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Interview de la rappeuse Casey dans le Bondy Blog
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
En novembre, Casey entame quatre dates de concert en France et une à Genève. Née à Rouen en 1976, Cathy Palenne vit aujourd’hui au Blanc-Mesnil et est toujours affiliée au collectif Anfalsh. La rappeuse pas-à-vendre était au Hangar à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne) le 21 octobre dernier. L’occasion d’attraper cette artiste si discrète pour aborder, déchiqueter, embrocher la société et ses rouages. Entretien.
Le Bondy Blog : Que préparez-vous actuellement ?
Casey : Je n’ai pas d’actu ! Normalement mon actu devrait être un disque, ça n’est pas une surprise, mais je ne peux pas en parler dans la mesure où ça n’est pas terminé. Et je n’aime pas faire de fausses annonces. Je l’ai déjà fait mais vu que ça prend du retard, je préfère ne plus rien dire ! En attendant, il y a quelques dates de concert à Grenoble, Annonay, Toulouse, Genève et Tours.
Le Bondy Blog : Vous sortez peu d’albums, on vous voit peu : pourquoi ce besoin d’absence ou de discrétion ?
Casey : Chaque disque donne lieu à pas mal de dates de concert, donc ça prend de l’espace. Entre temps, on a sorti le projet ASOCIAL CLUB et j’ai aussi travaillé sur des choses plus confidentielles, pas dans le domaine du rap. Je viens quand j’ai un truc, c’est tout. Sinon c’est juste que c’est mon ego qui veut occuper l’espace, mais ça va, mon ego est plutôt bien soigné, bien traité, je ne pense pas avoir en permanence besoin de la lumière pour me sentir vivre. Donc oui il y a des trous, mais ce n’est pas grave ! Quand on fait de la musique, on existe au travers de sa musique. S’il n’y a rien, il n’y a pas de raison d’être là, c’est tout ! Ça fait peut-être état d’âme à deux balles mais c’est comme ça que je vois le truc, il faut un sens ! Ce n’est déjà pas spécialement un plaisir de m’exposer tout le temps, à tort et à travers. Je trouve que la visibilité sans sens, ça n’est pas bénéfique. Si demain j’ai un disque et j’ai des choses à dire autour du disque, je le défendrais. Mais combler les trous, dire des choses pour boucher l’espace avec un discours en permanence, non.
Le Bondy Blog : Comment s’est passée votre rencontre avec le rap ?
Casey : J’avais 12 ou 13 ans. C’était l’époque des freestyles sur Nova. La rencontre avec le rap, c’est vraiment ça : en entendre à la radio et en enregistrer sur des cassettes. Après, j’en ai fait pour “faire comme”, pour imiter, avec un de mes cousins. C’est comme ça qu’on s’essaye, par mimétisme. On s’amusait, on ne se posait pas de questions, on le faisait pour le faire, il n’y avait pas d’enjeu, juste un kiff ! C’était ça notre passe-temps et notre passion aussi. Quand j’ai rencontré le rap, c’est le rap que je kiffais plus qu’un rappeur ou une rappeuse. Mes premiers textes, j’avais 13 ans donc c’était des textes d’enfants de cet âge-là ! Je devais raper que “j’ai 13 ans et la guerre c’est pas beau”. Il y avait déjà cette idée que le rap, c’est un message à transmettre.
Le Bondy Blog : Comment percevez-vous la manière dont on vous définit et dont on décrit votre rap ?
Casey : J’essaye de ne pas trop m’attarder là-dessus parce que ça ne m’appartient pas. Ce n’est qu’une interprétation de ce qu’on voit de toi mais ce que tu montres, c’est un peu de ce que tu es mais aussi une part de mise en scène. C’est un mélange. Je ne m’en soucie pas… Non ! J’essaye de ne pas m’en soucier.
Le Bondy Blog : Il n’y a jamais rien qui vous freine dans votre écriture ?
Casey : Bien sûr que je ne dis pas tout ! Je sais par exemple que je ne parle pas tout le temps de moi. C’est plutôt mes pensées générales sur l’environnement, sur le système. Sur des expériences vécues dans un système, un environnement, plutôt que des choses personnelles. Chacun fait de la musique comme il est, avec ce qu’il est.
Le Bondy Blog : Sentez-vous une évolution dans votre manière d’écrire, dans les thèmes que vous abordez ?
