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Pourquoi oligarques et droites extrêmes prennent le pouvoir en Europe de l’Est
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
En comparaison de la Hongrie du président d’extrême-droite Victor Orban et de la Pologne du parti Droit et justice, la République tchèque fait peu parler d’elle. Pourtant, les élections législatives d’octobre dernier ont porté à la tête du gouvernement l’oligarque Andrej Babiš, une des personnalités les plus riches du pays qui a créé son parti il y a quelques années. Un « Donald Trump tchèque », qui n’hésite pas à instrumentaliser le pouvoir à des fins personnelles. Basta ! a interviewé Jakub Patocka, journaliste et fondateur du site d’informations tchèque Deníku Referendum, auteur d’un ouvrage sur le parcours de l’oligarque de Prague.
Basta ! : Pourriez-vous nous expliquer la situation politique qui prévaut en République tchèque aujourd’hui, après les élections législatives d’octobre 2017 ?
Jakub Patocka [1] : La situation en République tchèque est sombre, mais elle n’est pas désespérée. Le fragile système politique établi après la révolution démocratique de 1989 s’est pratiquement effondré. Certes, ce système avait de nombreux défauts, mais il s’agissait d’une démocratie qui ressemblait davantage à celle des pays de l’Ouest qu’au chaos post-communiste dont nous faisons désormais partie. Aujourd’hui, notre système politique conserve les traits formels de la démocratie, mais il s’agit de la façade d’un régime autoritaire sophistiqué, servant les intérêts du nouveau leader tchèque Andrej Babiš [de centre-droit, ndlr]. Son seul compétiteur est le nouveau président Miloš Zeman [social-démocrate, ndlr], qui est sans doute à certains égards encore pire.
Pourriez-vous nous parler d’Andrej Babiš ? Qui est-il ?
C’est l’un des citoyens le plus riches de la République tchèque. Le parti d’Andrej Babiš est organisé comme s’il était sa propriété, de même que les médias qu’il a achetés pour soutenir ses efforts politiques. À l’origine, son business, c’est l’agriculture et l’agrochimie. Il a notamment construit sa fortune en utilisant les subventions européennes en sa faveur. Quand le modèle néolibéral tchèque s’est effondré après les élections de 2010, et que le modèle d’entreprise de Babiš s’est trouvé fragilisé, il a alors décidé de prendre directement le contrôle de l’État. Il s’est engouffré dans la demande d’une alternative politique, exprimée par la population tchèque face à un establishment politique en partie corrompu. Babiš a parfaitement compris qu’il pourrait s’acheter cette position d’alternative principale, bien qu’il soit lui-même l’un des vecteurs ayant entraîné la corruption de l’establishment politique.
Comment sa fortune s’est-elle constituée ?
Andrej Babiš était chargé de l’approvisionnement en marchandises stratégique pour l’ancien bloc de l’Est. À la chute des régimes communistes, il a utilisé sa position privilégiée, ses contacts, pour exproprier la compagnie nationale slovaque d’agrochimie Petrimex, qui est devenue le cœur de son propre groupe industriel, Agrofert. Ensuite, Babiš a développé un empire pas à pas, en achetant d’autres entreprises d’État bradées et sous-évaluées. L’étape suivante a été de commencer à acheter des propriétés agricoles, privées et coopératives.
Comment est-il entré en politique ?
En 2010, Andrej Babiš a réalisé que l’aubaine post-communiste touchait à sa fin, parce que les gens commençaient aussi à voir que l’élite au pouvoir était achetée par la nouvelle oligarchie. Quand il a réalisé le fait que son influence était en danger, parce que l’architecture politique entière de la République tchèque post-communiste était sur le point de s’effondrer, il a alors décidé d’entrer dans le jeu. C’est ainsi qu’est né son projet politique. Lors des élections de 2010, de nouveaux mouvements populistes ont obtenu des résultats significatifs pour la première fois en République tchèque. Babiš a créé dès 2011 son propre parti, appelé « Action des citoyens insatisfaits », ANO en tchèque, ce qui signifie également « oui ». Il a acheté quelques-uns des médias les plus influents, et engagé des responsables en relations publiques parmi les plus agiles. De manière absurde, mais efficace, il s’est construit une image de solution alternative au système corrompu. Et cela un an avant Donald Trump aux États-Unis.
Que défend son parti politique ?
À part les intérêts d’Andrej Babiš, il n’y a rien qu’il défende vraiment ! Cette formation politique est en fait très flexible sur tout. La stratégie d’ensemble du parti ANO est de récolter le soutien du public sur des sujets qui sont importants pour les gens, mais restent sans conséquences sur les intérêts économiques du groupe dirigé par Babiš, Agrofert. Il y a beaucoup de sujets de ce type, sur lesquels son parti adopte les positions très populaires. Et Il y a d’autres sujets, réellement importants pour Babiš et Agrofert. Sur ces derniers, Babiš tourne les lois en sa faveur, et son bras médiatique est utilisé pour le couvrir.
Quelles sont les activités de sa société Agrofert ?
Le groupe de Babiš est principalement actif en République Tchèque, bien qu’il ait aussi des activités substantielles en Allemagne et en Slovaquie. Babiš est aussi propriétaire d’un restaurant de luxe en France. Mais le cœur de son business, c’est l’agriculture industrielle et la chimie qui l’accompagne. Il manœuvre politiquement pour être certain que le secteur de l’agriculture utilise le plus de produits chimiques possible.
Quelles sont les différences entre sa politique et celle d’un Viktor Orban en Hongrie (extrême-droite), ou celle du parti Droit et justice polonais (droite extrême catholique) ?
