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Une lecture de « Maintenant », du Comité invisible

Lien publiée le 3 août 2017

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/maintenant-comite-invisible/

Comité invisible, Maintenant, Paris, Editions La Fabrique, 2017.

Lundi 8 mai, au départ de la manifestation suite à l’élection de Macron, sur la place de la République, en pleine conversation, l’un de nous sort de sa poche le petit ouvrage, déjà travaillé par les lectures, Maintenant, paru dans la semaine. C’est la situation toute entière qui est vibrante et riche : l’ouvrage est fait pour ça, évidemment. C’est de ces condensations qu’il faut nous porter témoins : nous entraîner à saisir et percevoir ces formes vivantes discrètes, sans les découper et les détruire, pour récupérer un peu de la « vérité » de nos interdépendances et de nos espérances.

Que s’est-il passé lors de cette manifestation ? Et le 1er mai ? Qu’en est-il des mouvements qui ont traversé le Printemps 2016 ? De ce vent de révolte qui souffle par-delà les urnes, et est devenu global ? Voulons-nous vraiment le savoir, essayer de dire et comprendre ce qui nous arrive et ce qui s’est passé pour en arriver là ? Sans sombrer à nouveau dans la mélancolie de nos échecs successifs, la dépression démocratique, la cacophonie médiatique et intellectuelle, les querelles cherchées aux plus proches ? Alors il faut lire Maintenant.

Remarquablement écrit et accessible, ce troisième livre signé par le Comité invisible offre une vision d’ensemble des nouveaux visages du capitalisme néo-libéral et des sociétés de contrôle reliée à des formes d’action et à des expériences multi-situées. Si nos bibliothèques croulent sous les essais, recherches et documents sur ces questions, la force de ce livre est de mettre à jour la toile de nos attachements. Soit défaire les liens faux que nous payons au prix fort dans les supermarchés, les urnes ou derrière nos écrans par nos résignations et dépressions, qui sont autant de « petites morts sociales ». Et face à la désespérance politique, envisager des agencements inouïs où les formes d’action soient aussi des « formes de vie » qui fassent sens, événement, « communauté » : dans les mobilisations collectives, les cortèges de tête des manifestations, les émeutes, les ZAD, les vieilles fermes et les bergeries retapées, une multiplicité de lieux.

Donc aussi n’importe où, à partir des endroits que nous investissons avec des formes vivantes de savoirs et de sociabilités et d’amitiés transformatrices : les universités et les laboratoires de recherche, par exemple. Nous y reviendrons car en tant que lecteurs, nous pouvons partir d’expériences différentes de celles dont parlent les auteurs, et débattre à partir de ces espaces qui peuvent leur sembler ruinés ou inhabitables. L’ouvrage appelle à la création, depuis des expériences différentes, d’un espace imaginaire commun et continu, ce qui n’est possible que si nous nous rendons témoins les uns les autres de ce qui se advient là où nous sommes, dans un archipel d’espaces et d’interstices éloignés ; et cela, contre les représentations et les idées relatives à ce qui se passe en général, représentations et idées que nous avons attrapées hors de nos expériences politiques et que nous devons revisiter.

Cette voie conduit à dessiner de nouveaux agencements pour sortir de leur emprise passant en particulier par une redéfinition radicale du communisme. Celle-ci n’a rien à voir, précisons-le, avec les formes d’organisation strictement humaines associées à ce terme, et la conception tirée des œuvres de Marx et Engels, mais plus avec des liens de continuité avec ce qui est nous est « plus qu’humain » (d’autres êtres vivants notamment) et sur lesquels nous avons fait silence pendant des siècles. C’est dire son ambition forte, son parfum de romantisme aussi, mais d’un romantisme qui plonge ses inspirations dans celui qui, au XIXe siècle, a contesté le monopole de la rationalité scientifique sur les relations homme/nature. C’est dire aussi l’ambiguïté de ce qu’il propose et qui appelle à la discussion…

Maintenant nous a donné envie d’écrire à deux, et comme nous sommes plusieurs… Ni pour le critiquer globalement en le déformant ni pour en faire un commentaire dithyrambique, mais en en reprenant le mouvement, les thèses fortes, en pointant au passage quelques désaccords fondamentaux et en s’inscrivant dans sa suite. Comme une invitation à lire ce livre comme l’ouverture et la poursuite d’un « débat constant, généreux et de bonne foi » (p. 154). Comme pour en partager politiquement le geste et y ajouter subjectivement des formes.

Puissance de l’écriture

Maintenant est un livre fort, singulier, donc à lire. Par qui ? On y reviendra. Véritable ovni, au style direct, incisif, dense, construit autour de sept slogans que l’on a vu fleurir en marge du mouvement social contre la loi Travail et que tout le monde peut comprendre plus ou moins (« Demain est annulé », « 50 nuances de bris » « À mort la politique », « Destituons le monde », « Fin du travail, vie magique », « Tout le monde déteste la police », « Pour la suite du monde »), il propose une lecture originale du temps présent. Pas seulement parce qu’il nous parle de maintenant par ce qu’il nous en dit. D’autres s’en préoccupent, dira t-on. Comme Jacques Rancière, invité par le même éditeur, La fabrique, à mieux comprendre En quel temps vivons-nous ? (2017) – et qui d’ailleurs n’est pas tendre avec le Comité invisible tout en pointant des convergences et dressant un tableau complexe de la situation présente. Mais la différence avec Maintenant, qui se fait aussi philosophique (de plus en plus, dit-on aussi, comme si c’était une maladie !), c’est qu’il ne s’agit pas de faire le point mais un pas de côté. Il ne s’agit pas d’en attendre des recettes pour sortir des échecs, des impasses, du chaos. Non ! L’enjeu est – ni plus ni moins – de réinventer la vie, des formes de vie comme geste politique.