Casey : Oui ! Quand tu bouges, avancer en âge, vieillir, vivre des expériences, bien sûr que ça fait bouger, réfléchir ! Consciemment ou pas, mais bien sûr. Tu imagines le délire ? Sinon ça veut dire que tu ne bouges pas ! C’est qu’il y a un problème. Un être humain, c’est fait pour la mutation. Dans mon prochain disque, j’ai voulu aborder plein de choses et approfondir d’autres sujets. Et même musicalement, explorer d’autres trucs.
Le Bondy Blog : Quels sont les nouveaux thèmes que vous abordez ?
Casey : Je n’ai jamais vraiment parlé de l’expérience d’être une meuf. Même si je suis une catégorie particulière de meuf. Dans le prochain disque, je parle de cette expérience. J’ai beaucoup parlé de l’expérience d’être noir ou de vivre en quartier. Mais jamais de ces expériences-là, plus intimes, plus internes, mais qui sont des expériences qui impliquent un positionnement et un regard sur la société et le système. Ce sont des identités que je cumule, que j’ai vraiment envie d’aborder et de disséquer. “Qu’est-ce qu’être une femme ?” ou même “qu’est-ce qu’être une femme dans certaines catégories, d’être différente ?”
Le Bondy Blog : Vous parlez beaucoup de l’école dans vos textes.
Casey : Oui ! Parce que c’est le premier point de contact avec les institutions et la sociabilité. C’est le premier apprentissage, en dehors de celui intrinsèque à l’école, mais celui de la vie. En France, il y a un certain élitisme sur le fait d’écrire et de lire. Tu apprends à l’école que la littérature, c’est plus Maupassant qu’une BD. Tu apprends qu’il y a des arts majeurs et des arts mineurs. Il y a un certain formatage, une certaine façon d’appréhender la culture. C’est très français ça ! Et je trouve que c’est assez vieillot ! Ça n’est pas pour rien que la plupart des rappeurs vont te dire que l’école, c’était compliqué.
Moi j’ai plus eu envie de voir des documentaires, d’apprendre des choses, de lire des livres d’histoire à travers le rap qu’avec l’école. Il ne faut pas se mentir : l’école, si tu es un peu speed, c’est un peu rébarbatif. C’est assez rare que des enfants te disent : “je suis assis pendant 8 heures, génial !” Tu as plus envie d’aller jouer à la récré ! Mais parfois, il y a des profs qui arrivent à te sortir de ce carcan-là. Et tu n’as plus l’impression d’être assis parce qu’ils t’aspirent !
Le Bondy Blog : Vous parlez aussi de l’école comme le lieu d’expérimentation d’une autre forme de hiérarchisation ; comme le premier lieu de confrontation à des rapports de pouvoirs. Ce rôle d’ascenseur sociétal de l’école, c’est dépassé ?
Casey : Je ne suis pas diplômée, mais il y a des tonnes de gens qui ont des diplômes et qui galèrent. Eux sont bien placés pour dire qu’il y a un côté “leurre”. Après, il faut pas que les petits se servent de ça pour dire “bon bah faut pas aller à l’école”. Il y a une chose de sûre : quand tu as des diplômes, tu peux peut-être galérer ; quand tu n’en as pas, c’est une certitude !
Le Bondy Blog : Pour finir sur l’école, vous en parlez avec plein d’espoir, mais dans les textes où vous l’abordez, où vous la décrivez, une rancœur se fait sentir, car c’est aussi le lieu où le racisme est expérimenté pour la première fois.
Casey : Bien sûr ! L’école, c’est aussi un truc douloureux quand tu es enfant parce qu’avec l’école, il y a le prof. Et le prof, tu as une forme de déférence. C’est une personne qui a une forme d’autorité naturelle. Il transmet le savoir et pour les gosses d’immigrés, il y a tout un romantisme autour de l’école : c’est l’école qui va permettre de s’extraire de sa condition, d’être à l’image de ceux qui sont déjà sur place, enfin voilà… Quand on est face à des profs qui tiennent des propos racistes ou des trucs qu’on trouve injustes ou méchants, c’est un étonnement. Quand tu es adulte, tu te dis “les êtres humains sont aussi cons que les autres, c’est juste qu’ils ont eu un diplôme”. Un diplôme, ça ne crée pas l’intelligence ni l’ouverture d’esprit pour autant, ça valide juste des acquis et des connaissances. Mais quand tu es enfant, tu as tendance à le penser, tu leur prêtes des vertus. Quand on me dit : “ta mère t’a envoyée pour les allocs”, “tu te comportes comme un petit singe”, ce genre de trucs, tu ne comprends pas ! Tu découvres que celui qui te dit ça, il te le dit parce qu’il sait que tu ne peux pas répondre, qu’il se sert de son pouvoir. C’est injuste de se servir de ce pouvoir pour ça, pour avilir, humilier ou rabaisser quelqu’un. L’école, c’est donc aussi la découverte de l’injustice. Ces personnes ont la capacité de te complexer, te rabaisser et de te faire douter de tes propres capacités, surtout dans des zones où les gens sont très vulnérables, des endroits où les familles se reposent souvent beaucoup sur l’école pour tirer les enfants de leur condition.
