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Aude Lancelin : "La déliquescence morale et intellectuelle du journalisme est très préoccupante"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Agrégée de philosophie, Aude Lancelin est journaliste spécialisée dans le domaine des idées et de la culture depuis presque vingt ans. Elle a été directrice adjointe de la rédaction de « Marianne », puis de « L’Obs ». En 2016, elle est brutalement licenciée de ce dernier magazine. Une mésaventure qu’elle raconte dans « Le Monde libre » (Les Liens qui libèrent), pamphlet contre la dérive capitaliste d’un média social-démocrate, qui obtient le prix Renaudot de l’essai 2016. Début 2018, elle publie, à nouveau aux Liens qui libèrent, « La Pensée en otage ». Elle y analyse la crise de la presse en déconstruisant sept grandes idées reçues. Depuis le 15 janvier, elle travaille pour Le Média, web TV indépendante fondée par Sophia Chikirou, Gérard Miller et Henri Poulain, tous trois proches de La France insoumise*. Nous l’avons rencontrée afin de discuter de la presse et du Média, sous le feu de la critique depuis son lancement.
Le Comptoir : Dans La pensée en otage, vous fustigez l’idée que le web est « l’Eldorado de la diversité et de la liberté intellectuelle retrouvée ». Vous écrivez : « Comme si la création de petits sites reposant le plus souvent sur un semi-bénévolat, mêmes s’ils ont le mérite de valoriser utilement les travaux intellectuels méconnus ou pourchassés des grandes ondes, pouvait être une alternative suffisante ». Le Média peut-il suffire ? Comment avec une audience encore modeste peut-il incarner ce contre-pouvoir politique que vous appelez de vos vœux ?
Aude Lancelin : Cette remarque s’adresse, dans La pensée en otage, à tous les naïfs, notamment à gauche, qui pensent que leur liberté d’expression n’est pas menacée du moment qu’on les autorise encore à poster toute sortes d’idioties antigouvernementales sans conséquence sur Facebook, ou qu’ils voient des sites d’obédience anticapitaliste se lancer, même si les contributeurs de ceux-ci sont payés au lance-pierre, voire ne sont tout simplement pas rémunérés. Je me suis donc attardée dans ce livre à montrer qu’il ne fallait pas se rassurer à bon compte dans ce domaine, et que l’univers du Net aussi, que d’aucuns voient comme un refuge pour leurs libertés, était de plus en plus dangereusement cadenassé, patrouillé par les puissances commerciales et étatiques, les mêmes que celles qui tiennent les médias mainstream au demeurant.
L’existence de médias de niche à gauche, aussi précieux et louable que soit le travail de résistance de ceux-ci, ne règlera pas le problème global de la colonisation de l’espace public par les intérêts privés. Et la tendance s’aggrave, la neutralité des Gafa n’étant plus qu’une aimable farce, ainsi que de nombreuses affaires récentes le montrent, à commencer par les ambiguïtés de la prétendue chasse aux fake news déclenchée suite à l’élection de Trump, qui a terrorisé les “élites” occidentales. Par ailleurs, les deux quotidiens historiques de ce qu’on appelait hier encore la gauche française, Le Monde et Libération, sont passés en quelques années sous l’ombrelle des géants des télécoms, soit l’une des formes de capitalisme les plus violentes qui existent, et les plus dangereusement interdépendantes de l’État aussi. Il est inouï que cela n’ait longtemps suscité aucune inquiétude dans le milieu des journalistes – c’est du reste encore largement le cas. La prise de conscience est lente et très difficile.
