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    Une histoire orale des attaques contre les étudiants d’Ayotzinapa

    Mexique

    Lien publiée le 2 octobre 2017

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://lundi.am/Carlos-Martinez-21-ans-etudiant-en-deuxieme-annee

    Il y a trois ans, 43 étudiants disparaissaient dans le Guerrero au Mexique.

    Le 26 septembre 2014 plusieurs dizaines d’étudiants de l’école Ayotzinapa se rendent en bus à Iguala pour manifester contre le gouvernement. Arrêtés par la police et livrés à la mafia locale des « Guerrero Unidos », on recensera 27 blessés, 6 morts et 43 disparus. Le maire de la ville ainsi que sa femme sont considérés comme les commanditaires de ces enlèvements, ils fuient la ville avant d’être arrêtés à Mexico. Dans toute sa monstruosité, cette affaire incarne la collusion entre pouvoirs politiques et mafias au Mexique, s’ensuivront des mobilisations sans précédent dans le Guerrero, contre la mafia et contre l’État. Rendez-les-nous vivants ! Une histoire orale des attaques contres les étudiants d’Ayotzinapa de John Gilber est très certainement l’ouvrage traduit en français le plus à même de raconter cette histoire, ses enjeux et ses logiques. Nous en publions deux extraits cette semaine, trois ans plus tard. Dans le premier vous pourrez lire la présentation de l’éditeur ainsi que la préface de l’auteur à l’édition française. Cet article compile une sélection de témoignages oraux recueillis sur place.

    Carlos Martinez, 21 ans, étudiant en deuxième année

    Je viens d’un municipio semblable à celui de Tixtla, dans la région de la Costa Grande du Guerrero. C’est un très bel endroit, avec des rivières, des lagunes. L’urbanisation crée des problèmes, mais le village et les habitants gardent leur identité. Je suis le cadet de trois enfants. J’ai une grande et une petite sœur. Je vis avec ma mère. Il y a des années que mon père est parti. Ça a beaucoup limité la possibilité d’étudier.

    Au collège, j’ai commencé à travailler les après-midi. J’ai travaillé dans un garage, dans une quincaillerie et dans une taquería pour payer mes études car ma mère, seule, en charge de trois enfants, ne pouvait pas. À la sortie du lycée, après beaucoup d’efforts, j’ai décroché une bourse et je suis parti étudier la comptabilité à Acapulco pendant un an. Mais ça revenait trop cher : entre les frais de scolarité, les livres, le loyer, les courses, les transports et le reste, ma bourse ne me suffisait plus. J’ai alors entendu parler de l’école d’Ayotzinapa. Je suis revenu dans l’espoir d’y entrer, car j’ai toujours aspiré à étudier.

    J’ai un ami qui a étudié ici, à Ayotzinapa, et qui est devenu professeur. Je l’ai rencontré quand je travaillais à Atoyac de Álvarez et il m’a parlé de cette école, des cours, de l’internat, des clubs culturels, des clubs sportifs, de tout un tas de choses. Ce qui m’a marqué, c’est qu’il s’agit d’une école complètement gratuite, où l’on vient avant tout pour étudier et le faire bien. C’est ce qui m’a décidé à y entrer.

    (...)

    Juan Pérez, 25 ans, étudiant en première année

    Ici, la grande majorité sont des fils de paysans. De là où je viens, il n’y a qu’une école primaire, un collège et un lycée. Il n’y a pas d’autre voie pour s’en sortir, pour étudier un peu, car mon village est particulièrement pauvre. Je me suis décidé à intégrer cette école pour devenir quelqu’un, pour revenir faire instituteur dans mon village et enseigner aux jeunes. Comme dans mon village on ne parle que le me’phaa, on a besoin d’un professeur qui parle cette langue. C’est comme ça que je vois les choses.

    (...)

    Andrés Hernández, 21 ans, étudiant en première année

    Je veux devenir instituteur. Je suis venu ici pour ça : enseigner dans mon village qui est une communauté très isolée de 200 habitants. Les instituteurs s’en vont très vite, je ne sais pas si c’est à cause de la chaleur, de la nourriture, mais ils ne tiennent pas. Même pas six mois qu’ils sont arrivés qu’ils s’en vont déjà. C’est pour ça que je suis ici : pour enseigner dans mon village, y être instituteur.

    (…)

    José Armando, 20 ans, étudiant en première année

    On est des fils de paysans. C’est pour ça qu’on est à Ayotzinapa. On n’a pas les moyens d’aller dans une autre école. Et c’est une école de la lutte. On nous inculque des valeurs pour lutter pour un avenir meilleur et aider nos familles. Et que fait le gouvernement ? Il tue des étudiants.

    (…)

    Santiago Flores, 24 ans, étudiant en première année

    La semaine d’essai est dure à passer. Oh oui, elle est pénible, cette étape. C’est comme ça chaque année, de toute façon. Faut faire du sport, aller aux cours, faucher l’herbe, aider les camarades dans les champs. C’est éprouvant et, pour rester, il faut tenir la semaine. On s’entraide. Quand certains n’arrivent plus à courir, on s’entend dire : « Aidez-vous, soutenez-vous, ne laissez jamais un camarade seul, personne ne doit rester derrière, quand vous avez fini, personne ne doit rester derrière. »

    Quand l’un de nous s’arrête, tout le monde s’arrête ; on l’aide, on le porte, jamais personne ne reste derrière. C’est comme ça que naît la camaraderie, el compañerismo : en étant toujours ensemble, en se laissant pas tomber, en aidant le compa, tout vient de là. On se fait de grands amis pendant la semaine d’essai. On devient les meilleurs amis de gars qu’on ne connaissait pas.

    (...)

    Erick Santiago López, 22 ans, étudiant en deuxième année

    Il était 6 heures quand on a rassemblé les camarades. Ce jour-là, on avait prévu de ramener des bus, rien de plus. On est partis avec deux bus Estrella de Oro. C’est à ce moment-là qu’on a décidé de l’action. Mais, bien avant, on s’était réunis avec la fédération des dix-sept écoles normales. À cette réunion, on avait décidé de rejoindre la manifestation du 2 octobre à Mexico. Dans mon école, on essaie toujours de soutenir les autres écoles normales. Avec notre secrétaire et notre comité – à l’époque, j’en faisais partie –, on s’était mis d’accord pour réunir environ vingt-cinq autobus et emmener les camarades des différentes écoles, filles et garçons, à la manifestation. Ces actions étaient déjà prévues. Et quand on décide d’actions, le comité est au courant, mais pas la base.

    On a décidé de partir l’après-midi du 26 et on a fait un communiqué pour informer la base que les étudiants de première année, et rien qu’eux, allaient partir en action. C’est toujours les mecs de première année qu’on envoie en action. Pas ceux de deuxième année. Pourquoi ? Parce que dans notre école, la devise, c’est que les types de première année doivent toujours être en première ligne. Puis suivent ceux de deuxième, troisième et quatrième année. Pourquoi ? Parce que c’est les première année qui mènent la danse. Le comité part en tête avec les première année, et les autres restent à l’arrière.

    (...)

    Carlos Martínez, 21 ans, étudiant en deuxième année

    Chaque année, le 2 octobre, on commémore le massacre de Tlatelolco à Mexico. Beaucoup d’organisations s’y rendent, de la capitale et d’ailleurs. Nous aussi, ce qui implique de trouver des bus. En fait, ça fait longtemps qu’on demande des bus au gouvernement pour nous déplacer. Par exemple, cette semaine-là, du 22 au 25 septembre, on avait nos classes d’observation à Copala, dans la région de la Costa Chica. Quand tu es en stage, tu as deux options : soit tu es défrayé, soit tu te débrouilles puisque l’État ne prend en charge ni le logement, ni la nourriture. Autrement dit, ils t’envoient là-bas et à toi de jouer. On venait de faire nos stages et les camarades de première année s’apprêtaient à faire les leurs. C’était donc à eux de trouver les bus : c’est la tradition. Quand les troisième année font leur stage, c’est à eux de les trouver, quand les deuxième année font leur stage, c’est à leur tour, et ainsi de suite. Cette tradition se perpétue. Les camarades de première année devaient trouver des bus à la fois pour se rendre à leurs stages d’observation et à la manifestation du 2 octobre.