Expérience de la continuité

Les auteurs font le travail pour eux-mêmes, ils le font depuis des ancrages et des continuités dont ils témoignent et qu’ils restituent (« Dans ma présence sereine, ici, maintenant, dans cette ville familière, devant ce vieux sequoia sempervierens dont les branches sont agitées par le vent, je fais l’expérience de cette continuité. Dans cette émeute où nous nous tenons ensemble au plan que nous nous sommes fixé, où les chants des camarades nous donnent du courage, où un street medic tire d’affaire un blessé à la tête, je fais l’expérience de cette continuité. Dans cette imprimerie où règne une antique Heidelberg 4 couleurs sur laquelle veille un ami tandis que je prépare les feuillets, qu’un autre ami colle et qu’un dernier massicote ce petit samizdat que nous avons conçu ensemble, dans cette ferveur et cet enthousiasme, je fais l’expérience de cette continuité » p. 127). Ce mouvement est communicatif : où et quand, avec qui faisons-nous l’expérience de cette continuité ? Celle-ci nous donne le courage de ne pas nous mentir, dans un monde où chacun est invité à gérer une place qui le situe au sein d’un (ou de) « collectif(s) », et faire avec des nappes de discours que nous savons être faux mais qui occupent des portions immenses de nos espaces/temps et de nos pensées au point de sembler assurer cette continuité du réel alors qu’elle nous coupe de nos propres perceptions du « vrai ». Le livre donne du courage, car il propose non pas un programme ou un cadre, mais une manière de prendre une responsabilité, en comptant bien réellement sur les autres, dont les lecteurs.

Quand tout fuit et se fragmente

Le constat global est un air commun mais il mérite d’être rappelé. Nous vivons dans des sociétés qui n’en sont plus vraiment, où tout fuit et se fragmente. À l’ère du marché global et des dominations multiples et enchevêtrées, des désordres aussi bien économiques et climatiques que sociétaux que ce nouvel ordre fabrique et reproduit cyniquement, Maintenant propose avec un art consommé de la dialectique à la fois de déserter et d’attaquer. Il ne se veut pas la critique dite « radicale » de ce nouvel ordre innommable, ni d’ailleurs le manifeste de la dite « jeunesse radicale » qu’elle attendrait : il se donne pour tâche d’analyser très simplement ce qui s’infiltre partout, formate et reformate nos vies quotidiennes à travers un capitalisme planétaire, ses inégalités sociales obscènes, avec ces riches triomphants mais peu exposés et ses zones de pauvreté et de marginalité surexposées, l’éclatement de l’expérience commune du travail et la précarité comme norme, le règne de la figure honteuse du « Crevard » qui se substitue à celle imposante du « Travailleur » (« il faut que l’argent partout manque », p. 92), mais aussi l’Etat policier et sécuritaire et une police d’ordre en état d’urgence permanent qui finit par conférer son ultime légitimité au gouvernement, l’offensive technologique et la domination des géants d’Internet dans tous les domaines de la vie sociale, l’emprise des écrans dans nos vies et la séparation qu’elle opère vis-à-vis de la « vraie » vie et des « vrais » amis, etc. Tout se tient. À chaque fois, le livre fait mouche parce qu’il relie le particulier au général, lit le global dans le local, dénigre « le grand désastre de la politique » (pp. 56-60) dessine des lignes de fuites discrètes mais bien réelles, donne à voir et à sentir des expériences collectives intenses (des émeutes de 2005 au collectif de Tarnac, des ZAD aux manifs anti-policières, des rassemblements contre la COP 21 aux Nuits debout).

Résonances

Le livre entre également en résonance avec d’autres analyses, elles aussi effectuées depuis l’expérience des situations qui sont celles des témoins et acteurs tenaillés par la force de leurs attachements. Cette mise en mouvement est celle à laquelle invite James Baldwin dont le texte fait l’objet du film de Raoul Peck « I Am Not Your Negro » (2017). Baldwin évoque à la fois continuellement la force des liens avec des amis et leurs familles (Martin Luther King, Malcolm X, Medgar Evers, mais aussi son institutrice grâce à laquelle il ne peut haïr les blancs) et la rage que lui inspire la pauvreté morale et affective d’un peuple qui se ment sur les absences et les silences à partir desquels il a bâti une vision fausse de lui-même. Le texte de Baldwin revient sans trêve sur la condition misérable d’une Amérique qui refuse d’affronter le fait que les noirs ont été continuellement niés et oubliés alors même qu’ils sont là depuis quatre siècles, qualifiant les américains de « monstres moraux ». Mais il va plus loin en se lançant dans ces trente pages jamais publiées dans une anthropologie historique et déconstruction des représentations de l’homme blanc à travers les figures du cinéma hollywoodien (et celle de John Wayne en particulier). Eduardo Viveiros de Castro, dans son ouvrage Métaphysiques cannibales (2009), part de son désir pour un livre qui manque irrémédiablement, celui qui aurait relaté ce que les anthropologues ont réellement appris de leurs expériences avec autrui, pour entreprendre la tâche de situer le travail de nécessaire décolonisation des sciences humaines et sociales, tâche gigantesque dont il prend sa part et que d’autres doivent assumer aussi. Chaque lecteur peut faire ces liens et reconnaître un type de pensée et d’action par lesquels des personnes se donnent la tâche de produire une critique politique et anthropologique à partir de lieux et de liens où ils ont expérimenté des formes de vie, parfois dans les trous, interstices et les manques auxquels ils se rendent attentifs et sensibles, pour donner leur chance à l’élaboration d’autres sociabilités et d’autres initiatives vivantes.

Les formes élémentaires de la révolte

Lors de la manifestation du 14 juin 2016, les dockers du Havre étaient venus nombreux en bleus et casques de travail. Dans le cortège, ils étaient impressionnants et donnaient au mouvement une légitimité. Ils se sont retrouvés à un moment avec ceux que l’on commencé à appeler les « black blocs », expression assez flou regroupant une multitude de groupes. Maintenant en fait un principe. « Ce serait une erreur de voir dans la prise de la tête de ces manifestations une sorte de revanche historique de ceux qui, « anarchistes », « autonomes » et autres habitués des fins de manif, se retrouvaient traditionnellement en queue de cortège, à se livrer à des escarmouches rituelles.