« On ne peut réussir à gripper le système en restant seul dans son coin, à ruminer le narcissisme de ses petites différences, pour reprendre un mot de Freud dont on sait qu’il s’applique particulièrement bien aux différentes chapelles de la vraie gauche. »
À part ça, personne n’a dit ici, au Média que nous allions, à nous seuls, incarner un contre-pouvoir médiatique. Nous tentons quelque chose, et nous avons beaucoup d’ambition, ça c’est sûr. Nous faisons une proposition aux gens, à la fois simple et puissante. Il était grand temps de la faire, il me semble. Mais il faudrait être sacrément infatué, et surtout stupide, pour penser que nous suffisons, et même que nous pourrons suffire un jour. Nous sommes encore tout petits. Face au système médiatique nous sommes David contre Goliath, et nous le savons mieux que personne. Nous devons progresser à tous les niveaux, en audience mais aussi en qualité, et nous avons besoin d’alliances. Face à la meute qui nous a pris en chasse en début d’année, Le Média a du reste pu compter sur des amis, frères d’armes, ou partenaires, Acrimed, Reporterre, Street Press, Fakir, Le Vent se lève, d’autres encore. Autant de gens qui, contrairement à d’autres fuyards, ne se sont pas laissés effrayer au premier coup de canon, et ont su d’instinct ce qu’il y avait à penser des attaques que nous essuyions. Qu’ils en soient remerciés. Tous ces titres sont proches de nous, et nous partageons avec eux nombre d’analyses et de combats. Tout ce qui renforce le camp de la gauche critique, tout ce qui vise à réveiller les gens de la torpeur, est une bonne chose pour nous, pour le pays, et doit donc être encouragé. On ne peut réussir à gripper le système en restant seul dans son coin, à ruminer le narcissisme de ses petites différences, pour reprendre un mot de Freud, dont on sait qu’il s’applique particulièrement bien aux différentes chapelles de la vraie gauche.
Beaucoup ont critiqué la forme trop classique du JT du Média, ainsi que le manque de reportages. S’appuyant sur Bourdieu et Chomsky, Slate estime qu’il « reproduit les erreurs de la télé qu’il critique ». Peut-on effectivement leur donner tort ?
Déjà je vais vous dire, voir Bourdieu et Chomsky cités sur un site cofondé par Jean-Marie Colombani et un éditorialiste ultralibéral comme Éric Le Boucher, c’est à se tordre. Surtout quand on sait que ce site est financé par le fond Google, Benjamin de Rothschild et tutti quanti. Il faut tout de même un certain aplomb quand on écrit pour des gens pareils pour venir donner des leçons de radicalité au Média. Nous sommes au contraire une des rares entreprises de presse de l’ensemble du champ médiatique français qui soit fondée entièrement sur des principes d’indépendance financière totale par rapport aux grands industriels, aux banques privées, aux entreprises du CAC 40. Une indépendance que les œuvres entières des penseurs que vous évoquez appellent de leurs vœux comme la seule garantie possible d’une information non déformée, non mise au service de la fabrication d’opinions publiques destinées à servir le capital. L’ensemble de l’œuvre entière de Chomsky notamment, est un appel à la création d’espaces comme Le Média. Donc cette critique que vous citez est pour moi nulle et non avenue.
Par ailleurs, je revendique totalement la reprise de formats classiques de télévision, parallèlement bien sûr à l’invention d’autres genres de prises de paroles, et à la réflexion sur de nouveaux concepts d’émissions. Pour une raison qui était déjà celle mise en avant par Pablo Iglesias quand il évoquait la Tuerka, chaîne de télévision locale marquée à gauche qu’il cofonda et à laquelle le mouvement des Indignés offrira une caisse de résonance considérable. La Tuerka avait repris des formats d’émissions de débat tout ce qu’il y a de plus classique.
« Le journalisme est décidément dans un état de déliquescence morale et intellectuelle très préoccupant. »
L’enjeu pour Le Média n’est pas de devenir un concept store de la télévision, ou de faire plaisir à quelques réalisateurs arty, mais l’enjeu est justement la récupération de l’espace public. C’est un geste fort de dire aux gens : voyez ce JT auquel vous assistez tous les jours, eh bien son contenu peut être entièrement différent si les journalistes qui le réalisent le font pour vous, pour défendre vos droits, et non pour leurs actionnaires. Ainsi ces remarques sur la facture trop classique du journal télévisé proposé par Le Média relèvent-elles d’une forme de critique superficielle et finalement sans intérêt. Le défi que nous affrontons est autrement plus vital que celui de renouveler le train-train visuel, même si l’un peut bien sûr contribuer à l’autre. Le défi c’est de faire dérailler le train-train mental qui s’est mis en place dans des esprits pilonnés depuis des dizaines d’années par une vision néolibérale du monde. C’est autrement difficile, je dirais, et autrement important pour le peuple.