    On est revenus du stage dans la soirée du 25. J’étais très fatigué et je me suis endormi. Le 26 septembre au matin, je suis allé faire des courses à Chilpancingo et je suis revenu vers 15 ou 16 heures. En descendant les escaliers, je suis tombé sur Bernardo, le camarade de deuxième année qui a disparu. Il m’a demandé de l’accompagner. Je lui ai répondu que j’avais mon rapport de stage à faire. On devait le rendre rapidement. Mais il a insisté, disant que ça irait vite et qu’on pourrait travailler sur nos dossiers samedi et dimanche. Alors j’ai accepté. On a quitté l’école vers 18 heures. On a mis longtemps pour arriver à Iguala car une partie de la route était en travaux. On est restés bloqués au moins une heure et demie. On a dû attendre qu’ils terminent et nous laissent passer. On était tous excités ! Les copains de première année n’arrêtaient pas de déconner et de se chercher. Personne n’imaginait ce qu’il allait se passer. Quand on est arrivés à Iguala, nos bus se sont séparés. On était dans deux bus Estrella de Oro. Il y en a un qui s’est arrêté à Huitzuco pour la collecte de fonds et l’autre, le mien, qui a été jusqu’au péage d’Iguala. Quand on y est arrivés, il commençait à faire nuit. L’idée était de rester là et de ramener un autobus.

    (...)

    Oscar López Hernández, 18 ans, étudiant en première année

    À Huitzuco, on a commencé à réquisitionner des bus. D’abord un Costa Line. On a demandé à son chauffeur de nous accompagner jusqu’à l’école normale pour la manifestation annuelle en hommage au 2 octobre. Il a accepté mais il fallait déposer les passagers à la gare d’Iguala, alors dix camarades sont montés pour les accompagner. Au bout d’une heure, comme ils n’étaient pas revenus, le comité nous a demandé de les appeler. On a essayé de les joindre puis un camarade a fini par nous rappeler : « Les gars, on a des problèmes ici. Le chauffeur nous laisse pas partir, il nous a enfermés dans le bus. »

    (…)

    Coyuco Barrientos, 21 ans, étudiant en première année

    On est arrivés à la gare et on a commencé à se disperser. Certains camarades étaient enfermés. On s’est emparés de bus. On en a pris trois, en tout. Il y avait aussi les deux de l’école. On en avait cinq au total. Deux ont ouvert la marche. Moi, j’étais dans le troisième, au milieu. Les deux premiers ont tourné dans une rue, mais nous, derrière, on n’a pas vu où. Puis on est arrivés au Zócalo  [1]. Le conducteur roulait très lentement. Il n’avançait presque pas. D’après moi, c’est pour ça que la police a eu le temps d’arriver et de nous traquer. J’étais au milieu et je criais aux camarades à l’avant que si le chauffeur continuait à rouler à deux à l’heure, qu’ils prennent sa place et accélèrent car autrement on allait se faire choper. Et le chauffeur a encore plus ralenti. Il temporisait. Je le considère en partie responsable, car il a laissé aux flics le temps d’arriver. Ce soir-là, aucun de nous n’était au courant que la mairie organisait un événement, que la directrice du DIF  [2] prononçait un discours, qu’elle faisait son bilan d’activité sur le Zócalo, justement. En fait, beaucoup de journaux racontent qu’on allait à la manifestation. Mais c’est faux. On avait seulement notre action en tête : récolter des fonds et ramener des bus, c’est tout. On n’était pas au courant de l’événement de la mairie.

    (…)

    Iván Cisneros, 19 ans, étudiant en deuxième année

    On est arrivés à hauteur du Zócalo, il me semble, c’était pas très clair. C’est à ce moment que les premières voitures de la police municipale ont fait irruption. Ils ne nous ont pas donné l’ordre de nous arrêter, non. Ils se sont juste interposés, nous ont visés et ont armé leurs flingues. Là, on a commencé à s’énerver car d’habitude, dans ce genre d’action, les fédéraux arrivent avec cette même attitude, ils commencent à charger leurs armes et nous, on les prévient de suite : « On est des étudiants, on n’a pas d’armes. » En général, ils réfléchissent à deux fois et le commandant ou le supérieur leur ordonne de baisser leurs flingues. C’est ce qu’on a fait, là encore, car c’est devenu une sorte de code. D’habitude, quand on leur dit : « On est des étudiants et on n’a pas d’armes », mains en l’air en guise de preuve, les policiers baissent leurs armes et un dialogue s’ouvre. Comme cette fois à Chilpancingo, où les policiers de l’État nous avaient sorti : « Les jeunes, vous pouvez pas prendre des bus comme ça, vous devez passer un accord avec l’entreprise et bla bla bla... » Des trucs comme ça. Mais là, ça ne s’est pas passé comme ça. On a répété : « On est des étudiants, on n’a pas d’armes. »

    Mais ils n’en avaient rien à foutre. Postés au fond du Zócalo, ils nous avaient en ligne de mire et ils ont commencé à tirer. J’ai demandé aux camarades de descendre et de ramasser des pierres. On s’est mis à caillasser une voiture qui bloquait le passage. Cette voiture est partie mais les tirs ont continué du fond de la place. Moi, j’étais persuadé que c’étaient des tirs en l’air. On bloquait le trafic pour que le bus avance. Les coups de feu ont retenti tout le long du trajet.

    Carlos Martínez, 21 ans, étudiant en deuxième année

    On est arrivés par l’avenue Álvarez. Depuis la fenêtre, je voyais le périphérique. On y était presque mais on a été interceptés par un autre véhicule, un pick-up de la police municipale type Ranger. Là, il s’est passé quelque chose de bizarre. Le type qui conduisait est descendu, s’est enfui et a laissé le véhicule sur place, contrairement à la première fois où le policier était reparti avec. Cette fois, il l’a abandonné en plein milieu de la rue. Je suis descendu, Aldo est descendu, le camarade Malboro aussi, bref, on a été plusieurs à descendre pour bouger le pick-up. Imagine que ça, c’est le pick-up, ça, c’est la cabine et, ça, l’arrière. Moi j’étais en train de secouer le pick-up, Aldo était en face de moi et, à deux, on essayait de le déplacer pour libérer le passage. C’est là que les premiers tirs ont éclaté, assourdissants. Je me suis baissé et j’ai vu qu’Aldo venait de tomber. Il avait reçu une balle dans la tête et il perdait plein de sang. Je suis resté sous le choc quelques secondes à regarder le corps, debout, pendant que les tirs retentissaient. Par chance, je n’ai pris aucune balle.

    « Courez ! » on a hurlé. « Courez ! » On s’est cachés dans l’espace entre le premier et le deuxième bus, et on n’a pas bougé de toute la fusillade. À ce stade, on était juste ceux du premier et du deuxième bus, une vingtaine, avec des policiers devant et derrière qui nous bloquaient le passage. Une énorme fusillade a éclaté, terrible, des tirs de partout.

    Au début, je n’arrivais pas à croire qu’ils nous tiraient dessus, encore moins qu’ils allaient nous tuer. Je pensais que c’étaient des pétards ou un truc comme ça, un feu d’artifice, mais quand j’ai commencé à voir les balles, les douilles, là j’ai compris leur intention : tous nous tuer. Aldo est resté étendu un long moment. On a commencé à appeler les secours, le 066, pour qu’ils envoient des ambulances. Le 066 est un numéro fédéral. C’est donc faux quand ils disent que le gouvernement et la police fédérale n’étaient pas au courant. Le 066 a transmis l’information à la police fédérale locale, qui est juste à côté de la caserne militaire.

    (...)