Ce qui s’est passé là comme naturellement, c’est qu’un certain nombre des déserteurs ont créé un espace politique où composer leur hétérogénéité (c’est nous qui soulignons), un espace certes éphémère, certes insuffisamment organisé, mais rejoignable et, le temps d’un printemps, réellement existant. Le cortège de tête s’est fait comme le réceptacle de la fragmentation générale. Comme si, en perdant toute force d’agrégation, cette « société » libérait de toute part de petits noyaux autonomes, territorialement, sectoriellement ou politiquement situés, et que ces noyaux avaient pour une fois trouvé à se grouper » (p. 29-30). La confrontation de ces pratiques de tête de cortège aux cordons de CRS qui cherchent à en donner le rythme lève une ambiguïté. Ce qui est en jeu relève moins de la violence des uns ou des autres que du politique.

La preuve en est, pour en sortir, « il fallut nasser la totalité de la manifestation » (p. 31) autour du bassin de l’Arsenal. Mais même là, le cortège fut pris à revers par un contre-cortège chantant de joyeux slogans (« Le bon sens, c’est le sens contraire » !) Conclusion ? « Le long printemps français de 2016 aura établi cette évidence : l’émeute, le blocage et l’occupation forment la grammaire politique élémentaire de l’époque. ». Il nous semble que ce type de situation vaut pour d’autres qui fondent ce constat sur l’air du temps.

Chaque partie consacre plusieurs pages percutantes au mouvement social et à ses cortèges, ainsi qu’aux Nuits debout, à Paris. Côté critiques, elles portent sans ménagement sur l’« assembléisme » sinon des nuits-deboutistes, du moins des acteurs aux manettes – souvent dans l’ombre. Côté positivités, elles cernent bien l’ambiance qui régnait alors, comparable à bien des égards à Mai 68 par la « reprise de la parole », au-delà des AG (voir plus loin). Etait-ce différent ailleurs, en banlieues, en province, dans d’autres villes françaises ? Peut-être, mais là n’est pas l’essentiel.

Le livre n’a pas pour ambition d’en tirer les leçons ni de railler l’absence des fameux « débouchés politiques ». Ça serait passer à côté de l’essentiel, ce qui fit événement. Il ne s’agit pas de répondre aux attentes de militants, bénévoles, participants, simples citoyens en mal de repères pour leur fournir des solutions pour agir, ni pas davantage d’entériner cette vision finaliste de la politique comme rapport entre moyens et des fins. Surtout pas ! Il s’agit de quoi en fait ? Des textes lumineux sur l’émeute (p. 13-14), la nasse (p. 29-31), le droit (p. 33), l’Etat d’urgence (p. 37-41), les limites du militantisme (p. 53-54), Nuit debout à Paris, encore la police (p. 110). Et bien d’autres !

 

Politique de la clandestinité

On ne se demandera pas qui sont vraiment les auteurs pour en faire le sujet premier de discussion. Ce n’est pas notre rôle de reprendre des fiches de police et des rumeurs. Sur l’affaire Tarnac, on renverra au livre de David Dufresne, Tarnac, Magasin général (2013). Par contre, il faut prendre au sérieux le nom de Comité invisible. Transgression originelle qui s’inscrit dans une longue politique de la clandestinité, il constitue une façon de déindividualiser l’écriture, de ne plus en faire une question qui règle par ailleurs nos papiers d’identité, mais au contraire un agencement où circulent plusieurs styles, postures, affects qui fassent rhizome. Ainsi, écrit à plusieurs mains, Maintenant glose moins qu’il n’excelle dans l’art de la phrase courte. Il développe une pensée-mots d’ordre ou une pensée-poèmes. On pourrait multiplier les exemples qui se retrouvent dans le renouvellement des slogans auquel on a assisté lors du Printemps 2016 et en 2017 : « Ce n’est pas la manif qui déborde c’est le débordement qui manifeste », « Ne nous regardez pas, rejoignez-nous ! », « Et la rue, elle est à qui ? Elle est à nous ! » « Le bon sens, c’est le sens contraire ! ».

Cette efficacité verbale considérable est renforcée par de nombre de citations d’auteurs connus et moins connus, explicites ou implicites. Walter Benjamin rêvait d’un livre de citations, de fragments, lorsqu’il travaillait sur son Baudelaire. Il y a un peu de cela iciLe rejet des codes académiques (référence du nom de l’ouvrage, pagination, édition, année) va paradoxalement de pair avec la reconnaissance de l’ordre du savoir qui nous lie : Maintenant est truffé de citations d’écrivains, de philosophes, de figures de la pensée qui interviennent et fourmillent comme un sous-texte. Longues, parfois drôles, les références sont aussi improbables : à côté de Brecht, Canetti, Deleuze, Foucault, Lévi Strauss, Kafka, Marx, Negri, Schopenhauer, on trouve des auteurs plus « rares » comme Fortini (qui clôt l’ouvrage), Jakobs, Pain, Tosquelle. On se retrouve donc avec des citations, au lecteur de faire l’effort de chercher pour en savoir plus. Les « vraies » références ne sont pas toujours mentionnées : ni Agamben sur la destitution, ni Debord ou Baudrillard sur la société du spectacle et le simulacre, ni Kohn sur la nature. Et puis, plus drôle, il y a les têtes à claques (Hobbes et son Leviathan, Negri qui dit des « bêtises », Lordon, Ruffin… passons !).

Certains se sentiront peut-être exclus de cet entre-soi. « Faut-il avoir au moins une licence pour lire Maintenant », s’exclama dans un débat du Club de lecture anarchiste, à Paris, une jeune professeure des écoles devant une assistance d’une cinquantaine de personnes ? Faut-il avoir fait des études de philo et connaître le langage des sciences sociales ? Soudain revient à certains, universitaires par exemple, d’expier leur statut ou de ne pas intervenir avant de passer aux choses sérieuses – comme la radicalité passe par la mise en danger de son corps offert en sacrifice, ruse suprême de l’Etat (Geoffroy de Lagasnerie).