Depuis le 24 février dernier et l’annonce du départ d’Aude Rossigneux, Le Média est sous le feu des projecteurs. Avec cette affaire, la web TV n’a-t-elle pas appris, à ses dépens, qu’il est dur de faire mieux que les autres, si vivement critiqués ?
Là encore pardonnez-moi, mais on est à nouveau dans une critique de surface. Faire mieux que les autres, mais dans quel domaine ? De quoi parle-t-on au juste ? En quoi une alchimie humaine et professionnelle qui n’a pas pris avec une journaliste invalide la légitimité même d’un projet de média indépendant du CAC 40 ? Tout le monde aurait aimé que la situation tourne autrement, absolument tout le monde. Il est bien normal qu’Aude Rossigneux soit malheureuse de la fin de cette aventure, et il serait indigne de la part d’un collectif de faire abstraction de cette souffrance individuelle. Mais elle n’a pas été laissée tomber du jour au lendemain, ce n’est pas vrai. Des solutions honorables lui ont été proposées pour poursuivre une collaboration, l’animation d’émissions notamment. Ce n’est pas un licenciement « à la Bolloré », comme cela a pu être dit, et je sais de quoi je parle, car je fais justement partie des gens qui ont servi de cobayes à ces licenciements d’un nouveau type, jusqu’alors inconnus dans les médias.
La chronique sur la bataille de la Ghouta orientale, en Syrie, de Claude El Khal du 23 février 2018 – où le chroniqueur a renvoyé dos-à-dos les rebelles, appartenant généralement à des groupes islamistes, et le régime autoritaire et brutal de Bachar Al-Assad – a aussi fait couler beaucoup d’encre et déstabilisé la rédaction, en provoquant quelques départs (Noël Mamère, Catherine Kirpach). Cette chronique n’est-elle pas une erreur ? Le fait que les critiques viennent aussi bien de la presse alternative, comme Lundi matin, que de la presse mainstream, comme Le Monde, n’exige t-il pas une remise en question de la part de la rédaction ?
« Les réseaux sociaux offrent aujourd’hui aux lyncheurs des procédés discrets, ne nécessitant pas un grand courage. »
Vous pouvez réécouter la chronique que Claude El Khal en accès libre, ce n’est nullement ce qu’il dit. C’est ce qu’on a voulu lui faire dire pour nous salir collectivement. Il s’est contenté de soulever le problème, bien plus général, de la fiabilité des informations par temps de guerre, en défendant le principe de ne pas diffuser d’images, que ce soit en provenance de Damas, ou en provenance des sources encore présentes à l’intérieur de la Ghouta orientale, en raison de leur absence avérée de fiabilité. L’interrogation sur les sources est la base de notre métier, vous ne croyez pas ? A fortiori lors de conflits de haute intensité. Il faut donc être très naïf pour croire que si des gens sont partis du Média, c’est à cause d’une chronique aussi inoffensive. Ils sont partis avant toute chose parce qu’une pression publique énorme a été exercée sur eux par les centaines d’attaques, d’articles diffamatoires, d’insinuations malveillantes, que nous avons subi pendant un mois et demi. Il faut être costaud moralement pour résister à ça, avoir déjà fait toute une trajectoire personnelle ou intellectuelle, pour supporter un tel feu roulant. On ne peut pas exiger ça de tout le monde, et puis chacun décide de sa vie après tout.