    Miguel Alcocer, 20 ans, étudiant en première année

    Des camarades sont descendus pour enlever le véhicule pour qu’on puisse se barrer définitivement d’Iguala. Le premier tir a éclaté et un camarade est tombé. Leur intention était clairement de nous éliminer. Ce n’étaient plus des tirs en l’air, à présent, ils nous visaient. Des camarades se sont cachés entre le premier et le deuxième bus. On était dans le premier bus, tous debout. On allait descendre à une dizaine lorsqu’un policier municipal nous a vus et nous a tiré dessus. Il s’est mis juste en face de nous et a commencé à tirer. Je me suis jeté en arrière. Il a touché un camarade à la jambe qui s’est mis à crier. J’ai pensé qu’il l’avait tué car il est tombé. Tous les camarades disaient qu’il était mort, mais non, parce qu’à ce moment-là il nous a demandé de l’aide. On l’a mis au fond et on lui a bandé la jambe. On a alerté nos amis entre les deux bus. Ils se cachaient aussi car, dès que les flics en voyaient pointer un, ils lui tiraient dessus. Ils les neutralisaient complètement. Ils étaient postés à tous les coins et tiraient en continu. Nous, on était coincés dedans. On pensait qu’ils allaient nous embarquer, nous mettre en prison. On était persuadés qu’on finirait en prison. On était là, tous par terre, des copains en pleurs. Certains leur disaient qu’on était de l’école normale, qu’on n’avait pas d’armes mais les flics répondaient qu’ils n’en avaient rien à foutre. Ils lançaient : « Maintenant, vous êtes tous foutus. »

    Ça faisait encore plus pleurer les copains. En vérité, on flippait tous qu’ils nous tuent. Les camarades les suppliaient d’appeler une ambulance pour le blessé. Un flic leur a rétorqué qu’on ne savait pas dans quel merdier on s’était foutus. Il leur a sorti : « Ben peut-être qu’ils le retrouveront, votre camarade, mais mort, ou alors ils le retrouveront jamais. » Comme ça, tel quel. Ils imploraient les flics de se calmer. Et eux, ils osaient nous répondre : « Jetez vos armes ! »

    Mais quelles armes ? On n’en avait pas ! Comme l’a dit un camarade : « C’est absurde, on aurait dû en avoir, des armes. Comme ça, on n’aurait pas été les seuls à voir notre mort. »

    Omar García, 24 ans, étudiant en deuxième année

    Ils ont appelé à l’école et nous ont appris ce qu’il s’était passé. On a contacté les médias, les radios, les professeurs, les gens qui nous soutiennent. On était en état d’alerte, on envisageait toutes les solutions. Ça s’est passé vite, on a organisé les gens, on était une trentaine. On a décollé. Quand on est arrivés là-bas, il y avait plein de fédéraux aux environs de la base militaire. C’est justement par là qu’on est entrés. Ils étaient en train de patrouiller. À l’entrée de la ville, il y avait un barrage de la police de l’État, mais ils nous ont laissés passer.

    (…)

    Uriel Alonso Solís, 19 ans, étudiant en deuxième année

    Un peu plus tard, trois gros pick-up de la police municipale ont débarqué. Mais ils n’étaient pas de la même couleur que d’habitude : bleu marine. Normalement, les policiers municipaux d’Iguala roulent dans des pick-up Ranger double cabine, mais là, ils sont arrivés dans de gros pick-up Ram. Et c’étaient bien des municipaux. Ils sont descendus, habillés tout en noir, avec des gants et des boucliers de la police municipale. Ils étaient masqués. L’un d’eux s’est approché et nous a sorti : « On va négocier. »

    On lui a demandé d’enlever sa cagoule s’il voulait parler avec nous. C’est ce qu’il a fait. Il était grand, plutôt bronzé, avec des moustaches, ses cheveux et ses cils étaient courts et abîmés. Il nous a sommé de nous rendre : « Vous savez quoi, les gars ? On va passer un accord. Vous allez vous rendre. Nous, on ramène les bus, on ramasse les douilles, et on fait comme s’il s’était rien passé. » Mais c’était hors de question. Ils avaient tué un de nos camarades et avaient arrêté tous les autres. « Non, nos camarades sont déjà en route. On reste ici. »

    Il nous a rétorqué : « Si vous foutez pas le camp, vous regretterez tout le restant de votre vie d’avoir mis les pieds ici. Si vous partez pas, tôt ou tard, on vous retrouvera. » Puis il s’est retiré. Il a fait signe aux autres de partir. Tous les flics ont regagné leurs pick-up. Ils ont tout embarqué : le véhicule d’en face qui était caillassé et criblé de balles, et même les véhicules derrière lesquels ils détenaient les camarades. Ils les ont fait monter dans leurs pick-up et sont partis. J’avais vu des camarades et le chauffeur plaqués au sol. Dès qu’on se penchait pour voir, ils commençaient à tirer. Alors on a reculé mais on voyait pas beaucoup mieux. Ils les avaient tous alignés par terre, à plat ventre. On pensait qu’il s’agissait juste d’une arrestation. J’essayais d’expliquer aux première année, pour ne pas qu’ils paniquent, qu’ils se feraient sûrement arrêter et relâcher le lendemain.

    Le convoi s’est mis en route. Les rues étaient désertes. Aucune voiture en vue. Peu à peu, des gens arrivaient et nous demandaient ce qu’il s’était passé. On leur racontait tout. On a commencé à encercler avec des cailloux chaque douille et à les prendre en photo en guise de preuves. Dans le troisième bus, les sièges étaient couverts de sang. La pièce d’identité de Bernardo aussi. Les roues étaient crevées et le pare-brise ensanglanté. On ne savait pas ce qu’ils leur avaient fait. Nos camarades d’Ayotzinapa et des professeurs d’Iguala sont arrivés pour nous soutenir. On a contacté la presse, en pensant que la présence de journalistes nous mettrait en sécurité.

    (...)

    Pedro Rentería Lujano, 60 ans, fondateur et directeur technique de l’équipe de football de troisième division Los Avispones (les frelons) de Chilpancingo, Guerrero

    La saison 2014-2015 de la troisième division a justement démarré le 26 septembre. On a joué contre Iguala à 20 h 30 et on a gagné 3-1. À la fin de la partie, un de mes anciens joueurs est venu me saluer puis il a reçu un appel : des fusillades étaient en cours dans son quartier et on lui conseillait d’attendre pour rentrer. Je lui ai dit : « Tu sais quoi ? Vaut mieux qu’on parte car j’ai plein de jeunes avec moi et faudrait pas qu’il leur arrive quelque chose. »

    On a essayé de sortir d’Iguala. La police coursait des jeunes sur la voie rapide, on ne pouvait donc pas y accéder. Après être restés bloqués pendant dix minutes, on s’y est insérés pour rejoindre la nationale en direction de Chilpancingo. À la sortie d’Iguala, la police barrait la route. Ils ont arrêté la voiture de devant, l’ont fait se ranger et nous ont laissés passer. On a continué. Cinq kilomètres plus loin, la circulation était alternée à cause de travaux. Nouvel arrêt avant de repartir. Notre chauffeur a demandé à un autre ce qu’il se passait. Apparemment, tout était calme, alors on a continué. À environ dix kilomètres d’Iguala en direction de Chilpancingo, vers 23 h 50, notre bus a été la cible de rafales. J’ai hurlé aux jeunes : « Tous à terre ! C’est des tirs ! » et on s’est tous jetés au sol, sans exception. Mais ces rafales, qui fusaient de part et d’autre, ont atteint le chauffeur : il a perdu le contrôle après avoir reçu une balle derrière l’oreille, logée dans le cerveau. Il a lâché le volant et le bus a dévié de la route sur une dizaine de mètres avant d’être arrêté par un trou.

    Une fois le bus arrêté, les tireurs se sont postés en face de nous. Ils se sont remis à tirer. J’ai reçu deux balles, une dans l’abdomen et l’autre dans le foie. L’entraîneur a aussi été touché : une balle lui a frôlé l’œil et lui a transpercé la cloison nasale, une autre lui a fracturé le bras gauche. L’un des tireurs avait le visage masqué, l’autre non. Ils ne portaient pas d’uniforme de police. J’en ai vu seulement deux, mais ils étaient plus de dix, facile. Mettons qu’ils étaient huit d’un côté et huit de l’autre, quelque chose comme ça, vu les rafales qu’on se prenait. Ils nous ont ordonné d’ouvrir la porte. L’entraîneur s’est levé pour leur crier : « Nous sommes une équipe de foot ! » Ils rétorquaient : « Ouvre la porte, fils de pute ! » Puis l’entraîneur : « Je peux pas, j’y vois rien, tu m’as rendu aveugle, j’ai pris une balle dans l’œil ! » Il a quand même tenté d’ouvrir la porte mais elle était bloquée. Alors ils se sont mis à cogner sur le pare-brise avec leurs armes pour entrer. Soudain, les tirs ont cessé, qui sait pourquoi... Dieu ? Avec le silence qui régnait, est-ce qu’ils pensaient nous avoir tous tués ? Est-ce qu’ils avaient compris qu’on était une équipe de foot ? Je ne sais pas pourquoi ils ont arrêté de tirer et comment on a pu échapper au massacre. Ils sont partis en courant dans le noir et ont rejoint leur véhicule, au point mort, les phares allumés. Dans leur fuite, ils tiraient sur les voitures, sous les cris des gens terrorisés. Ils ont disparu.