En fait, ce débat est ouvert lui aussi : nous pensons depuis des expériences mais aussi depuis des amitiés, depuis des voix entendues ou lues, depuis des enquêtes et des réflexions que d’autres ont pris la peine d’écrire et dire. La critique désormais constante faite aux « sachants » et aux universitaires est sans doute salutaire pour éviter que ne se figent des rapports de légitimité et de pouvoir. Mais nous devons sans cesse lutter contre un anti-intellectualisme largement promu par tous les acteurs du néo-management et les politiques libérales. Nombreux sont ceux qui soutiennent sans réserve l’ouverture et la capacité d’agir de tous à l’élaboration des savoirs – posture d’apparence généreuse et progressiste – pour faire d’une pierre deux coups : délégitimer les intellectuels et plus généralement les sciences humaines et sociales, proposer à la place les modèles, services et produits du management de la « participation », prôner enfin l’action contre l’encombrante et inutile pratique de l’enquête et de la réflexion, qui ne crée pas de valeur marchande et distraie les individus de leurs tâches. Il faut se rappeler ici qu’à l’échelle de la vie quotidienne, l’anarchisme au quotidien ne se manifeste qu’exceptionnellement dans les luttes sanglantes, la propagande par le fait ou les actions d’éclat. Il est essentiellement un travail quotidien de réflexion, de lecture, d’analyse, d’enquête, de discussion, de partages, d’éducation, de débat, et aussi d’articulations de la pensée théorique avec le mode de vie, de cohérence entre l’imagination et les modes d’êtres. L’anarchisme a produit au fil des siècles une quantité extraordinaire de textes, revues, débats critiques, images dans lesquels des travaux antérieurs sont constamment activés et questionnés. Comment pourrait-on lui reprocher cette activité intellectuelle fourmillante ? Le problème est sans doute plus, pour tous, chercheurs salariés, enseignants, militants, sujets réflexifs et impliqués, l’effort constant pour trouver des formes d’expression qui soient moins surdéterminés par des enjeux de performance, valorisation (académique, artistique ou militante). Il s’agit de pratiquer un travail de témoignage, de mise en relation, d’explicitation, qui met à distance les enjeux de légitimité, lui substitue le souci attentif de l’expression la plus juste possible compte-tenu de la place de chacun.

Destituer (1)

Une des propositions majeures du livre porte sur la destitution. Elle fait suite à des pages décapantes sur ce que font les institutions, ce en quoi elles nous arrangent et nous lient. Elles nous permettent d’entrer immédiatement dans le débat auquel il appelle, puisque certains d’entre nous sont en désaccord avec ce qui est dit dans l’ouvrage, à cause ou grâce à d’autres expériences et d’autres positions.

Qu’est-ce qu’une institution ? Vaste sujet sur lequel la littérature est immense. Les auteurs la rattachent essentiellement à des formes immobiles et contraignantes dont il faut se dégager. Selon eux, elle fournit une « lisibilité arrêtée du réel ». C’est une morphine, pourrait-on dire. Elles nous anesthésient au plan tant intellectuel que sensible. Elles nous empêchent de produire une intelligibilité commune du monde. Elles nous endorment ou se jouent lorsque nous considérons comme normal ce qui est au fond illégal (la montée du Front National, les déviances policières, le fichage généralisé, etc.). C’est une vieille histoire qui, dans son affect, remonte aux origines du christianisme. L’Eglise est son modèle. Ainsi, le but de la prison n’a jamais été l’éradication de la délinquance et du crime, mais de les produire. Pas plus que celui de l’hôpital n’a été la santé des gens mais de fabriquer des patients qui le justifie. L’institution a besoin de la révolte pour se régénérer, tel un vampire. Le capitalisme a besoin des mouvements sociaux, de la critique. Lorsqu’ils pensent le mettre en pièce, les révolutionnaires se prennent les pieds dans l’institution et leur désir d’ordre. Ils sont les acteurs d’« insurrections constituantes » (p. 72) qui finissent par se retourner en leur contraire dès lors qu’ils n’ont de cesse d’élaborer de nouvelles constitutions, une nouvelle internationale, une VIe République, etc. Autrement dit, les lignes de fuite ne cessent d’être reterritorialisées.

Destituer, c’est tout autre chose. Ne pas de laisser enfermer par les appareils de pouvoir. Déplacer les lignes, « se mouvoir sur un autre plan », « trouver la sortie ». Il y a des « insurrections constituantes » et des « insurrections destituantes ». Nuit debout sert d’exemple tout au long du livre – on y reviendra. Pour une part, ce « conflit politique » comparé à Mai 68 a libéré la parole ; mais très vite, celle-ci s’est trouvée enfermée dans « l’assemblisme », un simulacre de démocratie participative. D’un côté, cet événement était libérateur et reste gros de possibles. De l’autre, il a mal fini, comme toujours – mais la question n’est pas. Dans un art consommé de la dialectique, destituer ce n’est pas « s’opposer » à l’institution mais la « neutraliser » ; ce n’est pas « renoncer à la lutte » mais s’attacher « à sa positivité ».

Le propos est plus large : « Dans une logique destituante, la lutte contre l’Etat et le capital vaut d’abord pour la sortie de la normalité capitaliste qui s’y vit, pour la désertion des rapports merdiques à soi, aux autres et au monde qui s’y expérimentent » (p. 76). Mais ce raisonnement s’applique à toutes les institutions : il vaut pour l’université («… établir loin d’elle des lieux de recherche, de formation et de pensée plus vivants et plus exigeants qu’elle ne l’est », p. 78), la justice («… apprendre à régler nous-mêmes nos différends… »), la  police (« Désorganiser ses rangs, la dépouiller de toute légitimité, la réduire à l’impuissance, la tenir à bonne distance, s’octroyer une plus grande marge de manœuvre au moment voulu comme aux endroits choisis : ainsi se destitue la police », p. 118) ; il vaut également pour la révolution dans les mesures où les groupes révolutionnaires ne cessent de construire des machines qui deviennent bureaucratiques et totalitaires, convoquant plutôt Nietzsche et Spinoza que Marx et Lénine (« Seule une affirmation a la puissance d’accomplir l’œuvre de la destruction », p. 85). Dans une référence à peine voilée à la sociologie pragmatique d’un Luc Boltanski, on retrouve doublement la problématique d’un geste : « le geste destituant est donc désertion et attaque, élaboration et saccage, et cela d’un même geste » (85).

