme ainsi consciemment ou inconsciemment la transhistoricité du capitalisme en faisant remonter ses prémisses jusqu’aux toutes premières sociétés humaines[11]. Il s’agira selon Rodinson de voir si « les marchands se conforment bien aux critères wébériens de l’activité capitalistique. Ils saisissent toute opportunité de profit et calculent leurs débours, leurs rentrées et leurs bénéfices en termes monétaires »[12]. « C’est sur ces critères qu’on jugera ici de l’existence d’un tel secteur ‘‘capitalistique’’ dans le monde musulman » Et sa conclusion à partir de présupposés aussi problématiques sera catégorique, « à première vue fait-il remarquer, nous retrouvons des formes [antédiluviennes] semblables de capital dans le monde musulman médiéval »[13], partout c’est « une atmosphère tout à fait conforme aux critères wébériens de l’économie capitaliste »[14].
Ainsi selon Rodinson, la formation capitaliste n’est que le point culminant provisoire d’une évolution transhistorique (positive) des « formes embryonnaires » ou des « formes élémentaires » déjà présentes dans l'antiquité et ce sous une forme « moins avancée », sous une forme « simple » ou « primitive ». La « forme niche » peut ou non éclore et ainsi « préparer les voies du capitalisme vrai »[15], mais « rien ne prouve poursuit-il, bien loin de là, que cette structure doive nécessairement engendrer la formation capitaliste »[16]. Sans aucunement référer le capitalisme à ses formes sociales basales historiquement spécifiques que sont le travail, la valeur, l’argent et la marchandise, en utilisant la définition wébérienne Rodinson distingue la première brique élémentaire de son système catégoriel qui est à l’échelle la plus petite, le « mode de production capitaliste » au niveau de l’entreprise. Une logique capitaliste au niveau comportemental y serait déjà insérée sous une forme niche embryonnaire et strictement close et qui ne se développera pleinement que dans le capitalisme moderne, dans un contexte social élargi. Cette forme niche qu’elle soit limitée dans l’espace à une échelle locale, limitée dans le temps pour certains jours de fête, dans certaines conditions saisonnières ou être mobilisée que lors d’événements périodiques, ou qu’elle existe en continu, tous les jours, abrite cette logique comportementale à la Weber qui se réfère seulement à n’être qu’un rapport externe c’est-à-dire qui pénètre également les rapports internes mais toujours depuis l’extérieur ; pour ce genre de vision caractéristique de celle de Rodinson, cette logique capitaliste élémentaire peut être mélangée avec d'autres formes de rapports ou exister de manière autonome, sous une forme pure, sur un mode sporadique ou général. Selon cette vision explique Robert Kurz, il est prévu que sous la forme niche la détermination logique du rapport ainsi désigné, comme dans l'analyse de la forme valeur, est toujours valable dans un tel aspect formel en toutes circonstances. Par conséquent, hormis le troc, l’échange de dons, les valeurs rituelles et les échanges cérémoniels qu’écarte Rodinson, si l’on suit ce paradigme de la « forme niche », un « échange naturel » de biens plus ou moins accepté par l'habitude sur les marges des communautés archaïques et occasionnant un gain monétaire et un calcul économique -, contiendrait la logique de base de la forme valeur dans son intégralité et ainsi réfèrerait l’échange à l’ontologie du « travail abstrait ». A partir de cette première brique élémentaire, Rodinson définit le « secteur capitaliste » qui n’est que l’agrégation du « mode de production capitaliste » à plusieurs entreprises mais à l’intérieur d’un système économique donné comme non capitaliste. Enfin dans ce présupposé des agrégations des briques élémentaires on en arrive à un autre stade celui de la « formation socio-économique capitaliste » (le capitalisme au sens plein) quand le « secteur » précédent tient une « place dominante » et détermine le tout d’une société.