    On est sortis du bus par les vitres brisées, les seules issues. Certains ont réussi à obtenir de l’aide sur la route et se sont fait conduire à l’hôpital d’Iguala. Sur les 22 passagers du bus, il y avait 15 blessés par balle. Les dommages de la fusillade ont été minimes, selon moi, par rapport à David Josué García Evangelista, un joueur assassiné. Ils nous tiraient dessus. Lui, ils l’ont tué. Il était dans le couloir et, en levant la tête, il a pris une balle.

    Le docteur de l’équipe a pris en charge les joueurs blessés. On a pu s’extraire du bus mais les secours (les fédéraux ou les ambulances) sont arrivés bien après, à 1 h 45 du matin, alors qu’on était à dix minutes d’Iguala. Ils ne voulaient pas nous secourir, c’est évident.

    J’avais contacté le président de l’équipe adverse, Humberto Chong Soto, pour l’informer de tout : « Ils nous ont tiré dessus, j’ai des blessés et probablement des morts, envoie-moi des ambulances s’il te plaît. » Il m’avait répondu : « Je te les envoie tout de suite, ne t’inquiète pas. »

    Je l’ai rappelé un peu plus tard et il m’a dit que les ambulances ne voulaient pas venir car elles avaient peur. Voilà pourquoi on est restés si longtemps blessés, à perdre notre sang. À 2 heures du matin, on a été transférés en ambulance avec plusieurs jeunes à l’hôpital général d’Iguala. Ils m’ont opéré entre 3 et 6 heures du matin. Je suis resté douze jours en soins intensifs. Puis ils m’ont fait sortir et je suis rentré chez moi, à Chilpancingo, pour consulter un médecin et entamer une rééducation. Aujourd’hui, je peux remarcher sous surveillance médicale.

    (...)

    Alex Rojas, étudiant en première année

    Moi, je vais vous raconter notre version. L’autre version. Celle qu’on occulte dans les médias. Ils ont seulement parlé de la fusillade du supermarché Aurrera, vers le périphérique nord, mais nous, avec 14 camarades, on a eu d’autres problèmes vers la sortie du périphérique sud. On a reculé sur environ trois rues, et après on s’est enfuis en courant car on sait bien ce que les flics sont : des enfoirés. C’est leur nature.

    On s’est mis à courir et on s’est cachés dans les champs. On est restés deux heures à battre la campagne pour chercher des issues. Aucun chemin en vue. Avant ça, dans le bus Estrella Roja, on avait appris que nos camarades s’étaient fait mitrailler aux abords du supermarché Aurrera. On avait appelé le gars du comité pour les informer de la fusillade et de la mort d’un camarade, pas encore identifié. Très inquiets, on a décidé de revenir vers l’Aurrera pour leur prêter main-forte. On a couru un bon bout de chemin. C’est grand, Iguala. On a décidé d’attendre les renforts de l’école, en route dans deux camionnettes Urvan avec les camarades d’une autre école normale, le secrétaire général et d’autres gars. Ils nous avaient donné rendez-vous au pont sous lequel était retenu le bus Estrella de Oro. De là, ils allaient venir nous chercher. On est revenus et on a traversé le pont par groupes de quatre car en dessous ça grouillait de flics. On l’a traversé sans se faire repérer. On s’est cachés derrière un monticule de terre de l’autre côté du pont et on a attendu là.

    Après un bon moment à couvert, on est descendus vers le périphérique en traversant le rond-point en face de nous. On s’est rendu compte qu’il n’y avait plus aucune voiture de police et que le bus Estrella de Oro était là, tout seul. On a pensé regarder ce qu’il s’était passé mais, par précaution, on n’y a pas été : les fédéraux pouvaient être dedans, à nous tendre un piège.

    On a plutôt emprunté le périphérique sud, en direction du centre d’Iguala. On voulait soutenir nos camarades. On est passés par le périphérique car les camionnettes Urvan ne devaient pas tarder. On l’a traversé pour marcher sur la voie dans l’autre sens, vers Chilpancingo, et on les a vus passer en direction des fusillades. Mais eux, ils ne nous ont pas vus.

    Alors on a continué de marcher. Soudain, deux véhicules de la police municipale nous ont rattrapés. On s’est mis à courir. On savait qu’ils avaient abattu un de nos camarades, alors on leur a crié de s’en aller, d’arrêter de nous poursuivre. Mais ils étaient à nos trousses. Aucun d’eux ne descendait mais ils nous ont suivis pendant un bon moment. Tout à coup, deux autres véhicules ont débarqué, suivis de deux pick-up de la protection civile. Ces derniers ont tout de suite fait demi-tour. La protection civile repartait en marche arrière tandis que les quatre patrouilles nous suivaient. Nous, on était au milieu et, juste à ce moment-là, trois autres voitures de police ont surgi, et elles ont bloqué les pick-up de la protection civile. Ils se sont garés. Et nous, on était au beau milieu de la route, encerclés de toutes parts. Devant, trois fourgons de la police et deux de la protection civile. Derrière, quatre voitures de police. Ils étaient en force. Nous, on était 14 et on n’avait rien. On était juste en train de marcher. Tous les policiers sont descendus.

    Je me suis dit qu’on était foutus : « Ils vont nous choper. » D’autant qu’on nous avait expliqué comment ils avaient embarqué les autres camarades, comment ils les avaient maîtrisés et méchamment tabassés. J’ai pensé : « Bon, ben tant pis, c’en est fini pour moi. » Je me disais qu’ils allaient nous arrêter, nous emmener en prison mais qu’avant ça ils allaient nous rouer de coups : « Bon, ben quand ils nous tabasseront, on verra comment on fait. »

    Les flics se sont bien approchés, ils ont armé leurs flingues et nous ont visés. « Alors, bande de fils de pute ! », ils ont lancé. Comme on avait des pierres, avec quelques camarades, ils ont ajouté : « Lâchez vos pierres tout de suite, sinon vous allez en prendre plein la gueule, on va tous vous démolir, gamins de merde, vous êtes foutus, vous sortirez pas d’ici ! » Et nous : « Allez-y une fois pour toutes, tirez si vous devez tirer, vous en avez déjà flingué un, vous avez déjà liquidé un camarade, vous en voulez un autre ? Alors tirez ! » Ils s’approchaient tout en nous visant. Heureusement, derrière nous, il y avait un petit ruisseau avec des ponts tous les dix mètres. Et à trois pas, un petit pont en bois d’un mètre environ. On l’a traversé sans réfléchir. Personne n’a rien dit, on a seulement traversé ce pont et on s’est de nouveau retrouvés au milieu d’une rue avec des passants. On est restés là.

    Les policiers ont traversé les ponts à notre poursuite. Trois policiers de plus, en civil, se sont approchés. Ils ont pressé le pas et ont ramassé des pierres pour nous caillasser. On a répliqué avec les pierres qu’on avait. Il y avait un nouveau quartier derrière nous. Sans même regarder, on a remonté une rue, en essayant d’esquiver les jets de pierres. On était maintenant sur du bitume, sans pierres, alors on a couru de plus belle. Après, on a vu une rue très étroite. On s’y est tous engouffrés. De l’autre côté en partait une autre qui longeait tout le quartier. Il formait une sorte de butte très escarpée, avec des marches à n’en plus finir. On a réussi à les atteindre en courant, les flics aux trousses. On a commencé à grimper mais elles étaient tellement raides – on aurait dit des escaliers – que les gars y allaient presque à quatre pattes. C’était la course de l’angoisse. Les voitures avec leurs gyrophares et les coups de feu nous poursuivaient. Ils commençaient à tirer et ça nous flanquait encore plus la trouille. On avançait en courant, sans s’arrêter, on traçait. On criait tous : « Plus vite ! Grouillez-vous ! On y va ! Restez pas là ! »

    Dans une maison un peu plus haut, une dame était en train de pleurer et criait aux policiers : « Ça suffit ! Laissez-les, ils vous ont rien fait, ces jeunes ! » Elle les suppliait : « Ils vous ont rien fait, laissez-les partir, leur faites pas de mal, les tuez pas ! »

    On est montés jusqu’à sa maison et on a frappé. Un peu plus bas, on voyait encore les gyrophares et tout. Les policiers avaient arrêté de nous poursuivre, ils nous tiraient juste dessus. Cinq coups de feu ont détoné. Alors on a demandé refuge à la dame : « Tía, ouvrez-nous, laissez-nous entrer. » Et elle nous a ouvert. On s’est précipités à l’intérieur. Elle a fermé les portes à clé, éteint les lumières, mais quatre autres camarades – on était quatorze –, sous le coup de la peur, avaient continué leur ascension. Ils ont été se perdre dans les collines... il y avait du relief, là-bas. Ils avaient dû se paumer. On leur criait : « Revenez les gars ! Chiquilín, reviens ! » Mais ils ne nous entendaient pas. Ils devaient être terrorisés et ils se sont enfuis en courant. On n’a plus rien su d’eux. Nous, on s’est refugiés dans la maison. J’ai dit à un camarade :

    « Si vous voulez, moi je me lance, je vais les chercher, voir où ils sont.

