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Carré rouge : itinéraire d’une revue marxiste
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/carre-rouge-presentation-chesnais/
Contretemps va publier progressivement, dans sa section « Archives », l’intégralité des numéros de Carré rouge. Fondée en 1995, cette revue marxiste a constitué un espace important d’élaboration et de débat au sein de la gauche radicale française, dans une séquence historique marquée par relance des mouvements sociaux et de la pensée critique. Dans cet article, François Chesnais, l’un de ses fondateurs et principaux animateurs durant près de deux décennies, revient sur l’itinéraire de Carré rouge en dressant un bilan précis de ses acquis mais aussi de ses limites.
La revue Carré rouge est née fin 1995 à la suite de rencontres répétées dans la rue, lors des manifestations contre le projet de loi de contrat d’insertion professionnel (CIP) du gouvernement Balladur en 1994, de militants ayant, à un moment ou un autre, été exclus de l’OCI-PCI ou l’ayant quitté. Comprenant l’augure ils ont saisi l’opportunité et commencé à se réunir régulièrement à six ou sept dans les bureaux de Jacques Kirsner (qui écrira ensuite sous le nom de Charles Jérémie). Ils y ont eu pendant de nombreux mois des discussions poussées qui les ont conduit à décider de publier ensemble une revue, chacun gardant son autonomie politique. Il ne s’agissait surtout pas de créer une organisation. Le texte de fondation établit un cadre de positions communes, de délimitation politique, à la fois théoriques (la polémique contre François Furet à propos de « l’horizon indépassable du capitalisme » dans l’éditorial du n°1) et concrètes (dès ce numéro il y a un article d’Yves Bonin sur le FN). Dans le n°2 il y a un article sur l’importance du mot d’ordre des Etats-Unis socialistes d’Europe, qui sera ensuite repris régulièrement. La revue se place sous le signe de la déclaration de l’opposant russe Andreï Siniavsky face à ses juges « le socialisme est le seul but qu’une intelligence contemporaine puisse s’assigner », mais chacun écrit en fonction de ce qui l’intéresse et de ses capacités (observation et commentaire de la politique française, mouvement de l’économie capitaliste mondiale, questions culturelles). Les discussions sur le sens du socialisme au tournant du 21° siècle ne viendront que plus tard. Le noyau qui a assuré la continuité de la parution pendant dix-huit ans a toujours été petit. Il a pu s’élargir à certains moments et a subi à d’autres tant le contrecoup de ruptures que les effets du recul politique général des travailleurs et des révolutionnaires. Trois des sept militants signataires du texte de fondation se trouvaient encore dans le comité de rédaction lors des réunions qui ont précédé la dissolution de la revue. Le directeur de la publication Yves Bonin et le rédacteur en chef François Chesnais ont joué un rôle important pour assurer cette continuité. Ils ont été fortement aidé à partir de 2008 par Samuel Holder, jusqu’à ce que les difficultés à analyser à cinq ou six militants les contrecoups politiques et sociaux de la crise économique et financière mondiale, le constat amer de l’isolement du peuple grec dans son combat et de l’échec de la révolution en Égypte, aboutissent la disparition de la revue en 2013.