Ainsi quand il s’agira d’étudier la pseudo-forme antédiluvienne du « capital marchand », Rodinson sans peur de la rétroprojection des catégories capitalistes sur des rapports sociaux non économiques, parlera pour la société musulmane du VIIe siècle d’une véritable « économie ‘‘désencastrée’’ pour reprendre la terminologie de Karl Polanyi et ceci au maximum ». Rodinson connaît mal Polanyi puisque d’un côté il évoque l’existence d’une économie « qui n’était nullement encastrée dans un contexte non économique comme le clan »[17], tandis qu’il reconnaît quelques lignes plus loin que « les Mekkois devaient se soumettre dans une certaine mesure aux systèmes d’équivalences fixes imposés par les États » (ce que Polanyi qualifie dans sa typologie de « commerce par administration » et qui est justement le contraire au moins à ses yeux d’une « économie désencastrée »). C’était donc une « structure économique » et ainsi conclue-t-il les auteurs « sont fondés à parler de ‘‘capitalisme’’ ». De manière plus générale, la confusion entre le commerce et le capitalisme critiquée à juste titre par Ellen Meiksins Wood est complète dans la démonstration de Rodinson. Dans cette vision wébérienne anachronique marquée par l’individualisme méthodologique, le marchand qui fait du profit par aliénation en déplaçant d’un point A à un point B un bien qui sera aliéné, est déjà un capitaliste. Or « le principe commercial dominant n’était pas la survaleur tirée de la production, mais bien le profit sur l’aliénation, c’est-à-dire le principe qui consiste à acheter bon marché et à vendre cher »[18]. Il faut donc parler de commerce non capitaliste et distinguer radicalement celui-ci de la sphère de la circulation des marchandises dans la formation sociale capitaliste. Rodinson tombe ici dans le piège caractéristique de toute l’historiographie bourgeoise et marxiste traditionnelle qui « présente le capitalisme comme l’aboutissement plus ou moins automatique de pratiques commerciales aussi anciennes que l’histoire, ou même comme le prolongement d’une inclinaison naturelle de l’homme au troc, au paiement en nature et à l’échange, pour paraphraser Adam Smith »[19]. Alors que dans L’argent au Moyen Age Jacques Le Goff critique pour l’Occident médiéval l’existence d’une pensée économique scolastique et la présence de « traités économiques » médiévaux, Rodinson lui n’hésite pas à chausser les bottes de l’anachronisme historique en parlant de « traités purement économiques de l’Islam médiéval »[20].
Pour ce qui est de l’autre « forme antédiluvienne » du capital, le capital financier, Rodinson se pose la bonne question en reconnaissant qu’« un problème des plus importants se pose ici. Avant la formation socio-économique capitaliste, tout prêt à intérêt et tout commerce (au sens le plus large, c’est-à-dire tout échange de biens) peuvent-ils être considérés comme de nature à constituer un ‘‘secteur capitalistique’’ »[21]. Mais c’est pour finalement répondre rapidement par l’affirmative, en assimilant à tort l’usure protocapitaliste de la période médiévale ou antique (l’usure qui n’a rien de commun avec le capitalisme) au capital porteur d’intérêt qui n’existe comme tel que dans la seule formation sociale capitaliste. Ce dernier se trouve attaché au contexte-forme inscrit dans la totalité sociale capitaliste constituée par le principe de socialisation par le travail abstrait et donc aussi renvoyé de manière sous-jacente au caractère singulier de la forme de richesse abstraite (et historiquement spécifique qu’à la société capitaliste) que le capital porteur d’intérêt présuppose et dont il est qu’une émanation. En effet, le capitalisme ne se contente pas seulement du devenir-marchandise de la richesse sensible-matérielle ou de la force de travail, on voit aussi l’extension de l’univers de la marchandise au capital sous sa forme argent, quand celui-ci se métamorphose lui-même en une marchandise négociable : « le capital en tant que tel devient marchandise »[22]. A la différence de l’usure médiévale ou antique où