    — Non, non, tu restes ici, tu peux pas aussi prendre de risque.

    — Y a pas de problème pour moi, si vous voulez j’y vais vite.

    — Non, reste là, on ira les chercher à l’aube, ils vont s’en sortir, ils sauront où se cacher. »

    On est restés là. La dame a commencé à nous demander ce qu’on avait fait. On lui a expliqué. Elle nous a dit : « Ici, la police est comme ça. Elle passe son temps à faire des rondes, soi-disant pour nous protéger. »

    On a commencé à contacter les camarades dont on avait les numéros, la trouille au ventre. À ce stade, il était environ 23 heures, 23 h 30, je crois, et j’ai envoyé un message à un gars du comité pour en savoir plus : « Mon pote, ça va ? Vous êtes où ? Qu’est-ce qu’il se passe, par là-bas ? » Il m’a répondu : « Cachez-vous, restez ensemble, ils viennent encore de nous mitrailler, restez cachés, on se réunit demain. » Voilà ce qu’il m’a dit. Les gars de l’école normale n’arrêtaient pas de m’appeler et de m’envoyer des messages : « Quoi de neuf, mon pote ? Alors, compa ? Comment vous allez ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Comment tu vas ? Qu’est-ce que tu sais ? Il se passe quoi ? » J’ai répondu à certains : « Paraît-il qu’ils ont tué d’autres camarades mais je sais pas exactement combien. On s’est dispersés à différents endroits d’Iguala. On essaie de se cacher. On a tous tracé là où on a pu. » J’ai même écrit à un camarade : « Franchement, mon pote, je suis mort de trouille, la vérité, je sais pas ce qui va se passer car les flics nous traquent, ils font des rondes et nous cherchent, s’ils nous repèrent, on est foutus. » Certains camarades me répondaient : « Panique pas, tu verras que non, cachez-vous, faites attention et tout se passera bien, au lever du jour ce sera terminé, on va vous attendre, on va vous aider, mais on peut pas venir maintenant. » En fait, les camarades rapportaient que des barrages empêchaient d’entrer tout étudiant d’Ayotzinapa venu en soutien. Ils disaient que les flics allaient arrêter et enfermer le moindre mec d’Ayotzi, c’est pour ça qu’ils ne pouvaient pas venir. Plusieurs d’entre nous ont pu communiquer. On est restés sur place. La dame aussi était inquiète. Elle ne voulait pas avoir de problèmes. On la rassurait : « Non, tía, ne vous inquiétez pas, on va partir dès l’aube, il ne se passera rien. »

    Nous, on a eu de la chance car on avait un toit, mais d’autres camarades sont restés en pleine campagne, et comme cette nuit-là il pleuvait, légèrement mais en continu, ils sont restés dans les collines à s’abriter.

    (...)

    Uriel Alonso Solís, 19 ans, étudiant en deuxième année

    Le 27 septembre, vers une heure du matin, des véhicules ont débarqué. Un pick-up rouge et des voitures blanches. Des hommes habillés en noir, cagoulés, munis de gilets pare-balles en sont descendus. Ils ne portaient le blason d’aucune instance gouvernementale. Ils étaient intégralement en noir. À leur façon de nous tirer dessus, on a supposé que c’étaient des militaires ou des paramilitaires. Certains se sont accroupis, d’autres agenouillés ou mis debout pour nous mitrailler avec des armes lourdes. J’ai pu en voir trois. Ils étaient grands. Ils ne portaient pas de casque, seulement des gilets pare-balles, des gants et des cagoules. Comme des militaires quoi.

    À ce moment-là, on s’est tous mis à courir. C’était courir ou mourir. La fusillade a duré un bon moment, environ cinq ou dix minutes. Je me suis caché à trois rues de là, dans un terrain vague, avec trois camarades de première année. On est restés là. Très vite, on a entendu un camarade crier : « Lâchez-moi ! », comme s’il se faisait frapper. On s’est dit qu’il s’était fait choper. On voyait défiler des pick-up et des voitures de police. Cette nuit-là, les étudiants ont été victimes d’une traque sans précédent. Il a commencé à pleuvoir. Nous, cachés là, en pleine campagne. L’obscurité totale. J’ai appelé des camarades pour voir comment ils allaient. Pour l’un, c’était : « On est sur une terrasse. » Pour l’autre : « On est sur la colline. » Pour d’autres encore : « On est cachés chez une dame, tout près d’ici. » Ils s’en étaient donc sortis. Ils avaient trouvé refuge chez des gens. Nous, on avait super froid et surtout peur qu’ils nous trouvent et qu’ils nous tuent. À ce stade, on savait qu’ils ne se contenteraient pas de nous attraper, mais qu’ils nous tueraient. C’est pour ça qu’on était morts de trouille.

    (...)

    Juan Pérez, 25 ans, étudiant en première année

    J’ai vu un camarade s’effondrer. J’ai pensé qu’ils l’avaient abattu. J’ai dit au pote avec moi : « Un camarade vient de tomber, je sais pas s’il est mort mais je l’ai vu tomber. » Quelques secondes plus tard, quand je me suis retourné, il n’était plus à terre mais face à moi... Qui sait comment il a fait pour s’en sortir. La balle lui avait éclaté la lèvre et il pissait le sang. À nous tous, on l’a porté et emmené un peu plus loin. On a frappé à deux maisons en pensant que c’était la Croix-Rouge. On demandait aux personnes à l’intérieur de l’aider. Une dame a fini par nous ouvrir. On est tous entrés se planquer. Le camarade n’arrêtait pas de saigner. Il épongeait ses lèvres avec un tee-shirt.

    Il y avait deux femmes, on ignorait si c’étaient des infirmières, elles n’avaient pas d’uniforme. Un camarade leur a demandé :

    « Excusez-moi, il y a un docteur par ici ?

    — Non, il fait nuit donc c’est fermé et le docteur n’est pas là.

    — Vous pourriez pas l’appeler, ou faire quelque chose ? »

    Celle qui semblait être la responsable a appelé le docteur mais il ne répondait pas. Un camarade a proposé d’aller à l’étage, parce qu’il avait peur qu’ils viennent jusque-là pour nous exécuter. On est tous montés. Le camarade blessé ne tenait plus, il ne pouvait plus respirer. Il écrivait sur son portable : « J’en peux plus, je tiens plus. » Dans les escaliers, on le portait et le sang dégoulinait partout. À l’étage, on l’a posé sur une table et là aussi, le sang se répandait. On pensait qu’il allait s’évanouir. On l’a redescendu. Un camarade est sorti pour appeler des taxis mais ils refusaient de s’arrêter. Ils passaient, pourtant, mais on aurait dit que c’était juste pour nous surveiller. Un taxi est repassé et on a tenté de nouveau : « Aide-nous à conduire le camarade, il est grièvement blessé. » Mais rien à faire, il s’en fichait. Le camarade n’en pouvait plus. On est montés sur le toit et, en me penchant, j’ai vu les véhicules des militaires. Je sais pas comment ils ont pu entrer, mais ils ont armé leurs fusils et nous ont ordonné de descendre. Je me suis caché, on était trois, mais un autre pote est arrivé et a dit : « Qu’ils nous chopent une bonne fois pour toutes ! » Alors on est tous descendus. J’avais mon sac. J’ai toujours un biscuit et une bouteille d’eau au cas où. Ils ont lancé : « Vous, avec les sacs, posez-les ! » On a obéi. Puis : « Posez vos portables sur la table ! » On s’est exécuté. J’ai quand même enlevé la puce du mien, avant. Le commandant est entré et nous a demandé :

    « D’où vous venez ?