Destitution (2)

On peut aussi tenir une position presque anti-symétrique. L’institution est en effet le foyer de quelque chose d’essentiel, ce qui reflète la place centrale du chapitre « destituer ». Mais l’institution dont il est question (forme immobile, figure arrêtée du réel) n’est pas celle qui s’éprouve chez ceux qui l’habitent en certains endroits. « L’immobilisme » institutionnel, si opiniâtrement dénoncé par tant d’instances (politiques, consultants, gestionnaire, intellectuels, managers) et dénoncé également par les auteurs de Maintenant, n’est pas plus réel que le l’a été « l’immobilisme » des sociétés sans Etat dans l’œil des puissances coloniales. On pense ici à la réinterprétation de « l’immobilisme » des cultures amérindiennes par Pierre Clastres comme une résistance continue pour éviter la transformation des sociétés en états (La société contre l’EtatRecherches d’anthropologie politique, 1974). La vision critique de l’institution dans la pensée politique européenne s’inscrit dans une vision très socio-centrée, puisqu’elle ne prend pas en compte ce que des communautés humaines font à partir de leurs espace-temps imaginaires que sont les institutions. Si l’institution dans ses manifestations empiriques, considérées depuis un surplomb extérieur, est faillible est décevante, faut-il pour autant jeter à la poubelle tout ce qui en est pensé et vécu ?

L’institution aujourd’hui est l’espace où se vivent des tensions fortes, car elle est convoitée ou détestée : il s’agit à la fois de faire mourir ce qui en elle reste profondément libre et idéaliste, et de lui faire cracher les réserves de valeur monétaire et symbolique, qui s’y sont accumulées dans les savoirs, les pratiques, les sociabilités. L’université est ainsi peu à peu dépossédée de ses propres espaces et de ses propres temporalités, envahie de l’intérieur par des structures qui la parasitent et l’épuisent. Elle est en outre exploitée, massivement, pour ses ressources, ses locaux, ses membres au nom d’une optimisation de son « utilité sociale » qui ne signifie rien d’autre que « production de valeur économique ». Les sciences humaines et sociales sont fort sollicitées pour se rendre « utiles », par la production d’innovations, services, procédures, expertises, au service non pas de l’intérêt général, mais d’un marché du management des activités et relations humaines, et de la communication.

Or, Nuit Debout a aussi été le lieu où des formes institutionnelles reprenaient vie, librement, hors des cadres professionnels qui les asphyxient : les commissions, la bibliothèque, le conseil juridique, l’assistance médicale, l’université. Comme l’exprime un des jeunes membres de la commission « cahier de doléances » lors d’une rencontre : « Ce à quoi on aspire et qui semble entravé dans le fonctionnement des lieux dédiés est à nouveau simple à Nuit Debout ».

Il y a cette phrase dans Maintenant : « Il y a bien entendu dans toute institution des gens sincères qui croient vraiment qu’ils sont là pour accomplir leur mission. Mais ce n’est pas un hasard si ceux-là se voient systématiquement mettre des bâtons dans les roues, sont systématiquement tenus à l’écart, punis, brimés, bientôt ostracisés, avec la complicité de tous les « réalistes » qui se taisent. Ces victimes de choix de l’institution ont du mal à comprendre son double langage, et ce qu’elle leur demande en vérité. Leur destin est d’y être traités en trouble-fêtes, en révoltés, et à s’en étonner éternellement » (p. 72).

Ces mots sont saisissants. Mais il n’y a pas de double langage de l’institution, et l’institution ne demande rien à personne. Ce sont des personnes qui le font, et elles ne le font pas « en vérité ». Elles ne font en vertu d’un pouvoir et d’une croyance dans le fait que les institutions doivent être gérées sans souci des missions ni de principe d’égalité. Ceux qui subissent, qui sont traités en « trouble-fêtes » et en naïfs ne sont pas tant des victimes que des vaincus potentiels. Ils tiennent des positions, qu’ils perdent souvent. Mais qui peut décider à leur place que ceux-là se trompent de combat et ne savent pas ce qu’ils font ? Car l’institution est aussi création continue de forme si nous les tenons. Les écoles et les universités sont menacées d’être vidées et colonisées de l’intérieur sans que les termes, les bâtiments, les représentations ne soient transformés : il faut en garder à l’état «  marques » et en siphonner la substance vitale. Oui les problèmes des institutions comme lieux de vie pullulent et s’aggravent, mais le plus grave est peut-être que nous sommes incapables de les habiter pleinement à partir de la conviction partagée que ce sont « nos lieux », des milieux qui héritent et transmettent des potentialités. Leur critique radicale nous épargne la responsabilité de les avoir désertées.

L’institution n’est pas un remède aux hommes, elle n’est pas ce qui nous affranchit des passions et de la vie, pour peu que nous l’habitions pleinement. Or nous ne le faisons pas. Nous sommes tentés de les livrer sans combats à des « partenaires », des ingénieurs et des agences qui les convertissent, avec notre complicité résignée, en des organisations professionnellement gérées destinées à produire, traiter, mesurer, assigner, et surtout, qui en organisent la mutation. La vision proposée par Maintenant renvoie à l’état dépassé d’une institution supposée inamovible et soustraite « au cours imprévisible du devenir ». Or depuis quelques décennies, l’institution est justement un des principaux terrain d’expérimentation de la mutation sociale : elle est le règne de l’innovation, car celle-ci y prend un relief flatteur, sur la toile de fond d’un imaginaire de l’immobilité et de la stabilité. Les attaques perpétuelles contre l’immobilisme des institutions éducatives sont l’artifice d’une mise en scène de la lutte contre les conservatismes et les frilosités, au bénéfice d’un marché de l’innovation, heureux de soutenir la critique radicale des institutions. La souffrance qui s’y développe est le signe qu’il était temps d’agir. Le silence du public est commode. Les chercheurs n’aiment pas ce public confiant et silencieux, ils délèguent le soin de s’y intéresser au secteur des études ou à la critique agacée : ils n’en finissent pas de s’irriter de cette condition si éloignée des postures d’affirmation et de revendication chère à une vision politique dominante. Mieux vaut encore le consommateur mécontent et méfiant que le public confiant dans ses institutions. Pour qui a suivi les usagers précaires et « anormaux » des bibliothèques publiques (ou des hôpitaux), il est évident que nous n’avons aucun droit de décider à leur place du devenir d’institutions qu’ils sont parfois les seuls à habiter pleinement.