Des premières années faciles
La naissance, le parcours et la mort de Carré rouge sont illustratifs de la dépendance par rapport de l’état de la lutte des classes d’une publication militante, qui ne veut pas être une lettre interne à un petit groupe mais s’adresser à d’autres et qui s’est donné pour but d’être « à l’origine d’une authentique réhabilitation de la réflexion politique » (texte de fondation), ou encore « un foyer de libre réflexion » (Michel Lanson dans le n°2). Les débuts ont été faciles. La parution de la revue et sa diffusion rapide, en particulier dans les cercles militants de la région parisienne, ont bénéficié des évènements de l’époque. Le premier numéro paraît en novembre 1995 en pleine grève des cheminots et au moment des manifestations massives qui l’accompagne. Deux textes du n°2 cherchent à tirer collectivement des enseignements de ce mouvement. Après l’échec de Juppé, la dissolution par Chirac de l’Assemblée nationale et la victoire du PS emmené par Jospin, les résistances que le gouvernement PS a rencontrées très vite chez les salariés ont été des facteurs propices à la consolidation de la revue. Nous y revenons plus loin. Mais les objectifs de la revue sont une force d’attraction en eux-mêmes. Claude Serfati commence à y écrire régulièrement, tandis que des militants n’ayant pas appartenu à l’OCI-PCI rejoignent le comité de rédaction. Le premier qui se met à écrire pour la revue en 1997 est Jean-Pierre Divès, qui vient de la Ligue socialiste des travailleurs, le groupe français membre de la Ligue internationale des travailleurs (LIT) fondée par Nahuel Moreno. Le n°7 publie une tribune écrite par les militants de Bordeaux et de Rouen exclus de Lutte ouvrière. Ceux-ci ont fondé avec Divès La Voix des Travailleurs (VDT) et pendant deux ans ils participent activement aux réunions plénières mensuelles de Carré rouge. Dans le n°9 Samuel Holder plaide pour que les militants « se dégagent des formules du passé pour penser les taches d’aujourd’hui ». Des militants de Rouen écrivent fréquemment, Laurent Cavalier dans la période du gouvernement Jospin et Nadine Floury surtout dans la dernière période, tandis que des militants ouvriers de petites villes normandes apportent leur appui à la revue. Bernard Friot est invité à présenter ses positions dans la revue (n°4, 9 et 11) et la soutiendra jusqu’à la fin. Claude Méliassoux (n° 15-16 et 17) et Jacques Texier (n°15-16 et 17) collaborent avec la revue.
Cette capacité d’attraction et l’exercice effectif par le revue d’une fonction de forum d’une extrême gauche en recomposition, permettent à Carré rouge d’appeler entre décembre 1999 et septembre 2000 à quatre journées d’études, suivies d’un atelier d’une demi-journée sur la démocratie (voir les numéros 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15-16 et 17) auxquelles des organisations politiques et des fractions publiques ont participé et proposé au total de nombreux textes de discussion. Ils incluent ceux de Daniel Bensaïd, Léonce Aguire et Léon Crémieux, ainsi que de militants représentant différentes sensibilités à l’intérieur de VDT. Il commence à être question de former un « nouveau parti anticapitaliste » dont certaines contributions se font écho. Il est aussi beaucoup question des rapports avec le PCF et donc avec le stalinisme. Au plan domestique elle a été soulevée dans toute sa clarté par le soutien de LO et de la LCR à la manifestation « contre le chômage et les licenciements » convoquée le 16 octobre 1999 par le PCF alors dans le gouvernement Jospin aux côtés du MDC de Jean-Pierre Chevènement (voir l’éditorial et les articles très critiques du n° 12). Ce soutien a divisé VDT, tous les militants n’enjoignant pas les arguments avancés par Gallia Trépère dans le même numéro pour rejoindre la LCR. Samuel Holder n’adhérera pas à la LCR et sera un pilier du comité de rédaction. Au plan international la nécessité de se dégager complètement du stalinisme a été posée dans la revue à propos du livre sur la guerre de l’OTAN contre la Yougoslavie de 1999 (guerre du Kosovo) écrit par François Chesnais avec Tania Noctiummes et Jean-Pierre Page, secrétaire international de la CGT dans l’équipe de Louis Viannet. Le n°13 contient un article critique de Vincent Présumey qui met en lumière les points où il pense que Chesnais s’est adapté aux positions de Page.
Combat contre le gouvernement Jospin, analyse et positionnement sur les évènements mondiaux
La consultation de Carré rouge aidera tout lecteur qui voudrait suivre les résistances opposées par les salariés à la politique du gouvernement Jospin. Ils y verront comment s’est creusé le fossé politique entre celui-ci et tous ceux qui avaient voté PS en 1997, dont l’aboutissement a été la déroute de 2002. Le face-à-face commence avec le combat des chômeurs en 1998 (article de Charles Jérémie et François Chesnais dans le n°8) et la résistance des enseignants dont Pierre Sauve apporte le témoignage depuis le 93. Dans le n°10 Charles Jérémie livre une première vue d’ensemble des grèves, petites ou plus grandes. Le n°12 analyse les propos de Jospin lors des grands licenciements chez Michelin (« on ne peut pas gouverner contre les marchés). Puis dans le n°14 deux articles analysent la portée de la démission d’Allègre du ministère de l’Education face à l’ampleur de la résistance des enseignants (Michel Lançon) et le sens du remaniement gouvernemental de 2000 (Charles Jérémie et François Chesnais). Dans le n°20 on trouve une analyse de l’éclatement des différentes composantes de la majorité gouvernementale (Charles Jérémie), pas important vers la déroute de 2002. Lors des présidentielles Carré rouge appelle à ne pas voter pour Jospin (n°21) et ne vote pas Chirac au deuxième tour. Le n°22 contient une longue analyse des résultats des élections législatives de 2002 (Charles Jérémie) ainsi que des articles sur la situation sociale et politique de Jean-Philippe Divès, Samuel Holder et Alain Bihr. Le n°23 poursuit la discussion sur le vote Chirac au deuxième tour avec des articles de Bonin et Divès et publie une lettre invitant la LCR à développer sa proposition d’organiser « une gauche radicale et anticapitaliste ».