À mon âge, je me rappelle encore de ces conneries ! Que tel prof m’a parlé de telle manière, s’est permis telle réflexion sur mes parents, sur notre manière de parler français. Comme si on avait une manière, comme si on ne maniait pas la même langue juste parce qu’on avait un accent. Comme si eux, ils n’avaient pas d’accent eux ! C’est toujours les banlieusards qui ont un accent, mais vous avez aussi un accent pour nous ! Il y a toujours ce truc, très français ça aussi : l’altérité, c’est l’autre. Ça n’est que l’autre. Et l’autre souvent, c’est nous ! (rires) Eux ne sont jamais les autres. Ce sont toujours les mêmes sujets qui nous empoisonnent depuis une trentaine d’années, qui font qu’aux dernières élections, Marine Le Pen arrive au second tour.
Le Bondy Blog : “L’autre”, “les autres”, pensez-vous qu’on les met sous le tapis ?
Casey : En France, on n’en parle de façon à ne pas percer le sujet. “Allons vers cette belle devise : liberté, égalité, fraternité”. Franchement, je dois reconnaître que ça claque, ça punchline ! C’est un beau rêve, une douce utopie. Mais il faut des couilles, un peu de courage et beaucoup de réflexion pour y arriver. Et là franchement, on en est super loin. Parce qu’on n’a pas réglé notre passé colonial, l’embrouille de l’esclavage, les histoires des immigrations. On ne peut pas en parler ici. On ne veut pas les régler. Ou alors, tu as toujours une certaine élite qui monopolise le débat, qui a décidé que c’était eux qui allaient régler cette histoire entre eux ! Ça aussi, c’est une embrouille ! (rires) Ça ne peut pas être les 15 mêmes, entre eux, qui se ressemblent, qui ont la même couleur de peau, le même sexe, la même orientation sexuelle, les mêmes études, qui viennent des mêmes classes sociales qui vont régler ces histoires-là !
Bon là, la France a voté pour Macron. On dirait un VRP de luxe, un golden boy sorti de Wall Street. Après la fascination pour Macron, le désamour ! Personne n’est content en ce moment. Mais ce n’est pas vous qui avez voté pour lui ? Ce pays est fou ! Tout le monde est schizophrène. Les gens voulaient que le mec arrive et change tout en trois semaines. “Les politiques ne font pas ci, ne font pas ça, ils ne s’occupent pas de nous”. Mais bien sûr ! (rires) Ça n’est pas leur taff de s’occuper de nous, ils s’occupent d’eux ! (rires). Macron est venu faire le taff pour le MEDEF. Il est venu tout dégraisser, tout resserrer, favoriser les actionnaires, il n’est pas venu redresser la France. Il est venu parler à son milieu. Ça me fait de la peine de voir que la population attend encore quelque chose des politiques, comme si ça ne venait pas de nous, comme si les puissances et les forces de changement ou de révolution ne venaient pas d’en bas, comme si ça ne venait que d’en haut.
Le Bondy Blog : Dans un très bel entretien avec Virginie Despentes, vous dites : “la France, ça aurait pu être les States, le Nouveau Monde, mais non”. Il y a un manqué ?