celle-ci ne représente pas une dérivation de quelque chose de sous-jacent qui n’existe pas encore historiquement, dans le système capitaliste de crédit qui émerge au XVIIe-XVIIIe siècles, les emprunts, l’intérêt et les actions représentent de la richesse abstraite capitaliste (de la valeur)[23]. Ce capital porteur d’intérêt se distingue du « capital en fonction » qui a parcouru les processus de production industriels réels. Il s’agit d’un capital argent prêté à des entreprises, à l’État ou même à des ménages, qui en compensation, doivent payer des intérêts (prix du crédit) en même temps qu’ils remboursent la somme prêtée. C’est une forme de capital dérivée, qui semble faire de l’argent de manière occulte sans passer par des processus de production réels, mais il faut pour autant montrer et expliquer cette forme de capital porteur d’intérêt comme l’a fait Marx à partir de la notion même de capital, c’est-à-dire dans sa relation réelle et intérieure avec le « capital en fonction ». Le capital porteur d’intérêt est prêté sous diverses formes au « capital en fonction » des entreprises afin qu’elles puissent transformer la force de travail en valorisation et l’intérêt « n’est rien d’autre qu’une appellation, une rubrique particulière pour une partie du profit que le capitaliste actif doit payer au propriétaire du capital, au lieu de le mettre dans sa poche »[24]. « Une fraction du profit, l’intérêt »[25]. Sous la forme de l’intérêt, « l’argent ne reflue que ce pour quoi il a été dépensé comme capital en fonction »[26]. Même si la connexion du crédit avec le processus réel de valorisation peut se rompre. La rupture avec les sociétés précapitalistes entraîna l’émergence d’une nouvelle forme de richesse sociale tant dans son contenu qu’au niveau de sa forme. L’usure antique et médiévale n’est donc en rien une « activité économique de type moderne » comme l’affirme Rodinson, autrement dit-elle une des formes antédiluviennes du capital et notamment celle du « capital financier ».
Clément Homs, printemps 2016.
Klaus Kempter,
Die Bedeutung von Wertkritik und Wert-abspaltungs-Kritik für die Geschichtswissenschaft
Klaus Kempter,
Clément Homs
Discussion autour du caractère historique de la valeur, de l'argent et du travail : sur la naissance du capitalisme. Première partie (correspondance avec Jean-Pierre Baudet)
Clément Homs
Discussion autour du caractère historique de la valeur, de l'argent et du travail : sur la naissance du capitalisme. Deuxième partie (correspondance avec Jean-Pierre Baudet)
[1] Robert Kurz, « Die Substanz des Kapitals. Abstrakte Arbeit als gesellschaftliche Realmetaphysik und die absolute innere Schranke der Verwertung. Erster Teil », Exit!, n°1, Horlemann, 2004 (voir notamment la section 4).
[2] Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », Les éditions sociales, 2011, p. 62.
[3] Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », Les éditions sociales, 2011, p. 733.
[4] Michel Austin et Pierre Vidal-Naquet, Économies et sociétés en Grèce ancienne, Armand Colin, 1972, p. 18.
[5] Préface de Jacques Le Goff, au livre de Bartolomé Clavero, La grâce du don. Anthropologie catholique de l’économie moderne, Albin Michel, 1996. Voir également sur ces questions J. Le Goff, L’argent au Moyen Age, Perrin, 2011, pp. 221-234 et Robert Kurz, Geld ohne Wert. Grundrisse zu einer Transformation der Kritik der politischen Ökonomie, Horlemann, 2012.
[6] Surgit un nouveau continent théorico-analytique inconnu que nous laisserons ici de côté : comment comprendre de manière historiquement adéquate ce qui nous apparaît (aux idéologues modernes, plus précisément) comme une « marchandise », du « travail » et de l' « argent » au néolithique, dans l’antiquité et au Moyen Age, et qui présupposent déjà le concept de valeur ? Nous renvoyons toujours sur ces questions à Robert Kurz, Geld ohne Wert, op. cit., mais aussi à Marshall Sahlins, Au cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle, Gallimard, 1980 et Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.