Babiš est sur la même ligne politique que ces mouvements, avec cependant quelques différences. Avant tout, des distinctions culturelles importantes qui tiennent à l’évolution des nations modernes hongroise, polonaise, tchèque et slovaque. Il n’y a jamais eu de concept de « grande Tchéquie », comme pour la Hongrie ou la Pologne. Ce genre de nationalisme n’existe pas en République tchèque. Babiš ne peut donc miser sur ce type d’arguments. Lui-même est d’origine slovaque. L’aspect patriotique n’est pas une composante si importante dans la politique tchèque. Le fait que les positions d’extrême-droite soient représentées dans l’échiquier politique par un businessman japonais, Tomio Okamura, est en soi significatif. Mais dans le même temps, Babiš est comme un Orban, ou comme le Parti Droit et justice, parce qu’il est une antithèse à la démocratie ouest-européenne. Il ne veut pas d’un gouvernement démocratique, du peuple par le peuple. Il a déclaré ouvertement vouloir changer le pays, pour qu’il soit dirigé comme une entreprise.
Andrej Babiš (à gauche) en 2015, en compagnie de Sebastian Kurz, devenu depuis chancelier du gouvernement autrichien (coalition conservateurs et extrême-droite) - CC Bundesministerium für Europa.
Selon moi, c’est la clé pour comprendre la situation de l’Europe centrale post-communiste aujourd’hui. La majorité des habitants de ces pays n’ont pas intériorisé le modèle ouest-européen fondé sur la démocratie. Les raisons en sont nombreuses. L’une d’entre elles est que l’Europe de l’ouest et aussi les États-Unis n’ont pas réussi à développer une véritable stratégie d’intégration des pays post-communistes dans le système démocratique occidental. Certains ont essayé et échoué, d’autres voulaient juste faire de ces régions des demi-colonies. Nous en sommes donc là. Aujourd’hui, des oligarchies locales prennent le contrôle de nos politiques avec la Russie et la Chine. Les pouvoirs occidentaux ont perdu du terrain, observant incrédules la manière dont les pays post-communistes peuvent être aussi « ingrats ». Je peux comprendre ce sentiment. Mais cela ne nous aide pas. Babiš, comme Kaczynski et Orban, représente les forces de l’autocratie contre la démocratie.
Avez-vous été menacé, en tant que directeur d’un journal indépendant ?
J’ai été menacé pour avoir publié un livre montrant comment Babiš usait de son pouvoir politique pour ses profits personnels. Le journal fait désormais face à des accusations en diffamation. Par ailleurs, une brigade financière est en train de contrôler nos comptes, pour la première fois depuis huit années d’existence. Les médias de Babiš ont également commencé une campagne de diffamation contre moi-même, et contre mon journal. Son objectif est de nous couper de nos ressources financières publicitaires. Le journal traverse une période de troubles économiques sérieux, qui pourraient nous être fatals.
D’une manière plus générale, quelle est la situation économique en République tchèque ?
Tout dépend de la perspective adoptée. Exceptée la classe des oligarques, qui est minuscule et démesurément riche, il y a beaucoup de gens qui sont aisés, une classe moyenne supérieure concentrée, cela en particulier dans les grandes villes. Mais à côté de cela, il y a une classe inférieure qui grandie, et qui est de plus en plus désenchantée, parce que sa situation a empiré avec l’avènement du nouveau régime démocratique, qui est assimilé au capitalisme dérégulé. Des millions de foyers vivent dans la peur constante de dépenses inattendues qu’ils ne pourraient pas couvrir. Le fait que les gens, ici, soient payés bien moins que leurs homologues à l’Ouest pour le même travail, est une partie du problème. C’est aussi l’une des explications à l’attitude répugnante dont les pays post-communistes ont fait preuve à l’égard des réfugiés : les gens qui ne bénéficient pas d’une solidarité généreuse sont rarement susceptibles d’en faire preuve eux-mêmes.
Qu’attendez-vous de l’Union européenne en regard de la situation politique actuelle en République tchèque ?
Je n’ai aucun doute sur le fait que l’Union européenne agit avec de bonnes intentions mais, en réalité, ses politiques ont ici un effet désastreux. La stratégie doit totalement être revue. Tout le monde était obsédé par l’économie lorsque nous sommes entrés dans l’Union européenne, et personne n’a pas fait attention aux aspects politiques. L’Union européenne doit comprendre qu’elle va devoir se battre. La Russie, la Chine, les oligarchies domestiques, les entreprises multinationales... Toutes ces forces pensent que l’Europe centrale est devenu leur terrain de jeu. Elles se sentent les mains libres d’y faire ce qu’elles veulent. Si l’UE ne veut pas que les jeunes démocraties est-européennes disparaissent, il faut qu’elle agisse rapidement. Aujourd’hui, l’argent européen qui abonde sur la région sert en fait à encourager les autocraties.
Néanmoins, deux choses peuvent être faites : d’abord, rediriger certaines des ressources financières de l’UE pour soutenir la société civile et les médias indépendants. Il faut que ces ressources soient administrées par des structures de l’UE, pas par des politiques locaux corrompus et par leurs amis. C’est peut-être difficile, mais l’alternative à ce changement de cap de l’UE en Europe centrale est bien pire, pour nous et pour l’UE. En République tchèque, la bataille pour la démocratie est encore ouverte. Parce qu’il y a un mouvement fort qui s’est formé contre Babiš, et parce qu’il fait face à des charges criminelles. Il n’est pas encore parvenu, plus de quatre mois après les élections, à former un gouvernement majoritaire, faute de soutien suffisant au Parlement.
Propos recueillis et traduits de l’anglais par Rachel Knaebel
Photo : CC Bernard Blanc
Notes
[1] Jakub Patocka est un journaliste tchèque, fondateur du site d’information indépendant Deník Referendum et co-auteur du livre Žlutý baron sur le parcours de l’oligarque Andrej Babiš.