Les évènements internationaux ont conduit Carré rouge à leur consacrer de plus en plus de place. La revue prend tout de suite position contre l’intervention militaire de l’OTAN en Yougoslavie en mars 1998 (guerre du Kosovo) et y consacre la moitié du n°11 avec des articles de Bonin, Chesnais, Jérémie, Divès, Serfati et Holder). Avec le début de la seconde intifada en septembre 2000, la question de la Palestine est traitée régulièrement (Gilbert Achcar dans le n° 15-16, puis une suite de textes dans les numéros 18, 20, 21, 22, 24). A la suite des manifestations contre l’OMC à Seattle fin novembre 1999, Carré rouge a également suivi avec attention la naissance du mouvement anti ou altermondialiste. Un premier article de Jean-Philippe Divès paraît dans le n°13). Il sera suivi d’un article de Jean-Pierre Page sur le premier Forum social mondial de Porto Alegre de janvier 2001 (n°17) et de témoignages et réflexions sur les manifestations de Gènes de juillet 2001 (n°19) et enfin de témoignages et réflexions très critiques sur le second Forum social mondial de membres d’Attac suisse et de François Chesnais (n°21). L’attentat contre les Twin Towers à New York du 11 septembre 2001 a donné lieu à deux réunions d’intense débat pour comprendre la portée de l’évènement et ce qu’annonçait dès début octobre 2001 l’invasion de l’Afghanistan. L’éditorial d’Yves Bonin du n° 19 rend compte de ce débat, y compris la présentation par quelques camarades de l’attentat comme étant une « juste revanche » de la guerre du Golfe dix ans plus tôt (hiver 1990-1991) et de ce qui se passait en Palestine depuis 2000. Cette façon de voir est récusée par le comité de rédaction plus fermement que dans d’autres organisations, permettant la participation active de Denis Paillard à ses travaux et donc l’extension de l’analyse vers la situation en Russie. Suivent dans le même numéro des articles de Charles Jérémie, Charles-André Udry, Samuel Holder et François Chesnais. L’hypothèse d’un enlisement des Etats-Unis en Afghanistan est soulevée à l’instar de ce qui s’était passé lors de l’invasion soviétique de 1979. Dans le n° 20 un long article très documenté de Vincent Présumey retrace longuement l’histoire de l’Afghanistan depuis le dix-huitième siècle. Les numéros 19 et 20 portent aussi sur la situation de l’Argentine avant et tout de suite après le soulèvement qui a forcé le président de la République à s’enfuir. Des articles de Roberto Ramirez et Aldo Romero de la revue Herriamienta et de Jorge Altamira de Politica Obrera sont publiés. François Chesnais et Jean-Philippe Divès entament la rédaction du livre Que se vayan todos !, dont la parution donne lieu à un débat dans le n°24.
L’année 2003
L’invasion de l’Irak le 23 mars 2003 a été tout de suite perçue à Carré rouge comme un évènement exigeant le débat le plus large et le plus approfondi possible. Le n° 25 lui a été entièrement consacré avec vingt contributions qui répondent aux questions formulées par le comité de rédaction, plus un article sur l’Iran et la traduction d’un article de Chomsky. Quatre contributions viennent du comité de rédaction, quatre de membres de la LCR, deux d’autres auteurs français, quatre ont été envoyées d’Amérique du sud et une d’Amérique du nord, une enfin d’Italie. Leur lecture, facilitée par un texte de classification-répartition des réponses, demeure tout à fait intéressante à la lumière de ce qui s’est passé en Irak et au Moyen Orient ensuite. Dans le n°28 deux articles de Claude Serfati et de Benoit Mély prolongeront la réflexion et dans le n°30 un article de Gilbert Achcar, commenté par Claude Serfati, actualisera encore en 2004 les conséquences de l’occupation militaire de l’Irak. Le pronostic de l’enlisement des Etats-Unis formulé dans le n°25 se confirme.