[7] Maxime Rodinson, Islam et capitalisme, Démopolis, 2014 (1966), p. 28. « Pour faciliter la discussion, je propose d’appeler ‘‘capitalistique’’ l’ensemble du secteur couvert par le capital marchand et le capital financier dans ces sociétés précapitalistes », ibid., p. 25.
[8] Chez Max Weber, l’activité est qualifiée de capitaliste, quand il s’agit d’une activité « qui attend un profit de l’utilisation de toutes circonstances favorables à un échange, c’est-à-dire qui repose sur des occasions de profit (formellement) pacifiques », in Max Weber, « Avant-propos », à L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, 1964, p. 16. Ce que ne voit pas Weber, c’est que l’analyse de l’échange tel qu’il y existe dans la société capitaliste, « ne porte pas sur un produit auquel il arrive d’être échangé, sans tenir compte de la société dans laquelle cela se produit ; elle ne porte pas sur la marchandise coupée de son contexte social ou telle qu’elle peut exister de façon contingente dans nombre de sociétés » (Moishe Postone,Temps, travail et domination sociale, op. cit., p. 192). L’erreur centrale de Max Weber est de ne pas voir que la simple existence de l’échange dont on pourrait tirer un gain au travers d’un calcul (ce que Marx comprend encore comme « forme antédiluvienne » quand il parle du capital marchand dans une société non capitaliste), est sans commune mesure avec l’échange de marchandises dans la totalité sociale capitaliste : cette situation décrite par Weber n’est en rien « du capitalisme ». Ce qui est intéressant chez Weber est qu’il illustre parfaitement le côté obscur ou l’envers de la rétroprojection des catégories modernes sur toute l’histoire humaine : sa définition de ce qui constitue un « comportement capitaliste » n’y est pas seulement une projection du présent sur le passé, mais une projection du passé sur le présent, ce que j’appellerai une rétroprojection en feedback. Après avoir naturalisé et ontologisé le contexte forme muet des formes basales capitalistes qui sont projetées en arrière sur la Chine, l’Inde, Babylone, l’Égypte et la méditerranée antiques, il découpe dans le passé la brique élémentaire ontologisée dans ces sociétés passées qu’il croit reconnaître de manière anachronique comme relevant d’un « comportement capitalistique », pour ensuite construire à partir de l’agrégation de ces briques en totalité, les concepts de « nichtrationalen Kapitalismus » (pour les sociétés passées) et de forme rationnelle de capitalisme pour les sociétés contemporaines. La construction conceptuelle de Weber illustre l’économie circulaire des rétroprojections et des projections en feedback, qui finit par définir la pensée économique bourgeoise comme une pensée éminemment autoréférentielle parce que prise au piège de la cage d’acier de la « forme de pensée objective » générée dans le rapport social capitaliste. Et si la distinction fondamentale entre commerce et capitalisme qu’établit Ellen Meiksins Wood a également ce mérite par rapport à Weber (elle fait donc de Weber comme de Braudel deux exemples types du « modèle de la commercialisation »), c’est sans pour autant que sa thèse sur l’origine agraire du capitalisme telle qu’elle la saisie du moins au travers des présupposés problématiques du « marxisme politique » nous paraisse pertinente. Mais plus généralement, la définition wébérienne du capitalisme en ayant pour soubassement l’individualisme méthodologique et en se centrant ainsi sur le procès de circulation et sur l’activité rationnelle de l’agent économique, s’inscrit comme un contenu de la forme conscience fétichisée bourgeoise, en adhérant finalement à la formulation néoclassique fin de siècle de cette forme de pensée. On reconnaît par ailleurs la position naturalisante et transhistorique de Max Weber, qui est logiquement celle de l’idéologie bourgeoise du progrès et des Lumières dans le passage suivant que cite d’ailleurs positivement Rodinson : « dans ce sens, le capitalisme et des entreprises capitalistes, et même avec une rationalisation considérable du calcul capitalistique, ont existé dans tous les pays civilisés du monde…, en Chine, dans l’Inde, en Babylonie, en Egypte, dans l’antiquité méditerranéenne et au Moyen Age aussi bien que dans les temps modernes », in « Avant-propos » à L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Plon, 1964, p. 16. Cet avant-propos est aussi publié dans « Recueil d’études de sociologie des religions », in Sociologie des religions [1922], Gallimard, 1996.