J’observe toutefois qu’à l’exception du texte publié par le site Lundi matin, c’est la presse mainstream qui a surtout exploité la fameuse chronique de Claude El Khal, afin d’alimenter leur scénario du Média comme lieu méphitique, où le sang se boit à même le crâne des victimes innocentes, aux côtés de tyrans en poste comme Bachar ou Poutine, sous le regard bienveillant de tyrans à venir comme Mélenchon. Mais mes amis de Lundi Matin, qui sont intellectuellement très forts, de vraies lames, mais ne sont pour autant pas des experts de la Syrie, loin s’en faut, se sont laissés abuser par des activistes dont on découvre aujourd’hui les états de service. Même les opposants historiques au régime syrien le disent : on ne peut pas faire comme si à la Ghouta une armée rebelle internationaliste résistait vaillamment à Bachar el-Assad, alors même qu’il s’agissait notoirement d’un nid d’islamistes et de djihadistes tenant en otage des civils. Tant pis pour Lundi matin, c’est le genre d’erreurs qui fait tache face à l’histoire. On imagine en tout cas assez mal Debord livrant clé en main un argumentaire à BHL et Raphaël Enthoven pour faire triompher les positions de l’Otan sur le cadavre de la gauche critique. Ou bien publiant dans l’Internationale situationniste des textes suitant de moraline commençant par « Je t’écris de la Ghouta… » C’est un peu triste, mais pas dramatique en soi. Foucault avait eu l’Iran, ils auront la Syrie.
Ce qui est grave en revanche, c’est que cette publication irresponsable a offert à des dizaines d’éditorialistes, rédacteurs en chef et journalistes allant du Parisien au Monde en passant par Mediapart ou RTL, l’occasion de lyncher Le Média. Les réseaux sociaux offrent aujourd’hui aux lyncheurs des procédés discrets, ne nécessitant pas un grand courage. En l’occurrence, le retweet sournois d’un texte dont on ignore les sources, les états de service des auteurs, le tout sur un théâtre d’opérations dont on n’a pas la moindre connaissance, dont on n’a même que foutre la plupart du temps, et cela dans le seul but d’atteindre à la réputation d’un titre concurrent ou d’un adversaire idéologique. Et ce sont ces gens, oui ces journalistes, ceux-là mêmes qui se piquent ordinairement de fact checking, de neutralité et de rigueur journalistique, qui ont massivement utilisé comme texte de référence contre Le Média un fatras de mensonges grandiloquents publié par un site anarcho-autonome dont ils ignoraient hier jusqu’à l’existence. Le journalisme est décidément dans un état de déliquescence morale et intellectuelle très préoccupant. Je ne sais même pas à ce stade – plusieurs générations ayant été sacrifiées – à quel moment nous pourrons commencer à remonter la pente.
Claude El Khal sur le plateau du Média
Le Média est souvent accusé d’être la voix officielle de la FI. En même temps, dès qu’elle invite des personnalités qui ne sont pas étiquetées “gauche radicale” (Natacha Polony, Marianne Durano, etc.), elle se fait vivement attaquer. L’équilibre entre média engagé, proche d’une formation politique, et média pluraliste n’est-il pas trop dur à tenir ? Les deux sont-ils compatibles ?
Ces attaques ne m’impressionnent pas. Il est hors de question de ne rester que dans l’entre-soi de la gauche, quelle que soit la définition qu’on donne de celle-ci, et tant que je serai ici je continuerai à donner la parole régulièrement à des adversaires, à des gens avec qui je n’irai pas boire un coup après l’émission, à des porte-paroles d’idées qui ne sont pas les miennes. Dans tous les endroits où j’ai travaillé, j’ai veillé à cela. Et souvent on apprend des choses au passage en plus. Cette politique d’invitations passe mal auprès des sectaires et des Tartuffe, c’est vrai. Je me souviens de l’époque où j’avais une émission sur un site de gauche bien connu, avec le philosophe Alain Badiou. Entre autres griefs, on nous avait reproché certaines invitations – des personnages aussi différents que Michel Onfray, Jean-Claude Milner, ou encore le malheureux Aurélien Bernier qui, prônant une démondialisation de gauche, s’était vu suspecté de chevènementisme masqué.