Au plan international 2003 est aussi la première année de gouvernement du Parti des travailleurs du Brésil au affaires depuis janvier, dont Carré rouge suit la première période d’alignement sur les politiques néolibérales qui s’achève en décembre de la même année avec l’expulsion de quatre parlementaires opposés aux réformes, notamment celle des retraites. Quatre longs dossiers, cordonnés par Jean Puyade et bénéficiant de la coopération avec A l’Encontre, sont publiés dans les numéros 26, 27, 28 et 29 qui contient aussi une réponse de François Chesnais et Jean Puyade à un texte de La lettre de la Vérité publiée par le PCI attaquant les parlementaires exclus du PT. En octobre 2005 dans le numéro 34, Puyade analyse de nouveau la situation brésilienne et présente la naissance du P-SOL.
En France l’année 2003 est celle de la grève reconductible dans l’Education nationale et des manifestations répétées des enseignants contre la réforme Raffarin-Fillon des retraites publiques. Les enseignants ayant été rejoints à un moment donné par les cheminots, la perspective de la grève générale a semblé être ouverte. Elle s’est heurtée au mur des appareils syndicaux et la réforme est passée. Les numéros de l’année qui a suivi permettent de saisir l’un des traits originaux de Carré rouge, à savoir de publier un ensemble de textes sur une situation qui rendent compte de la discussion interne au comité de rédaction et des nuances d’appréciation, voir des désaccords. Le n° 26 y consacre l’éditorial d’Yves Bonin et six articles (Bonin, Chesnais, Holder, Jérémie, Georges Sarda et Divès) et le n°27 des articles de Jérémie et Holder ainsi qu’une interview de François Sabado par François Chesnais. C’est dans l’éditorial de Bonin du n°26 que la question du bilan du mouvement de 2003 est le plus clairement posé : « les enseignants rentrent ensemble, dans l’ordre, sans ‘victoire’ mais sans défaite et même avec des ‘acquis’, essentiellement de conscience politique ». Lu aujourd’hui l’article de Holder du n°27 est particulièrement lucide : « il existe une sorte de fébrilité, y compris dans le militantisme, poussant à agir ou à s’agiter dans l’instant, sans réflexion globale ou historique ». Cela n’empêche pas les textes du n°28 d’être très « court-termistes ». Ils s’intéressent surtout à l’accord électoral LO-LCR en vue des élections régionales de mars 2004. Les résultats sont une véritable douche froide. Dans le n°29 un ensemble de textes fait le constat qu’il n’y a aucune progression électorale par rapport à 2002 et que la campagne a été d’une extrême médiocrité marquée du sceau de LO. En plus de ceux du comité de rédaction il y a des articles de Eustache Kouvelakis ainsi que de Vincent Présumey. Issu de l’OCI-PCI, ce dernier a créé un site militant en Auvergne qui aura sa propre trajectoire. Carré rouge est obligé de prendre ses distances avec la LCR et le comité de rédaction forcé de reconnaître les différences d’approche dans son sein. François Chesnais publie dans le n°30 « un retour critique et autocritique sur 2002-2004 » où s’expriment des désaccords avec Charles Jérémie. L’engagement de Carré rouge dans la campagne contre le projet constitutionnel européen fait que les désaccords latents ont été repoussés à plus tard. En effet, la fin de 2004 et les premiers mois de 2005 sont dominés par le référendum du 29 mai. Un important article d’Yves Bonin dans le n°31 qui montre « la chance de ‘repolitisation’ » offerte aux salariés et procède ensuite à une analyse de « la constitutionnalisation du capitalisme », est suivi quelques semaines plus tard par un supplément de 30 pages (numéroté supplément 31 mais compté ensuite comme n° 32) prenant position pour un Non au Traité avec un fort contenu anticapitaliste. Dans le n°33 huit textes analysent le résultat et trois autres reviennent sur des aspects du Traité. Un ensemble de textes du n°34 cherche à cerner la complexité de la situation « cinq mois après le 29 mai », faite d’une dégradation des rapports économiques et de manœuvre des appareils bloquant le développement politique des comités pour le Non. L’article d’Alain Mathieu de la LCR défend la perspective d’un nouveau parti anticapitaliste. Mais le n°34 ouvre aussi une piste assez différente. Il contient un texte d’Alain Bihr sur la théorie de l’auto-activité du prolétariat, annonciateur du début d’un travail collectif extérieur au champ des organisations politiques. A la suite de la révolte dans les banlieues de 2005 et des manifestations contre le CPE les numéros 35 et 36 proposent un ensemble de textes sur les combats de la jeunesse. La prise de position de Carré rouge sur l’immigration est publiée tandis que Pierre Tévanian apporte l’éclairage du chercheur.