[9] Maxime Rodinson, op. cit., p. 23.
[10] Robert Kurz, « 3. Der Begriff der ‘‘Nischenform’’ und der methodologische Individualismus », in Geld ohne Wert. Grundrisse zu einer Transformation der Kritik der politischen Ökonomie, Horlemann, 2012, pp. 57-67.
[11] L’historiographie apologétique de la naissance du capitalisme est alors comme l’a montré Ellen Meiksins Wood, une « historiographie de la levée des obstacles » qui permet de comprendre comment l’homo capitalisticus toujours déjà tapi quelque part dans l’ombre depuis la nuit des temps finira par franchir courageusement les portes du paradis du meilleur des mondes et s’imposer. En ce sens cette historiographie du « laisser faire, laisser passer » par-delà les obstacles, n’est qu’une mise en abîme aux prétentions historiques des discours néolibéraux qui ont toujours appelé à « faire sauter les verrous » afin de mieux laisser s’épanouir un homo oeconomicus prétendument naturel.
[12] Maxime Rodinson, Islam et capitalisme, op. cit., p. 47.
[13] Maxime Rodinson, Islam et capitalisme, op. cit ., p. 24.
[14] Maxime Rodinson, Islam et capitalisme, op. cit., p. 48.
[15] Maxime Rodinson, Islam et capitalisme, op. cit., p. 66.
[16] Maxime Rodinson, Islam et capitalisme, op. cit., p. 147. A ses yeux ce serait plutôt la rencontre des formes antédiluviennes de ce « secteur capitalistique » et le « facteur exogène », qui donnera lieu à la naissance du capitalisme au « Moyen Orient ».
[17] Maxime Rodinson, Islam et capitalisme, op. cit., p. 46.
[18] Ellen Meiksins Wood, L’origine du capitalisme. Une étude approfondie, Lux, 2009, p. 123.
[19] Ellen Meiksins Wood, L’origine du capitalisme. Une étude approfondie, Lux, 2009, p. 117-118.
[20] Maxime Rodinson, Islam et capitalisme, op. cit., p. 49. On sait que la reconnaissance de texte comme relevant de « traités économiques » dans l’antiquité grecque a aussi suscité tout un débat autour des judicieuses mises en garde de Moses I. Finley. Voir à ce sujet, Clément Homs, « Sur l’invention grecque du mot ‘‘économie’’ chez Xénophon. Critique d’une supercherie étymologique moderne », in Sortir de l’économie, Le Pas de Côté, 2013.
[21] Maxime Rodinson, Islam et capitalisme, op. cit., p. 25.
[22] Karl Marx, Le Capital, Livre III, Les éditions sociales, 1976, p. 319.
[23] « Afin qu’il soit bien clair que le capital-argent ne peut devenir marchandise que sur la base de la production généralisée de richesse abstraite font remarquer Trenkle et Lohoff, et pour insister sur la différence qui l’oppose aux marchandises circulant sur les marchés des biens et du travail, les membres de cette classe de marchandises seront qualifiés par la suite de ‘‘marchandises dérivées’’, ou plus précisément de ‘‘marchandises d’ordre 2’’ », in Norbert Trenkle & Ernst Lohoff, La Grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’État ne sont pas les causes de la crise, Post-éditions, 2014, pp. 136-137.
[24] Karl Marx, Le Capital. Livre III, Les éditions sociales, 1976, p. 320.
[25] Karl Marx, Le Capital. Livre III, Les éditions sociales, 1976, p. 322.
[26] Karl Marx, Le Capital. Livre III, Les éditions sociales, 1976, p. 322.