Après Nuit Debout

Il n’y a sans doute rien à juger de ce qui s’est passé au printemps 2016 car nous ne savons pas ce qui s’y est passé si nous ne faisons pas l’effort de savoir ce qui s’y est passé pour chacun. Il faut en garder autre chose que l’attente d’une « mouvement » qui déboucherait sur un rapport de force à l’intérieur du cadre, ou plutôt sur la scène de l’amplification spectaculaire (et médiagénique) d’une « forme politique » avec des forces en présence représentées par des instances qui s’affrontent réussissent, échouent.

Il s’agit, plutôt que de faire la leçon, de nous rendre témoins de ce que nous ne pouvons pas immédiatement interpréter, ce que nous ne pouvons pas projeter sous forme d’un « progrès », percevoir que les lieux stratégiques ne sont plus dans des centres mais dispersés, loin des regards (comme l’a été pour Michel Foucault la prison découverte comme lieu stratégique). Le Comité Invisible, dans Maintenant, invite à rendre compte de lieux et de temps locaux (la tête de cortège pour au moins une partie des auteurs) pour reconstituer une géographie de nos lieux de vie. Il s’agit de lâcher le confort d’analyses qui visent la généralité des visions de la société pour se mettre à la tâche de reconstruire ce que nous avons en commun. Il s’agit ainsi de réagir à la fragmentation constatée (que les auteurs résument parfaitement) sans le secours « d’unités » proposée à la vente en compensation. Ce n’est pas une position de repli stratégique, de retraite, c’est une position cohérente pour reconstruire un monde habitable à partir de ce qui a été appris par chacun. Peu après Nuit Debout, une discussion avec des collègues turques limogées de leur université et menacées de prison porte sur Gezi. Pour elle, en dépit de la répression sévère qui a réduit Gezi à l’état de souvenir, le mouvement n’est ni mort ni vain : il resurgit à certains moments, à certains endroits, comme une source souterraine qui rejaillit, par exemple en France à Nuit Debout ou dans d’autres sites (Occupy Wall Street). Il faut supporter que des processus se poursuivent hors de la vue et dans des temps discontinus. Cette conception des continuités latentes constitutives de formes vivantes rejoint celle des « résurgences » chères aux philosophes Alessio Moretti et Paolo Flores d’Arcais. Pour ce dernier, les mouvements des « Girotondi », au début des années 2000, ces rondes citoyennes qui encerclaient les bâtiments des institutions publiques pour les protéger des projets de Silvio Berlusconi puis ont semblé s’éteindre se sont enracinés mais ils se comportent et se comportements à l’image de ces fleuves karstiques, dans la zone frontalière entre la Slovénie et l’Autruche, visibles, puis souterrains et invisibles, avant de resurgir à nouveau en différents petits ruisseaux qui débouchent dans un lac et deviennent ensuite tumultueux ». Autrement dit, il y a des périodes « visibles » et des périodes « souterraines » comme il y a des périodes intellectuelles « pauvres » et des périodes « riches ». Cette conception permet au minimum de dépasser les attentes de ce que doivent être les suites d’un mouvement (des leaders, un parti, etc.), et de ne pas être aveugle à l’entretien tenace des milles publications clandestines ou partagées, réunions, réseaux d’entraide, discussions, ouvertures, etc. Ce sont ces objets qui tout à la fois aiguisent une pensée de la société « plus qu’humaine » (pour reprendre le terme cher à David Abram pour évoquer sa découverte des sociétés où cohabitent les hommes et les autres êtres vivants) et vaccinent contre le vacarme médiatique permanent.

Qui est nous ?

Qui parle ? D’où tu parles ? Telles étaient les questions rituelles posées dans les assemblées au cours des années 1960 et 1970, alors que Foucault décortiquait les rapports pouvoir/savoir et que Roland Barthes enseignait que le langage est pouvoir. La question primordiale qui se pose aujourd’hui s’est déplacée, confrontés que nous sommes à la difficulté à faire du collectif. La multiplication des « collectifs » – justement ringardisée – en est le symptôme. Qui est « nous » ? À qui s’adresse ce livre ? Qui le lit ? Mystère.

Des journalistes sont tentés de n’y voir un manuel à l’usage des jeunes générations « radicalisées » (anarchistes, autonomes, antifas, zadistes…), d’autres le totem de « génération ingouvernable ». Indénombrable, cette constellation toucherait en vérité certaines fractions de la classe moyenne blanche bien dotées en capital culturel (hérité) et scolaire (acquis), pour le dire à la Bourdieu. Pourtant ce « nous » en question semble plus problématique à définir au regard de réagrégations en cours.

Il n’est pas absurde de penser que ce « nous », fort d’une expérience historique commune, cristallise en effet une multiplicité de mondes sociaux en terme de générations, de classe d’âge, de statut, renvoyant à des expériences variées, inégalement militantes et engagées, des « jeunes » bien sûr mais aussi des « vieux » et des « anciens » de différentes catégories sociales, racisés, stigmatisés (ou pas). Par certains côtés, c’est un « nous » invisible, que l’on ne voit pas dans les médias, que l’on croise dans le métro sur un mode sérialisé et que l’on redécouvre dans sa singularité lors des manifs.

Ce n’est pas le peuple, c’est l’agrégation momentanée de plusieurs cercles qui se donne à voir de diverses manières (vestimentaires, langagières, corporelles…) Il y a une nouvelle génération réunissant des collégiens, des lycéens, des étudiants, des jeunes salariés, plus que moins politisés dans des organisations, qui ont pris l’habitude de « bouger » depuis leur adolescence à travers différentes pratiques (graffiti, catacombes, voyages, etc.) et une certaine expérience de la police (interpellations houleuses, gardes à vue, pratiques d’humiliation). Leur point commun est de subir une même précarité tout en expérimentant des formes de vie (co-locs, micro-communauté) et de travail (ateliers partagés, etc.).