« Penser le socialisme, le communisme »
Parallèlement à l’attention portée aux luttes contre le gouvernement Jospin et aux évènements internationaux majeurs, à partir de 2000 Carré rouge a entamé peu à peu un débat sur la nécessité de garder le cap sur le socialisme et donc de lui donner un sens après soixante-dix ans de stalinisme. Ce qui avait été à peine effleuré dans les débats entre les militants qui étaient venus aux journées d’étude de la première période (y compris par ceux de Carré rouge malgré la citation de Siniavsky) a été pris à bras-le-corps par Charles-André Udry dans son article « Socialisme » publié dans le n°14 de mai 2000. Ses responsabilités internationales aussi bien précédentes que du moment (les conférences « anti-Davos) le rendaient sensible à l’absence de cette perspective et conscient de la nécessité de la combler si possible. Le terme communisme a été préféré par Alain Bihr qui a présenté dans une réunion de la revue un long texte sur « l’actualité du communisme ». Ce texte a été publié en mars 2001 dans le n°18 avec des contributions de membres du comité de rédaction mais aussi de deux communistes libertaires, Nicole Thé et Gianni Carozza. Il y a eu de peu de prolongement immédiat au texte de Bihr et au début de débat avant que l’impasse des rapports LO-LCR fasse de nouveau sentir la nécessité d’un travail collectif sur ce plan. L’idée est centrale au texte de François Chesnais « critique et autocritique » du n°33. En juin 2005 se produit lors d’une rencontre à Nancy lors d’une rencontre organisée par le Rézo-antiK d’un début de travail commun entre Carré rouge, la revue A Contre-Courant (ACC) et le groupe L’émancipation sociale, conduisant à la publication dans le n°34 du texte d’Alain Bihr sur l’auto-organisation prolongé par des articles sur l’Argentine et L’Equateur dans le n°35. La revue A l’Encontre et les militants suisses qu’elle a regroupés se sont ensuite joints à eux pour entreprendre un travail collectif « Penser le socialisme, le communisme aujourd’hui ». Des réunions restreintes à Mulhouse ont été suivies de réunions plénières à Paris en janvier 2006 et à Nyons en juin de la même année. Les premières ont accouché d’un long texte sous ce titre où l’on reconnait les idées de Bihr et de Chesnais qui circulera avant la réunion de Nyons. La participation d’universitaires est sollicitée. Ainsi Stéphane Beaud et Michel Pialoux, dont les recherches ont été suivies depuis le n°13 participent à la première réunion plénière. Le n°36 rend compte de la seconde et publie deux autres textes préparés pour cette rencontre, dont l’un sur guerre et impérialisme. Les n°37 et 38 publient des articles qui s’inscrivent dans ce travail collectif (Chesnais sur l’évolution du capitalisme, Bonin sur le changement climatique, Holder sur « les voies difficiles de l’émancipation ») et d’autres sur des expériences d’auto-organisation (Oaxaca au Mexique). Dans le n°37 Charles-André Udry analyse les élections présidentielles brésiliennes de 2007, qui ont conduit au second mandat de Lula et où se présentait la candidate du Psol. La revue suit les développements au Moyen Orient avec la collaboration de la militante iranienne Yasmina Marther.
