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Privatisation du train : derrière Macron, encore Bruxelles
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Aurélien Bernier est essayiste. Il a publié publié plusieurs ouvrages dont La gauche radicale et ses tabous : pourquoi le Front de gauche échoue face au Front national (Seuil, 2014) et plus récemment La démondialisation ou le chaos (Utopia, octobre 2016).
Remis le 15 février 2018, le rapport Spinetta sur la libéralisation du transport ferroviaire en France a suscité de nombreuses réactions. Ce qu'il contient et préconise n'a pourtant pas grand-chose de nouveau. Il sonne simplement l'heure de l'offensive, du passage de la théorie libérale, préparée à Bruxelles depuis plus de 25 ans, à la pratique de démantèlement.
Le 29 juillet 1991, l'Union européenne adopte la directive 91/440/CEE « relative au développement de chemins de fer communautaires ». Son objectif est d'amener les États à libéraliser le rail, avec une double motivation : d'une part, dans chaque pays membre, l'extension de la sphère privée au détriment de la sphère publique et, d'autre part, une « européanisation » du réseau ferré pour aller vers une concurrence internationale.
Mais le transport ferroviaire ne se libéralise pas comme n'importe quelle activité commerciale. Pour vendre des voitures ou des téléphones portables et concurrencer un distributeur déjà implanté, il suffit d'ouvrir une boutique. Pour faire circuler des trains, il faut un réseau de rails, d'alimentation énergétique, de gares... Si chaque entreprise privée souhaitant développer une activité de transport ferroviaire devait construire son propre réseau, jamais personne n'aurait revendiqué l'ouverture à la concurrence car jamais la rentabilité n'aurait été au rendez-vous. Pour les libéraux, il fallait donc élaborer une stratégie adaptée à ce cas particulier.
Voilà pourquoi la directive de 1991, dans son article premier, impose « la séparation de la gestion de l'infrastructure ferroviaire et de l'exploitation des services de transport ». Il s'agit d'isoler les activités non profitables (le réseau), qui resteront dans le domaine public ou financées par le public, et de privatiser peu à peu la partie rentable. En s'acquittant simplement d'un péage, plusieurs compagnies pourront rivaliser tout en utilisant les mêmes infrastructures.
Depuis cette année 1991, les « livres blancs » et les « paquets ferroviaires » (des mesures simultanées réparties dans plusieurs directives ou règlements) se succèdent à la Commission européenne, mais l'objectif reste le même, et les États s'adaptent à un rythme plus ou moins soutenu.
En février 1997, le gouvernement français créait Réseau ferré de France (RFF), un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC), filiale de la SNCF, mais séparée d'elle juridiquement et comptablement. Fin 2014, RFF changeait de nom, devenant SNCF Réseau. Mais cette entité est sommée d'être indépendante et de permettre la concurrence « libre » d'entreprises de transport publiques ou privées. Une concurrence d'abord mise en œuvre, à partir de 2006, dans le secteur du transport de marchandises, dont 40 % échappe aujourd'hui au service public.
Pour préparer la grande bataille de la libéralisation, la gestion du service public ferroviaire change dès la fin des années 1990. La directive 91/440/CEE lui imposait une exigence de « structure financière saine ». En langage communautaire, cela veut dire une gestion austéritaire et commerciale : réduction des dépenses, recherche frénétique de rentabilité… Depuis 1997, les investissements sur le réseau français sont scandaleusement réduits et limités aux grandes lignes, les coûts salariaux sont compressés, la priorité stratégique est donnée aux déplacements professionnels pour les aller-retours dans la journée, entraînant la SNCF dans une concurrence stupide avec l'aviation à faible coût... C'est en 1997 également que la compétence du transport ferroviaire de proximité est transférée aux Régions. Depuis, elles doivent assumer la gestion des lignes les plus difficiles à rentabiliser ; en 2013, 16 % en moyenne de leurs budgets servait à financer le Train express régional (TER).