    — D’Ayotzinapa. »

    On pensait qu’ils allaient nous aider. Eh bien, pas du tout. Ils nous ont ignorés. « Allez, asseyez-vous là. » Et on s’est tous assis. Ils ont demandé au compa qui avait pris une balle à la bouche comment il s’appelait et d’où il venait. Un copain a dit aux militaires : « Aidez-nous, par pitié ! Notre ami se vide de son sang ! Appelez une ambulance ! » Mais ils avaient l’air de s’en foutre. Ils nous sermonnaient que ceci, ça se faisait pas, que cela, c’était mal, qu’il fallait qu’on prouve à nos parents qu’on était des étudiants sérieux en ayant de bonnes notes. Puis ils ont dit qu’une ambulance allait arriver d’ici une demi-heure et ils sont repartis, comme ça, ni plus ni moins.

    Entre-temps, le docteur était arrivé. Il nous a annoncé qu’il allait fermer la clinique : « Sortez, je ferme. » Je pensais qu’il allait nous venir en aide à un moment ou à un autre, mais non. Ni à nous, ni au camarade blessé. Il n’a même pas daigné lui donner un peu d’alcool, rien du tout. On est partis en courant, effrayés, on avait peur que les tueurs reviennent, puisque ces militaires ne nous avaient ni soutenus, ni protégés, ils ne nous avaient été d’aucun secours. Ils nous avaient abandonnés à notre sort. Dès qu’ils se sont retirés, on a pris la fuite.

    (...)

    Notes issues d’un entretien entre Marcela Turati, journaliste, et le docteur Ricardo Herrera, chirurgien et directeur de la clinique Cristina, à Iguala, Guerrero, le 10 octobre 2014

    Herrera : Ils sont entrés de force. Il y avait du sang partout. J’ai appelé la police mais c’est l’armée qui est arrivée. Je ne l’ai pas appelée. Et quand j’ai demandé au commandant pourquoi la police n’était pas venue, il m’a dit qu’elle avait ordre de ne pas intervenir.

    Turati : Vous avez pris en charge les blessés ?

    Herrera : Non.

    Turati : Pourquoi ?

    Herrera : Je n’y étais pas tenu. Celui qui se comporte bien, on s’en occupe. Pas ceux qui sont agressifs, qui détruisent tout... J’ai appelé la police mais c’est l’armée qui est arrivée. Les militaires ont appelé une ambulance, mais c’est un taxi qui a emmené le blessé. Il n’avait pas de trace de balle, juste une éraflure à la bouche. Il marchait et parlait normalement.

    Turati : Il a failli mourir.

    Herrera : Mourir de peur, oui ! Il s’est fourré dans des histoires d’adultes. Et c’est ce qui arrivera à tous les ayotzinapos.

    Turati : Pourvu que non.

    Herrera : Pourvu que si. Car cette école ne sert à rien. Ils volent. Ça, c’est de la délinquance. Ils salissent tout, ils bousillent tout, et le gouvernement paie, ça me dérange, ils arnaquent le gouvernement. Ce sont des délinquants.

    Gibler : C’est ça, la délinquance ? Pour vous, c’est mal ? Donc, leur mutiler le visage, leur arracher les yeux, les dépecer et calciner leurs corps, ça vous paraît bien ?

    Herrera : Oui. Sincèrement, oui.

    Erick Santiago López, 22 ans, étudiant en deuxième année

    Quand je suis arrivé à l’hôpital d’Iguala, le directeur a pris mon nom. Puis il m’a demandé d’où j’étais. « De l’école normale d’Ayotzinapa. » Voilà ce qu’il m’a dit : « Ils auraient dû te tuer, maudit ayotzinapo. » Ce n’est pas lui qui s’est occupé de moi, c’est une infirmière militaire. Elle a dit aux docteurs : « Je vais prendre le jeune en charge. » Ils m’ont fait me déshabiller, j’ai juste gardé mon slip, puis ils m’ont conduit dans une autre pièce. Peu après Aldo, celui de première année qui avait pris une balle dans la main, et le type blessé à la bouche sont arrivés. Je suis resté là. Deux heures plus tard, des policiers me cherchaient. Ils avaient peut-être reçu l’ordre de me tuer car ils se montraient très agressifs. Je remercie beaucoup l’infirmière car elle leur a dit que je n’étais pas là, que mes camarades étaient venus me chercher et m’avaient transféré ailleurs. Ils sont partis.

    (…)

    Alex Rojas, étudiant en première année

    On est partis vers 5 heures du matin. Le copain du comité nous a dit :

    « Qui a dit hier soir qu’il irait chercher les camarades ?

    — C’est moi.

    — Si tu veux, vas-y maintenant. Va faire un tour, mais t’éloigne pas trop, et fais attention.

    — Pas de problème, j’y vais. »

    Je suis sorti tout seul de la maison dès 5 heures. Je suis allé là où débutait la colonia. C’était que de la montagne. J’ai fait un tour et j’appelais les camarades par leurs surnoms, fort, lentement. Des gens sont sortis.

    « Tu cherches quoi, jeune homme ?

    — Je cherche mes amis, ils sont venus par ici.

    — Ah, d’accord. Non, ils sont pas là.

    — Ah bon. D’accord. »

    J’ai marché vingt minutes de plus en criant leurs surnoms. Je m’étais éloigné un peu et je suis revenu sur mes pas. De retour, j’ai dit aux camarades : « Non, y a personne. Y a beaucoup de maisons mais personne. Je les ai appelés, en vain. » On est descendus de la colonia par là où on était montés, par là où ils nous avaient poursuivis. On marchait sur le périphérique et on a croisé une voiture de police. Elle a freiné, on s’est arrêtés, puis elle a continué. Une autre voiture de la police fédérale est passée, même chose. Ils nous regardaient puis continuaient et ça nous faisait flipper car on savait qu’on pouvait faire confiance à personne, et encore moins aux flics puisqu’ils avaient tenté de nous tuer. On a contacté un autre camarade, il nous a appris qu’il était en voiture avec la police fédérale ministérielle et on lui a dit : « Quoi ? Comment ça ? Comment ça se fait que t’es avec eux, tu te rends pas compte qu’ils nous ont attaqués ? Qu’ils ont tué nos camarades ? » Lui disait que non, qu’on pouvait avoir confiance, qu’ils dépendaient du bureau du procureur, et c’est là qu’on a vu la voiture juste devant, vers le magasin Sam’s Club. Elle s’est arrêtée à une quinzaine de mètres, on était morts de trouille. On n’avait rien sur nous. On a continué. La voiture a fait demi-tour et les policiers nous ont crié : « Les jeunes, montez, on est avec vos camarades, faites-nous confiance, montez, n’ayez pas peur ! » Nous, on voulait pas, jusqu’à ce qu’on voie un camarade nous faire signe de monter, alors j’ai dit : « C’est bon, on peut y aller, Paisa est là. » C’est son surnom. On est montés avec l’angoisse, la faim, la fatigue, et surtout, la peur qu’ils nous enlèvent.

    Coyuco Barrientos, 21 ans, étudiant en première année

    À 6 heures, un camarade nous a appelés. Il nous a demandé où on était et nous a annoncé que le secrétaire général était avec la police ministérielle et quelques militaires, qu’on pouvait sortir, qu’il n’y avait plus de problèmes. On a demandé aux propriétaires de la maison de nous ouvrir et on les a remerciés de nous avoir hébergés. On est partis. Des camarades sont descendus du toit, trempés jusqu’aux os. Un gars a dû enlever son tee-shirt tellement il avait froid. On a retrouvé les autres. J’ai d’abord demandé qui étaient les morts. Le secrétaire a dit : « C’est Chino. » J’arrivais pas à y croire. Je voulais vérifier, mais il m’a dit que le SEMEFO l’avait déjà emmené. Pile au moment où j’ai rallumé mon portable, en montant dans la voiture de police, son cousin m’a appelé pour avoir de ses nouvelles : savoir s’il était avec moi, comment il allait, ce qu’il s’était passé. Je ne pouvais rien dire. Rien ne sortait. Je me sentais tellement impuissant, tellement inutile. Son cousin cherchait à savoir. Il insistait. La seule chose que je lui ai dite, c’est qu’il me pardonne, que j’avais rien pu faire. Il m’a dit, au bord des larmes : « Déconne pas, mec, dis pas de conneries. » Et il insistait, il me demandait de ses nouvelles. J’ai fini par lui dire qu’on venait de me confirmer que le SEMEFO l’avait emmené. Après un long silence, il a raccroché. On nous a transférés au bureau du procureur général de l’État à Iguala. Quand on est arrivés, il m’a rappelé. Il n’y croyait toujours pas, il s’y refusait. Ni l’un ni l’autre on voulait y croire. Il m’a demandé en pleurant, à présent, si c’était vrai, si je l’avais vu de mes propres yeux. Je lui ai répondu que non, mais que le secrétaire me l’avait confirmé. Et moi, avec ce sentiment d’impuissance, qui n’avais rien pu faire. Si j’avais pu, je serais revenu. Un copain qui était à côté de lui l’avait vu, à terre, en train d’appeler à l’aide. Il avait voulu y aller mais les types continuaient à tirer. Il avait vu le sang couler dans son cou. Je l’ai pris à parti : « Pourquoi tu me l’as pas dit ? Si j’avais su, si je m’en étais rendu compte, j’en aurais rien eu à foutre qu’ils me butent, moi, et je serais allé le chercher ! »