Vient ensuite la tentative de publier une revue commune entre Carré rouge et la revue suisse La Brèche animée par Charles-André Udry et ses camarades. La participation d’Alain Bihr et la publication d’une version abrégée du texte « Penser le socialisme, le communisme aujourd’hui », en font l’expression du travail collectif engagé depuis deux ans. La revue La Brèche-Carré rouge aura une vie très brève : un numéro d’hiver 2007-2008 et un numéro de printemps 2008. Un examen des sommaires montrent que la contribution suisse, outre la très belle maquette et la qualité de l’impression, consiste surtout de traductions et d’interviews, tandis que les articles écrits par les français ont continué à prendre la forme de réflexions soit théoriques soit se reportant à des évènements de la lutte des classe. La rédaction de ces articles s’est avérée lente et a créé des problèmes de fabrication et de logistique. Le souci du temps de la discussion qui marque Carré rouge comme collectif, tout comme la dimension d’improvisation présente dans la sortie de chaque numéro de la revue se sont avérés incompatibles avec des calendriers stricts. L’expérience de la revue commune a donc tourné court.
On continue …mais avec de plus en plus de difficultés
Il fallait rebondir après cet échec. Le défi a été d’autant plus grand qu’il fallait aussi acter les conséquences éditoriales de la rupture qui s’est produite en février 2008 au sein du comité de rédaction et plus spécifiquement au sein du noyau de militants qui avait lancé la revue en 1995. Chesnais et Bonin ne seraient pas parvenus à continuer de publier Carré rouge sans l’appui indéfectible de Samuel Holder et des rouennais autour de lui, ainsi que de l’aide de Denis Paillard. En effet la courte publication La lettre de Carré rouge qui paraît en juillet 2008 sous le titre « on continue » et ensuite le n°39 de la revue de décembre 2008 contiennent un ensemble intéressant de témoignages sur ce que militer en Russie signifie. Des contributions de Karine Clément prolongeront cette question dans les n°43 et 46 avant que Denis Paillard ne nous introduise aux travaux de Moshe Lewin. En 2008 Christiane Fourgeaud, signataire du texte de fondation restée avec la revue s’engage à fond dans la bataille pour continuer la publication. Avec Lise Slama elle a créé et administré un site web. En plus de ses fonctions de trésorière elle a écrit pour le n°40 avec Nadine Floury un article sur le moment de la lutte des classes en Grèce, bien avant le début du combat des Grecs contre les créanciers de la dette publique. Le travail de Nadine Floury a permis la publication d’articles sur la situation politique en Inde (n°41), puis en Iran (n°43).
A partir du numéro de décembre 2008 un long débat sur l’interprétation de la crise économique et financière mondiale s’est engagé entre Alain Bihr, Michel Husson, Louis Gill et François Chesnais. Il occupera pas mal de place dans les numéros 39, 40, 42, 43 et 45. Françoise Pinson, qui est entrée dans le comité de rédaction s’engage dans la défense des travailleurs immigrés sans-papiers (n°41). La revue renoue avec sa méthode de publier les analyses et interprétations propres aux différents membres du comité de rédaction. D’abord à propos de la grève générale à la Guadeloupe (Samuel Holder, Françoise Pinson et Yves Bonin dans le n°40). Puis sur la situation des salariés et leur état d’esprit dans le n°42 (Samuel Holder, Yves Bonin, Denis Paillard avec François Chesnais sur l’autocollant « Rêve générale »). Ensuite au sujet du mouvement social inattendu et long de l’automne 2010 contre le gouvernement Sarkozy-Fillon sur la question des retraites (Samuel Holder, Claude Luchetta, Jacques Chastaing et Yves Bonin dans le n°44). Bernard Friot explique l’enjeu des retraites dans le n°43 et rend compte du débat chez les salariés au tour ses positions dans le n° 44. Dans cette dernière phase la conversation engagée avec des universitaires l’est avec Pierre Dardot et Christian Laval (n°42 et 47). Christian Lavault et Alain Flory entrent au comité de rédaction et commencent à écrire. Alain Bihr nous prête main-forte jusqu’au bout (n° 47 et 48) en dépit d’une nouvelle polémique avec Louis Gill qui continue à envoyer régulièrement des articles depuis le Québec. Jacques Chastaing fait de même depuis Mulhouse, d’abord sur les luttes ouvrières en Chine (n°46), puis sur la révolution en Tunisie et surtout celle en Egypte où il a établi des contacts directes (n°45, 47 et 48). Aujourd’hui on peut s’étonner de l’espoir révolutionnaire auquel il s’est accroché jusqu’au bout. Mais celui-ci est présent dans le long article sur la rébellion grecque que Christiane Fourgeaud et Samuel Holder publient dans le n°46.