En 2016, dans un nouveau « paquet ferroviaire », l'Union européenne a fixé des échéances précises aux États membres. La libéralisation du transport des passagers doit être effective en 2020 pour les lignes nationales et en 2026 pour les lignes régionales. Les États et les collectivités locales généraliseront les appels d'offres, auxquels pourront répondre le service public et le secteur privé.
C'est dans ce contexte qu'intervient le rapport Spinetta de février 2018. En toute logique, il préconise d'« optimiser » le fonctionnement de la SNCF en réduisant encore les dépenses, à commencer par la masse salariale. En particulier, les coûts de gestion du réseau doivent baisser de façon à réduire les péages pour les entreprises privées qui voudraient concurrencer la SNCF. Au nom de l'efficacité économique, le rapport prône la fermeture des lignes les plus déficitaires ou leur financement par les seules collectivités locales. Il propose enfin le transfert d'agents de la SNCF vers le privé en cas de perte du « marché » par le service public, tout en prenant soin de préserver certaines particularités du statut des cheminots, notamment le régime spécial de retraite.
L'attaque lancée par Édouard Philippe et Emmanuel Macron contre le service public ferroviaire est particulièrement grave. Elle s'en prend encore un fois à l’État social et aux salariés du secteur public. En matière d'aménagement du territoire, elle est un bras d'honneur à la « France périphérique », celle qui subit déjà la désindustrialisation, le chômage, la fermeture des postes et des hôpitaux ; on voudrait redresser un Front national au fond du trou qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Et elle n'est sans doute qu'un échauffement. Si nous acceptons le démantèlement de la SNCF, Électricité de France sera la prochaine sur la liste : dès la fin de l'année 2017, des rumeurs parlaient d'une scission entre ses activités nucléaires et ses activités plus rapidement privatisables.
La lutte contre la privatisation du rail peut mobiliser largement. Elle peut rassembler les agents de la SNCF, la gauche politique et syndicale, les écologistes, et, pour peu qu'ils soient réellement attachés à leur territoire, des élus de collectivités locales périphériques de différentes sensibilités politiques. Nous ne devons pas nous priver de ce « front large », qui pourrait même déboucher sur un mouvement social de plus grande ampleur.
Mais pour la gauche, la réforme du rail pose une autre question, à laquelle il faut répondre clairement. Le projet de libéralisation-privatisation est piloté par Bruxelles, inscrit dans des directives et des règlements. Or, le droit administratif français intègre toutes les composantes de ce droit européen et le fait respecter en cas de contentieux. Cela signifie que si la France n'appliquait pas le droit communautaire sur les chemins de fer, n'importe quelle firme privée qui s'estimerait lésée par le manque de concurrence pourrait attaquer l’État. La jurisprudence est parfaitement claire : l'entreprise privée gagnerait à tous les coups et la France serait obligée par ses propres juges de libéraliser les activités ferroviaires.
Nous voilà donc à nouveau face à ce sujet qui fâche : quelle stratégie de la gauche face à l'Union européenne ? Le Parti socialiste et la France insoumise s'opposent sur le « plan B », c'est à dire l'éventualité d'une sortie en cas d'échec d'une réforme de l'intérieur. Mais le « plan A », celui d'une réécriture concertée des traités, semble aujourd'hui totalement illusoire, car contraire aux intérêts de la classe dirigeante européenne.
Voici le vrai problème : pour éviter la destruction du service public ferroviaire, pour éviter la destruction de tous les services publics convoités par le privé, il faudra dénoncer les traités, les directives et les règlements européens de libéralisation. Il faut un acte juridique de rupture qui redonne, si ce n'est la souveraineté nationale, au moins de la souveraineté nationale. Cela peut être la sortie de l'Union européenne (que pour ma part je défends) ou bien, à minima, une modification constitutionnelle qui nous permette de ne pas appliquer un texte européen sans être contredits par le juge administratif. Avec le rapport Spinetta, c'est aussi la campagne des élections européennes qui est lancée.