Casey : C’est un raté total ! Je suis des Antilles, je suis de la Caraïbe, c’est vraiment ce qu’on appelle le Nouveau Monde. En même pas 500 ans, ils se sont mélangés, ils se sont créés culturellement… mais dans la douleur. Ça s’est fait dans le sang des Indiens d’Amérique, sur la sueur des esclaves. Mais il s’est passé quand même un truc en très peu de temps. L’Europe ? Non, c’est vieux, c’est claqué ! Tu as encore des irréductibles Gaulois qui croient qu’il y a vraiment moyen de blanchir la France, qu’il y a peut-être moyen de juguler l’histoire, de renverser la donne, de nier ceux qui sont là, de les invisibiliser, les faire disparaître. Mais il y a une réalité intangible : les gens sont là, ça ne changera pas, on est là !
En France, le cosmopolitisme, c’est toujours vu comme un problème : on parle de communautarisme, de repli… Et c’est toujours les mêmes qui se replient, “les Maliens, les Chinois…” Par contre, les Blancs, non, eux ne sont pas communautaires ! Il y a encore du chemin à faire. Soit c’est une embrouille éternelle, soit on va devoir régler l’embrouille puisqu’on est tous là de toute façon. C’est soit on meurt ensemble, soit on vit ensemble.
Le Bondy Blog : Une réappropriation de la parole est en train de s’opérer, non ?
Casey : Complètement. Peut-être que les anciennes générations ont tellement été formatées au discours “attendez votre tour, on va vous appeler, on va vous intégrer, on va penser à vous”, que les générations d’après ont compris l’arnaque et ont dit “nous, on va se démerder tout seul, on va raconter nos expériences, on va se prendre en main”. J’aime bien ça.
Le Bondy Blog : Est-ce qu’on ne pose pas la question du vivre ensemble de sorte à museler certaines particularités ?
Casey : Le “vivre ensemble”, mais qu’est-ce que c’est que cette carotte ? Qu’est-ce que ça veut dire ? On est là, on vit ensemble ! Ceux qui parlent de ça, c’est ceux qui vivent tout le temps entre eux. Ceux qui veulent qu’on vive nous, entre nous, et pas avec eux. Ceux qui parlent du vivre ensemble sont ceux qui ont le luxe de pouvoir choisir où ils vivent, avec qui ils vivent, qui ils côtoient. Nous, on ne nous a pas demandé hein ! On échoue dans des quartiers, on est 500 millions d’ethnies différentes, on n’a pas demandé à vivre les uns avec les autres, il s’est avéré que c’est comme ça. C’est tout. Le vivre ensemble, c’est vide de sens, mais ça claque ! Ça doit être un de ces concepts de communicants, une boîte de communication de je ne sais quel politicien qui a trouvé ce truc-là. Il n’y a pas de projet, c’est là !
Le Bondy Blog : Y-a-t-il plus de censure en France aujourd’hui ?
Casey : En France, tu peux parler, surtout par rapport à d’autres bleds où si tu dis ce qu’il ne faut pas dire, tu te prends une balle ou tu te fais chicoter. Oui, ici on ne vient pas te foutre une balle dans le crâne parce que tu as dit du mal du Président par exemple. Et heureusement.
Le Bondy Blog : Je posais la question par rapport au rappeur Jo Le Phéno, et son titre “Bavures”, contre lequel Bernard Cazeneuve, ancien ministre de l’Intérieur, et des syndicats de police ont porté plainte ? [Il comparaissait le 27 octobre pour “provocation non suivi d’effet au crime et injure”, ndlr]
Casey : C’est marrant, c’est toujours aux rappeurs qu’on fait ça. Un rappeur qui parle, qui est censuré, qu’on amène devant le tribunal, ça c’est la grande histoire du rap. Ça n’est jamais arrivé à des rockeurs, à des chanteurs comme Renaud, alors qu’il y a des gens contestataires aussi dans ces musiques-là. Les rappeurs sont toujours les plus méchants, les plus vils, les plus bêtes, les plus bourrins, les plus dangereux. Les rappeurs ne sont pas des auteurs. C’est-à-dire que si un rappeur chante “je vais tuer un flic”, on comprend : il va vraiment le tuer. Si un rockeur chante “je vais tuer un flic”, on va dire : “oh, mais quel artiste, quel poète, quel écorché vif” (rires)
C’est purement arbitraire. “On va pourrir un rappeur, on va en faire un exemple, peut-être que ça va calmer les autres indigènes”. Un policier ou un député qui veut sortir un peu du lot, faire l’intéressant, avoir un peu d’exposition, va prendre en grippe un rappeur, au hasard, et va décider que c’était le problème des Français aujourd’hui. Ça fait des années qu’ils font ça !
Propos recueillis par Amanda Jacquel