Mais ce bloc est lui même traversé par bien des fractures. Ainsi, dans ce bloc, il y a un public plus jeune (15/20 ans), beaucoup moins (ou pas) politisé, ayant néanmoins la rage, qui a vécu ses premiers manifs l’an dernier, quelques mois à peine après les massacres commis à Paris qui l’ont fédéré en négatif. Aux clivages structurels entre les jeunesses s’ajoutent des oppositions de classe. Lorsque toute cette jeunesse plutôt issue des classes moyennes urbaines se mobilise et descend dans la rue, la jeunesse populaire urbaine des quartiers semble indifférente. D’ailleurs, ils sont venus le dire Place de la République l’an dernier : « Nous, ça fait trente ans que nous subissons ce que vous sembler découvrir ! ». La polarisation sociale est encore plus forte si on considère la mobilisation des classes moyennes, qui a été forte dans le secteur public, contre la loi travail, le gouvernement, les violences policières mais aussi pour une autre société, d’autres relations humaines et rapports à l’environnement.

On trouve également toute cette catégorie dont nous faisons partie au-delà des profs de fac, composée d’artistes, de profs de lycée et collège, de militants, de journalistes, lui aussi mobilisé contre la loi Travail, voire sur d’autres luttes (migrants, projets d’aménagement urbain, citoyenneté). Certes beaucoup plus protégées socialement, ces personnes font aussi l’expérience de l’échec des modèles de vie socialement attendus, en tout cas s’interrogent et lisent aussi bien Le Comité invisible et Rancière que Virginie Despentes et Marcela Iacub… Mais là encore, on devine combien la fragmentation est à l’œuvre et que ces catégories sont encore trop larges. Et c’est cela qui est intéressant : Maintenant exprime un point de vue minoritaire, potentiellement plus diffus qu’il n’en a l’air…

Le mouvement social contre la loi Travail puis les Nuits debout ont cristallisé un « ras-le-bol général » qui en a surpris – et ravi – plus d’un. Même les sondages l’ont confirmé ! Nous ne savons plus si l’expression massive et forte de ce ras-le-bol est un cinglant démenti de la supposée dépolitisation des Français et le signe d’un souci des affaires publiques (qui ne manqua pas de se prolonger mais dans un registre plus institutionnel et légitime lors de la longue séquence électorale de Trump à Macron) ou si tout a été fait dans les médias dominants pour colmater la brèche au plus vite et donner le sentiment d’un chaos appelant à une « épidémie de croyances » (Cyrulnik). Car justement, tout est fait pour que cette expression soit étouffée au nom de l’Etat d’urgence, au profit des figures disqualifiantes des « casseurs », de la « violence », de « l’ultra-gauche »…

L’événement importe par ses potentialités. Il résulte que la sociologie des ami.e.s du Comité invisible est plus complexe qu’elle n’y paraît. C’est un ensemble indifférencié mais significatif de lecteurs qui peut constituer à certains moments un « quasi-groupe » (Henri Lefebvre). Celui-ci peut faire réseau, multiplier les initiatives pour sortir de la « nasse », ne pas être céder aux totalisations.

Désaccords

Partager des analyses, ce n’est pas les valider et être d’accord sur tout. Mais plutôt que la critique, souvent contre-productive parce qu’indifférenciée, l’expression de désaccords nous semble plus porteur. Il est important de signifier nos désaccords, d’en rendre compte et de faire avec.

Nous sommes ainsi en désaccord avec les jugements exprimés sur la forme et la société salariales. Ceux-ci confondent, nous semble t-il, deux processus très différents, bien que connexes : d’un côté, les apports historiques du salariat, comme l’a magistralement montré Robert Castel, source d’intégration et de protection sociales qui se généralise dans les années 1960 et 1970 ; de l’autre, les souffrances au travail, étudiées par Christophe Desjours et d’autres, allant du harcèlement sexuel et moral au burn out et suicides, comme chez France Telecom ou ailleurs, à la question de la pénibilité du travail. Entre ces deux processus, il y a l’actuelle crise du salariat, sa désintégration, il y a la troublante disparition du thème du travail, notamment lors de la dernière séquence électorale. Or cette question reste centrale dans nos vies : le travail comme support de l’identité collective, mais aussi comme aliénation.

Nous sommes surpris que le féminisme – des luttes à l’épistémologie féministes – ne soit pas plus pris au sérieux ; sinon à travers une ou deux choses essentielles mais datées. Or c’est oublier le rôle qu’a eu la « Commission Féminisme » à Nuit debout (voir Nuit debout. Les textes, par P. Farbiaz, Les petits matins, 2016, pp. 105-110). C’est oublier que la convergence des luttes, c’est aussi la place prise par les collectifs LGBTQ dans les mouvements récents. C’est passer sous silence que la question du genre dans l’analyse des formes de domination et de résistance est centrale. Il serait extrêmement dommageable et injuste d’écarter toute l’éthique du care (Laugier, Gillighan, Paperman, Damamme) au motif que les féministes ont « contribué à éloigner à nouveau le proche, « le quotidien », en l’idéologisant, en le politisant extérieurement, discursivement » (p. 64). On pourrait faire exactement le même reproche au comité invisible lorsqu’ils écrivent Maintenant : il faut bien écrire et diffuser, et c’est aussi la responsabilité des lecteurs que nous sommes de ne pas réduire les auteurs à leurs livres et de chercher parmi eux, ceux qui mettent en cohérence leurs textes et leur vie.

D’une manière plus générale, il faut reconnaître plus nettement l’avantage épistémologique des dominé.e.s qui ont vu depuis des siècles des choses que ne peuvent pas voir les dominants : car ce sont eux qui ont fait l’effort de désigner sans cesse (et à quel prix !) les silences et les absences, devenus intolérables, dans la toile discursive des grandes visions historiques et politiques savoirs critiques. Ce sont les auteurs d’une histoire revisitée à travers le prisme de l’esclavagisme, du féminisme, qui tout à la fois fragmentent les grands récits et ouvrent la possibilité de nous créer de nouvelles visions.