    Arrivés chez le proc’, ils nous ont tous rassemblés et ont commencé à nous interroger : et qu’il fallait qu’on parle, et qu’on risquait rien avec la police, et qu’on pouvait pas nous arrêter, parce que tout d’un coup on était les victimes, on n’était plus les coupables. On a essayé de se calmer. Tout ça allait se terminer. Moi, j’arrivais plus à... j’avais l’esprit vide. Je ne me rendais compte de rien. Je voyais seulement les camarades défiler, appelés à témoigner les uns après les autres. Ils entraient dans des bureaux et tardaient à en sortir. Pendant ce temps, on attendait dans cette pièce. J’ai refusé de faire ma déposition. Je me sentais vraiment en dehors de tout ça. Je ne voulais plus rien savoir.

    Je commençais à peine à me calmer lorsque j’ai reçu un appel d’un autre cousin de Chino, plus âgé que nous, ancien étudiant de l’école normale, qui me demandait aussi de ses nouvelles. Comme la première fois, les mots me manquaient. Comme je dis aux camarades, il faut avoir des couilles, de sacrées couilles, pour annoncer ce type de nouvelles. Je ne le souhaite à personne. Son cousin me disait de ne pas sombrer, que c’était pas ma faute, que si j’avais rien pu faire, c’était comme ça, que c’étaient des choses qui arrivaient et que j’avais le soutien de toute sa famille.

    On veillait tous en attendant les copains qui manquaient. Tout était silencieux, on entendait juste, au loin, les voix des secrétaires et des agents qui menaient les interrogatoires. Qui prenaient des notes. Qui allaient et venaient. Je voudrais remercier une dame, une assistante sociale, qui nous a encouragés et soutenus dès notre arrivée chez le procureur. Je ne me souviens plus de son nom, mais elle nous disait : « Courage, les jeunes, ne laissez pas ces chiens vous voir pleurer, montrez-leur que vous avez plus de courage qu’eux. Ces chiens ne méritent pas de vous voir pleurer. »

    Le jour s’est levé. On n’assimilait toujours pas ce qu’il s’était passé. Tout s’est mis en mouvement. Certains entraient, d’autres sortaient. Les camarades responsables montaient et descendaient pour voir qui manquait, qui était blessé, qui était présent, combien étaient partis. Ils collectaient la moindre information. Je suis sorti. J’avais entendu qu’ils allaient identifier les corps. J’ai demandé au secrétaire :

    « Tu vas aller au SEMEFO ?

    — Oui.

    — Je m’en fous, je t’accompagne.

    — D’ac, je t’appelle plus tard », il m’a dit en me regardant bizarrement.

    On attendait que les responsables nous emmènent, mais ils ont mis du temps. Des camarades ont acheté des choses à manger, on les a partagées. Des agents sont arrivés et nous ont demandé si on voulait aller identifier les policiers, les acteurs des attaques : ils les avaient déjà repérés grâce à l’immatriculation de leurs véhicules. Ils voulaient juste qu’on aille balancer. Simuler une procédure légale. De tous les camarades qui avaient fait leur déposition, personne ne voulait y aller. Alors un camarade de deuxième année est venu nous dire : « On doit aller identifier ces connards car ça peut pas s’arrêter là. Si on le fait pas maintenant, ils vont s’en sortir tranquilles. Et la mort n’aura servi à rien, ni la disparition des autres. » Je lui ai dit : « J’y vais. » D’autres étaient d’accord aussi. On s’est inscrits sur une liste. Ils nous ont expliqué qu’on allait procéder à l’identification des policiers impliqués dans les attaques ; qu’en fait, ils les avaient déjà capturés, et qu’ils allaient nous prêter des cagoules et des casquettes pour qu’on ne soit pas reconnaissables. Une fois qu’ils ont regroupé tous les policiers, on s’est mis en route pour le commissariat. On est montés dans une voiture de la police de l’État, vitres fermées, cagoulés. Juste à l’entrée du commissariat, il y avait une des voitures qu’on avait cassées pour repousser l’attaque. Puis on a reconnu d’autres véhicules, au fond, mais il en manquait. Ils étaient en train de les rassembler. On nous a fait descendre et tous les policiers nous regardaient, sans rien comprendre. On nous a placés dans une pièce, derrière des persiennes, et tous les policiers du commissariat défilaient devant nous en criant leur nom, l’immatriculation de leur voiture, et s’ils étaient de garde ou non cette nuit-là. Dès le début, on a identifié l’un des policiers, le tout premier. Pile quand on l’a reconnu, l’agent ministériel s’est approché pour nous glisser que cet homme-là était le chef de section de la police municipale, que lui et le directeur du commissariat municipal étaient très liés, et que c’étaient eux qui fixaient les règles à Iguala. Il a ajouté qu’ils les avaient déjà identifiés mais qu’ils ne pouvaient rien faire sans qu’on les dénonce nous-mêmes. Par contre, il nous a très clairement prévenus que le seul qu’ils pourraient poursuivre, c’était lui. Pas le directeur du commissariat. Et que tous les deux étaient liés à leur tour à la directrice du DIF et aux cartels. On a continué à identifier des policiers. De notre côté, on en a reconnu 19. Ensuite, ils ont ajouté ceux qui étaient dans les mêmes véhicules. Puis on s’est retirés, on est rentrés chez le procureur, où l’on est restés toute la journée.

    (...)

    José Armando, 20 ans, étudiant en première année

    On est retournés à l’école normale. Une foule de parents étaient là, réunis sur le terrain de sport. Ils nous ont accueillis. Certains retrouvaient leurs enfants, et les parents des disparus pleuraient. Ils nous demandaient : « Et mon fils ? » On répondait : « On sait pas, madame, ils se sont fait arrêter mais on ne les a retrouvés nulle part. » C’est là que le cauchemar a commencé. Le cauchemar de la disparition. Mais je vais vous dire quelque chose : malgré tout, on est là. Plein de camarades sont partis, ce jour-là. Ils ont pris leurs affaires : « Je m’en vais. Pourquoi je resterais ? J’en ai réchappé une fois. Pourquoi prendre des risques ? Hors de question. » Ils sont rentrés chez eux et, à ce jour, ils ne sont pas revenus. Moi aussi, mes parents m’ont dit de partir, mais je leur ai fait comprendre : « Vous, vous feriez quoi si j’avais disparu ? Parce que moi aussi j’en étais, et j’aurais pu me faire embarquer comme les autres. Vous feriez quoi alors ? Me dites pas que vous aimeriez que tous mes camarades abandonnent juste comme ça, comme si de rien n’était ? »

    Et oui, on s’entendait bien, on était comme des frères. On partageait un tas de choses. On travaillait, on rigolait, on foutait le boxon, et parfois on s’engueulait, mais au final, ce sont nos frères. Parce qu’ici, on nous apprend à partager. Alors je vais continuer la lutte. Je n’oublierai jamais ceux qui sont morts ni ceux qui ont disparu car eux... on ne peut pas dire qu’ils sont morts, on ne sait pas s’ils sont morts, et ils vivront toujours dans nos cœurs. Et si certains se sont dit que l’école allait fermer ou qu’ils allaient nous terroriser à jamais, eh bien ils se sont trompés. Le gouvernement s’est complètement trompé.

    (...)

    Mario César González Contreras, père de César Manuel González Hernández, 19 ans, étudiant en première année. Blocage routier, Chilpancingo, 5 octobre 2014

    Il est cynique. Je lui ai posé plein de questions auxquelles tout ce qu’il a su me répondre, c’est :

    « J’arrête là, je m’en vais.

    — Alors vous vous défilez parce que vous n’avez pas de réponse ? Vous êtes incapable de nous informer ? Pourquoi vous n’avez pas mené les recherches dès le dimanche ou le lundi ? Pourquoi ?

    — On a cherché, oui ou non ?

