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"Mélancolie et révolution vont de pair"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Notes critiques sur l'histoire des relations entre mélancolie et révolution dans le dernier livre d'Enzo Traverso.
L'ouvrage d'Enzo Traverso présente un intérêt à la fois pour ceux qui se sentent appartenir aux gauches et ceux qui s'intéressent à l'histoire intellectuelle plus largement car Traverso y met en œuvre sa manière de faire l'histoire au croisement de la mémoire, de la théorie et de l'histoire. Il a déjà fait l'objet de comptes rendus, comme celle-ci, ainsi que d'entretiens et de présentations, à la "Grande Table" de France Culture et lors d'une conférence organisée par la Société Louise Michel.
La méthode d'analyse suivie par l'auteur demeure fidèle à ce qu'il exposait dans la préface à L'histoire comme champ de bataille (2011): contextualisation, historicisation, comparatisme et contextualisation sont autant d'opérations par lesquels Traverso veut rendre compréhensible l'histoire, que ce soit celle des affects, des événements ou encore de la mémoire et des cultures politiques.
Pour poursuivre la voie choisie par l'auteur et saisir réellement la "force d'une tradition cachée", on pourrait aussi envisager d'approfondir l'étude de la mélancolie de gauche. Procéder à l'objectivation de cette mélancolie dans les profondeurs de la conscience politique et des émotions des classes subalternes à l'échelle du monde. Enzo Traverso analyse des affiches, des films, des photos, des textes de la tradition révolutionnaire du XXe siècle pour saisir la mélancolie de gauche de la part de ceux qui produisent et dominent la culture politique des gauches, soit des intellectuels et des dirigeants politiques. Or, il faudrait s'intéresser par exemple à la réception des images et des textes par les militants et sympathisants anonymes des mouvements révolutionnaires. Non pas pour contredire mais pour enrichir et renforcer les idées-forces du livre comme l'idée que "mélancolie et révolution vont de pair".
Une telle histoire sociale de la culture politique serait pleine de surprises concernant le sujet traité car l'histoire conceptuelle/intellectuelle à la Reinhart Kosseleck qui est présente dans cet ouvrage laisse de côté la problématique de la réception et des conditions de possibilité d'une culture de gauche dans les classes subalternes, pour se focaliser sur la logique interne propre aux œuvres des élites intellectuelles. Une critique similaire à celle de Roger Chartier concernant l'histoire globale et l'histoire connectée: "Penser le monde? Mais qui le pense: les hommes du passé ou les historiens du présent?" à laquelle Romain Bertrand ajoute "les rois et les lettrés ou les matelots et les esclaves?" (C. Delacroix et alii, Historiographies, I. Concepts et débats, Gallimard, 2010, p. 376).
En déplaçant notre regard des élites politiques et intellectuelles des gauches pour nous tourner vers les acteurs anonymes ordinaires des mouvements sociaux et des luttes politiques - comme le fait Carmen Castillo dans On est vivants (2015) - il devient possible de voir comment en pratique l'horizon libéral indépassable post-1989 commence à se fissurer sous nos yeux, ou comment les résistances nourries de mélancolie et de mémoires subalternes s'ouvrent sur des horizons politiques d'émancipation nouveaux et imprévus, comme l'ont montré chacun à leur manière le zapatisme, le socialisme bolivarien, l'indigénisme, l'altermondialisme et les différents mouvements des places au sud de l'Europe. Mélancolie et espoir y sont dialectiquement liés dans ces vécus politiques collectifs.
A l'inverse, si l'on garde les seuls intellectuels de gauche en perspective, l'analyse se rapproche terriblement et fatalement de ce bilan satisfait de François Furet d'un siècle des révolutions qui prend fin: "L'idée d'une autre société est devenue impossible à penser, écrivait ce dernier dans Le Passé d'une illusion (1995), et d'ailleurs personne n'avance sur le sujet, dans le monde d'aujourd'hui, même l'esquisse d'un concept neuf. Nous sommes condamnés à vivre dans le monde où nous vivons." Il est significatif que dans l'un des essais réunis dans L'histoire comme champ de bataille (2011), Enzo Traverso cite un point de vue similaire de Perry Anderson et de Fredric Jameson dans la New Left Review en 2000 et 2003.
Passant en revue la misère, la mort et les massacres, le racisme, la persécution et la torture, à côté des réacteurs atomiques qui "marchent" sans arrêt et "passent au soleil levant les lunes artificielles", Nazim Hikmet terminait son poème "Espoir", à Varsovie en mars 1958, par ce pari politique volontariste : "Ils marchent, ils marchent, les réacteurs atomiques, et passent au soleil levant les lunes artificielles, au soleil levant, n'y a-t-il aucun espoir? Espoir, espoir, espoir, l'espoir est en l'homme."