L’entrée « dans des eaux où on n’a jamais navigué »
Tout le monde est « sur le pont ». Mais la situation à laquelle le comité de rédaction fait face est celle de militants qui commencent à prendre la mesure de la magnitude des transformations du capitalisme mondial, celle de l’entrée « dans des eaux où on n’a jamais navigué » (fin de l’article de François Chesnais du n°46). La période voit également d’importants évènements politiques internationaux se bousculer, donnant lieu à des interprétations et des positionnements divergents au sein du comité de rédaction, comme d’ailleurs dans l’extrême gauche plus largement. Certains créent de fortes tensions. C’est le cas pour la Lybie où, à l’instar de Gilbert Achcar, Denis Paillard et Samuel Holder ont soutenu la première phase de l’intervention. Ainsi au début de son éditorial du n°47 Yves Bonin pense nécessaire d’expliquer la longueur de temps (sept mois) qui sépare sa parution de celle du numéro précédent. Il décrit « un collectif submergé par le trop plein de matière, par l’urgence et par la tentation de prendre en compte et penser des bouleversements radicaux, historiques, affectant toutes les dimensions du monde dans lequel nous avons été formés intellectuellement et dans lequel nous avons évolué et tenté de combattre ». Le groupe actif se réunissant pour discuter du contenu de la revue ne comportait plus que sept personnes (François Chesnais, Yves Bonin, Denis Paillard, Christiane Fourgeaud, Samuel Holder, Hélène Chatroussat et Lise Slama). Pour deux d’entre eux qui l’animèrent de bout en bout, le temps était terriblement compté : nous avons déploré la disparition d’Yves Bonin en 2016 et de Christiane Fourgeaud en 2017 auxquels nous tenons à rendre hommage ici pour leurs qualités intellectuelles et humaines.
On peut tenter de résumer l’originalité de l’aventure de Carré Rouge et expliquer l’arrêt inévitable de sa parution ainsi : l’ambition des initiateurs de la revue et de celles et ceux qui l’ont rejoint ensuite était de publier des articles avec un degré d’exigence intellectuelle élevée pour répondre aux questions politiques essentielles soulevées par l’actualité tout en prenant le recul nécessaire et en ne tombant pas dans les stéréotypes. Il s’agissait d’être autant que possible des « chercheurs militants ». Comme tels les rédacteurs se sont nourris de et confrontés à des penseurs qui ne faisaient pas forcément consensus entre eux mais qui élargissaient leur horizon, stimulaient leurs réflexions, animaient leurs débats et les empêchaient de camper sur des certitudes trop faciles. Outre les auteurs cités précédemment, des philosophes, sociologues ou journalistes aussi différents que Jean-Marie Vincent, Isabelle Stengers, Jeremy Rifkin, John Holloway, Naomi Klein ou Oskar Negt ont été convoqués jusqu’au bout dans nombre d’articles et de discussions au sein du comité de rédaction. Tous les articles du dernier numéro de la revue (n°48) témoignent de cette ambition – « analyser concrètement une situation complètement nouvelle – comme de ce souci de confrontation externe.
Au fil des années Carré rouge s’est caractérisé de plus en plus par une relance continuelle de la réflexion sur des questions concernant le mouvement du capital, les formes des crises qu’il engendre, notamment financières et leurs rapports à la crise écologique, l’évolution sociale et politique du prolétariat et la nécessité de donner un contenu actualisé à l’internationalisme. A la lecture de la revue depuis sa création jusqu’à son terme, les lecteurs d’aujourd’hui ne manqueront pas de relever des faiblesses, des erreurs d’analyse, des points contestables et des espoirs ensuite déçus qui pourront étonner. Mais ces points faibles éventuels témoignent souvent de moments où les auteurs ont tenté de prendre à bras le corps, sans se dérober, des problèmes nouveaux et complexes. Il est donc possible que les lecteurs soient frappés aussi par la clairvoyance de nombreux articles eu égard aux évolutions et aux événements postérieurs. Quoi qu’il en soit, ils auront entre les mains, non pas un modèle de revue révolutionnaire, mais un exemple que la lutte contre le capitalisme est mieux menée si elle est portée par un esprit de débat et de recherche sérieux et passionné, celui qui a animé l’ensemble des contributeurs à Carré rouge.