    — Mensonge ! Je suis parti de Tlaxcala à une heure et demie du matin, tout seul. J’en aurais rien eu à faire qu’on me tue. Si on veut me tuer, qu’on me tue, mais qu’on me rende mon fils. C’est pas juste que ses 42 camarades n’aient pas réapparu. Vous n’avez pas idée de notre douleur. Vous n’avez aucune idée de comment on est détruits physiquement, moralement et économiquement. Parce que, malheureusement, on n’a pas d’argent. »

    Tout ce que nous exigeons, c’est une réponse. Ils nous disent qu’il y a dix morts à Taxco. Qu’il y a douze morts à tel endroit. Qu’ils ont trouvé des fosses communes  [3]. Alors quand est-ce qu’ils vont nous rendre ces corps ? Tous ceux qu’ils trouvent sont calcinés, décomposés. Je lui ai dit : « Non monsieur, vous les avez enlevés vivants, vous devez nous les rendre vivants. » Ce n’est pas une organisation criminelle qui les a enlevés. Ce sont les policiers en personne et on suppose qu’ils les ont déjà tués. De quelle sécurité parle-t-on ? Les policiers obéissent bien aux ordres de leurs supérieurs, non ? Ils n’agissent jamais seuls. Ça fait huit jours que je vis ici et je me rends compte que tout passe par la corruption. Comment est-il possible que les citoyens, et là je ne parle plus des représentants de la loi, permettent une telle situation ? Ils savent parfaitement ce qui se passe, bon Dieu ! Qu’ils fassent quelque chose !

    Ils nous mentent, c’est tout. Ils nous rendent fous. On ne sait même plus quoi faire, vers qui nous tourner. Pas une seule autorité ne nous a proposé son aide. Personne ne s’est présenté. Malheureusement, nous ne sommes pas d’ici et nous ne connaissons personne. On ne sait pas qui croire, les pistes sont brouillées. Comme j’ai dit hier au gouverneur : « Monsieur, je ne viens pas faire de la politique, je viens juste chercher mon fils. » Je ne l’ai pas envoyé voler, je ne l’ai pas envoyé faire le bandit. Je l’ai envoyé faire des études. Alors si je l’envoie faire des études et que vous me le rendez mort, il y a un problème ! C’est pas juste ! Je l’ai envoyé pour ne pas qu’il souffre des mêmes manques que nous et on nous le rend mort. C’est pas juste. Je dois retrouver mon fils et j’en assumerai les conséquences jusqu’au bout. Je dois le ramener chez nous. C’est pas juste. On mérite pas ça. Ça fait déjà huit jours qu’on est là, et c’est grâce au soutien des étudiants qui nous donnent des vêtements, de la nourriture, du savon. Ils s’en privent. Ils ont besoin de tout ça et nous, on le leur enlève.

    Vendredi 25, mon fils m’a appelé à 15 heures. J’avais la typhoïde. Il m’a demandé comment j’allais.

    « Bien mon fils, merci.

    — Non, papa, je sens que ça va pas. Je vais demander l’autorisation de venir. Je veux vous voir.

    — Non, mon fils. Tu es parti pour étudier. Tu dois t’y tenir. »

    Il a insisté pour venir et j’ai refusé, malheureusement. C’est la plus grosse erreur de toute ma vie. Je ne me le pardonnerai jamais. Je lui ai dit : « Je t’ai envoyé étudier et je veux que tu deviennes quelqu’un. » Il est très fort, oui. Très, très fort. Je ne sais pas s’ils se sont déjà débarrassés des corps, là-bas. Vu tout ce que je découvre, c’est très probable, je vous assure. Il faut attendre les autorités, je n’arrive pas à comprendre, monsieur. Peña Nieto a dit qu’il allait changer le pays. Mais la situation n’a pas bougé d’un pouce. Le gouvernement annonce : « On a trouvé 13 corps. » Mensonge ! Les 43 étudiants disparus restent introuvables. Aucun n’est réapparu. Qu’est-ce qu’ils veulent, alors ? Qu’on s’éternise ici, tout en sachant qu’ils se sont déjà fait tuer ? Ils sont tellement lâches. Pourquoi ils les brûlent ? Pourquoi ils les mettent en morceaux ? Ils ont offert un million de pesos. C’est une blague. Avec cet argent, ils se soûlent. C’est ce que valent leurs beuveries.

    Regardez par ici, il y a des morts, regardez par là, il y a des morts. Ils nous anéantissent moralement. Je ne sais pas si c’est ce qu’ils cherchent. Nous avoir à l’usure et qu’on rentre chez nous. Mais ils se trompent. Même si on dort pas, même si on mange pas, on va rester là. Personnellement je ne baisserai pas les bras avant d’avoir retrouvé mon fils et de l’avoir ramené. Et c’est en luttant qu’on y parviendra.

    (...)

    Blanca Nava Vélez, mère de Jorge Álvarez Nava, 19 ans, étudiant en première année, lors d’une conférence de presse à Mexico, 6 septembre 2015

    On avait raison, en tant que pères et en tant que mères. On avait raison depuis le début ! Nos enfants n’ont pas été incinérés. Voilà la vérité. On savait que c’était un mensonge du gouvernement. Un mensonge de plus. Maintenant, nous crions haut et fort : celui qui a avancé tout ça s’est trompé ! Mais il ne pouvait pas nous tromper. C’est ce que j’ai dit à Murillo Karam : qu’il ne croyait pas lui-même en son mensonge. Et à présent, on le lui démontre avec des preuves. Pas comme il l’a fait, lui, en mentant. Nous avons des preuves scientifiques comme quoi nos enfants sont en vie. Et on va les retrouver.

    Le coupable, c’est l’État, puisque ses trois niveaux de gouvernement sont impliqués. Qui nous dit que, maintenant, ils ne vont pas nous sortir un nouveau mensonge ? Mais on n’y croira pas. Ils n’ont pas réussi à nous tromper avec leur mensonge, alors maintenant, encore moins. On va aller de l’avant pour nos enfants ! On va continuer à lutter et à crier ! Je l’ai déjà dit au gouvernement mais je le lui répète : on est pauvres, mais on n’est pas des abrutis. On ne tombera pas dans leurs mensonges. Nos cœurs de mères ne pouvaient pas se tromper. Nos enfants n’ont pas été incinérés ! Et on leur en apporte la preuve. Désormais, on attend qu’ils disent la vérité. En tant que parents, on veut la vérité. Plus de mensonges. On n’acceptera pas un mensonge de plus. Il s’est acharné à nous torturer, à nous briser le cœur. Il s’est peut-être dit qu’avec ce mensonge il nous achèverait ? On lui a dit qu’il avait aussi des enfants. Et regarde ce qu’il a fait. Maintenant, les masques sont tombés. Sa « vérité historique » est un mensonge historique. On continuera jusqu’à ce qu’on retrouve nos enfants, on luttera jusqu’à ce qu’on les retrouve !

    (...)

    Jorge Hernández Espinosa, 20 ans, étudiant en première année

    Je veux devenir professeur et sortir diplômé de l’école normale. J’aimerais pouvoir dire un jour à mes enfants et à mes petits enfants : « J’ai étudié à l’école normale Raúl Isidro Burgos d’Ayotzinapa » et ajouter fièrement : « J’étais présent au massacre du 26 septembre dont le pays et le monde entier ont entendu parler. On a été soutenus. Certains nous ont critiqués. Mais le monde entier a su qu’on avait été réprimés. » Je me sens fier de dire : « Je fais partie de l’académie de première année, je suis étudiant à l’école normale d’Ayotzinapa. »

    [1] Place centrale de la ville.

    [2] Le DIF, formellement connu comme le Système national pour le développement intégral de la famille, est une institution publique mexicaine d’aide sociale présente dans chaque État. La direction de ces organismes est souvent gérée par les épouses des hommes politiques. Leur action est controversée chez de nombreux Mexicains car l’octroi d’aides est souvent conditionné par des intérêts politiques.

    [3] La découverte de fosses communes a sensiblement augmenté ces dernières années dans plusieurs endroits du pays. Dans le cadre des recherches des étudiants disparus, notamment, des dizaines de fosses communes ont été trouvées autour d’Iguala. On appelle les victimes los otros desaparecidos, les autres disparus, des hommes et des femmes enlevés au cours des dernières années et dont on n’a jamais plus entendu parler. En 2015, les autorités fédérales avaient enregistré 253 cas de disparitions forcées rien qu’à Iguala.