C’est d’ailleurs à partir de cette base que nous pouvons veiller à nos oublis, notre insensibilité, par exemple aux quartiers devenus si impopulaires, en proie coup sur coup aux logiques de la désaffiliation sociale et du ghetto urbain, ethnique, électoral. Miroir grossissant des fractures et crispations et hexagonales depuis quarante ans, les populations qui habitent les « quartiers » sont souvent prises en tenaille entre les trafics illicites et les violences policières, les campagnes de calomnie et la radicalité religieuse – d’où quelle vienne -, les désertions et impuissances des acteurs. Perçues comme une menace, elles se sentent méprisées et exclues de la communauté nationale, sans représentation ni porte-parole. C’est ainsi qu’elles deviennent invisibles non seulement dans les dominations et discriminations qu’elles subissent mais dans les résistances de toute sorte qu’elles organisent au plan associatif, éducatif, culturel, cultuel et politique, sur le Net, Facebook, etc. Oui, les quartiers populaires ne sont pas un désert politique, oui il y a du politique dans les quartiers. C’est aussi cette effervescence qui a droit à notre reconnaissance et soutien de bien des manières.

En matière d’organisation précisément, Maintenant ne propose rien. Fin de non-recevoir aux déçus. Il n’empêche, la question de l’organisation est cruciale. Elle n’est pas seulement le Leviathan, elle est de savoir comment « discipliner l’événement », pour parler comme Badiou repris par Bertho dans Les enfants du chaos (la Découverte, 2016). Dit autrement, comment s’auto-organiser dans le respect de l’autonomie de chacun – plutôt que dans le phantasme totalisant de la « convergence des luttes » – avec un sens du commun, une perspective ? Sur le front des luttes et des actions, la recherche de ponts ou de passerelles, de lieux intermédiaires, d’un langage commun est une chose qui trouve sur internet, dans les réseaux et dans la rue de nombreux relais. A cet égard, comment s’organiser sur et par les réseaux sociaux est crucial, afin de rendre plus encore possible la circulation et le partage des événements, initiatives, actions, dans la recherche de latéralité, de vitesse, de preuves numériques, de façon plus rationnelle. Internet comme support d’intelligence et de résistance collectives, contre-média face aux empires médiatiques de masse. Il convient juste ne pas oublier cette question de l’organisation se pose très concrètement, comme lors de cette manif’ caniculaire du 19 juin Place de la Concorde, afin d’éviter la nasse pour se retrouver ailleurs, partir en cortège sauvage mais le faire savoir au bon moment. On n’a pas fini d’en discuter.

Et puis il y a ce qui est plutôt un étonnement qu’un désaccord à propos des dimensions internationales de la révolte. On est en France et en même temps dans un hors-lieu. Or, l’émeute participe d’une globalisation de la révolte que l’on retrouve partout à l’œuvre depuis le début des années 2000; elle est centrale dans la « grammaire politique élémentaire de l’époque ». Au fond, on retrouve cette veille idée que les mêmes causes produisent les mêmes effets, en Europe du Nord, aux Etats-Unis ou en Chine. Nous avons besoin d’une géopolitique. Car on voit bien que les frontières sont ailleurs que là où on les place dans les visions politico-médiatiques sans cesse réaffirmées des Etats, de l’Europe, des empires.

Prolongements

La dernière partie « Pour la suite du monde » change de ton. Plus trace de sarcasmes ni de dénonciation virulentes des faiblesses et des incohérences de tous ceux qui ne se donnent que l’illusion de vouloir changer le cours des choses sans renoncer à rien. L’ouvrage se termine sur un retour au geste qui l’a rendu possible et qui suggère l’exigence d’assumer non plus la rage mais l’amitié, et surtout les attachements au monde non strictement humain. Les auteurs nous invitent à nous occuper de ce qui amplifie l’expérience de la communauté définie comme continuité avec les êtres ou avec le monde. Refaire communauté, c’est quitter l’illusion des mille « collectifs » qui nous occupent le temps d’un projet et nous engluent dans une « texture molle et ectoplasmique » (p. 142), pour préserver des agencements souples autour de désirs. Le management raffole de ces collectifs qualifiés « d’agiles », de « souples », supposés être adaptés aux caractéristiques de la jeunesse, destinés à faire fonctionner le régime de l’entreprise dans toutes les sphères de la vie sociale, permettant de sans cesse agiter la carotte d’une réintégration possible dans la vie ensemble de tous ceux qui sont jetés aux marges, car « les collectifs ont vocation à réagréger ceux que rejette ce monde, ou ceux qui le rejettent » (p. 144). La fin de l’ouvrage témoigne précisément de ce qu’un ou plusieurs auteurs ont vécu et ressenti dans le fameux cortège de tête : la possibilité de voir autre chose. Cette aptitude à la voyance nous rappelle à ce que voient des subalternes, toujours plus nombreux, et quel savoir ils mettent en partage depuis ce qu’ils voient chacun. Nous pouvons nous exercer à comprendre de mieux en mieux ces points de vue depuis des frontières: il s’agit de « s’ajouter la capacité à voir des uns et des autres en tout domaine, composer de nouvelles perceptions et les raffiner à l’infini » (p. 148). Par exemple, dans son article « La Grèce, la frontière, l’Europe » publié en juin 2017, Stathis Kouvelakis nous invite à voir l’espace européen depuis la Grèce considérée comme « avant-poste et frontière » : il nous propose d’adopter « le point de vue de la Grèce, c’est-à-dire un point de vue dominé/subalterne, pour essayer de penser l’espace européen en tant qu’il est traversé par des formes de polarisation et de hiérarchie ».

Le geste sur lequel se conclut l’ouvrage est lui aussi la proposition de partager ce que nous voyons, car « voir, c’est parvenir à sentir les formes » (p. 149). C’est un geste créateur et vivant : il nous renvoie au désir de vivre pleinement des continuités au monde, de le défendre où que nous soyons, et de nous en porter témoins. C’est ainsi que nous pourrons nous entraider, nous extraire des cadres qui nous mutilent, et nous rendre plus courageux pour les luttes qui viennent. Les auteurs ont situé pour eux-mêmes les lieux d’une expérience qu’ils ont faite de ce qui est pleinement vivant : Nuit Debout, et le « cortège de tête ». On y sent, parfaitement, la situation d’où le monde est compris dans le geste de l’habiter. À chacun (auteurs de ces lignes compris) de faire crédit à ceux qui sont occupés ailleurs dans d’autres espaces, sur d’autres frontières, d’une capacité d’en voir quelque chose pour « livrer des passages entre les fragments, les mettre en contact, en organiser la rencontre, frayer les chemins qui mènent d’un bout de monde ami à un autre sans passer en terre hostile » (p. 43).