« On imagine en tout cas assez mal Debord livrant clé en main un argumentaire à BHL et Raphaël Enthoven pour faire triompher les positions de l’OTAN sur le cadavre de la gauche critique. »
Pour ces gens-là, un réactionnaire déclaré, supposé, ou parfois même simplement fantasmé, n’a pas voix au chapitre. On ne prend pas la peine – ou le risque – de se confronter à lui. C’est étrange comme façon d’appréhender le monde. D’autant plus qu’on ne peut guère soupçonner ni Badiou, ni moi, de complaisances extrémistes de droite. L’un et l’autre, nous avons rendu notre copie depuis longtemps dans ce domaine, et les gens qui viennent chez nous savent à quoi s’attendre. Je connais peu d’intellectuels qui aient autant fait dans les années 2000 pour lutter contre le racisme anti-arabe que Badiou, au point de se voir ignominieusement accuser d’antisémitisme comme tous ceux qui relèvent la tête sur cette affaire, ou sur la question palestinienne. Mais ce n’est pas grave. On n’est jamais assez de gauche pour ces gens-là. C’est bien sûr exactement la même gauche qui a servi de marchepied à Macron, le chouchou du CAC 40, pendant la campagne présidentielle, au nom de son humanisme supposé sur la question des migrants, dont on a pu voir rapidement à quel point il était solide. Celle qui mettra toutes ses forces à tenter de réanimer le cadavre du PS, celle qui œuvrera, année après année, à faire échouer la gauche du peuple.
Pour en venir à votre question concernant la FI et notre supposée proximité avec elle, ainsi que vous le savez sans doute, nous n’avons ni lien financier ou institutionnel quelconque avec ce mouvement. Seulement une proximité d’idées et de convictions. Nous n’avons donc aucune obligation d’aucune sorte à l’égard de ce groupe parlementaire ni de son leader. Personnellement, je reçois dans mes débats des personnes aussi différentes que l’historien libéral Nicolas Baverez, la socialiste Delphine Batho, Henri Guaino, ex-plume de Sarkozy, des députés LREM ou des représentants du NPA, et personne ne m’a jamais fait la moindre observation. Tout au contraire, les fondateurs du Média partagent cette vision. L’ex-candidat à la présidentielle François Asselineau est même venu chez nous, à l’invitation de mon camarade Alexis Poulin, et il a démoli le programme européen de la FI avec beaucoup de zèle. À ma connaissance, personne ne s’en est ému. Il y a un consensus collectif sur la nécessité d’ouvrir au maximum la ligne. Mais ce que je crois surtout, c’est que la liberté se prouve en avançant. Le jour où l’on me dira « tu n’as pas le droit d’inviter Pierre Laurent ou Olivier Besancenot », ou bien « tu ne peux pas donner la parole à tel penseur de la gauche mollo », ou bien « on va couper tel passage dans telle émission », là, je comprendrais que Le Média tel que je l’ai connu n’existe plus.
Cette situation-là, je la connais car je l’ai vécu ailleurs dans ma carrière, à l’Obs par exemple, où un grand sectarisme régnait dans le domaine des idées. À la gauche d’Edgar Morin et à la droite d’Alain Touraine, il n’y avait apparemment rien qui soit suffisamment inoffensif pour les dirigeants de ce journal. J’ai raconté certaines des séances de redressement idéologique auxquels ils se livraient sur les journalistes dans mon précédent livre, Le Monde libre. Il y en a un bon nombre que j’ai laissé de côté bien sûr. Je me souviens ainsi d’avoir été violemment prise à partie dans un ascenseur, au milieu des années 2000, par un directeur adjoint de la rédaction, parce qu’il avait appris que je projetais de faire un portrait intellectuel de Noam Chomsky. Sans rien préjuger de ce que j’allais écrire, j’avais notamment trouvé important de creuser le degré de véracité de ces accusations d’antisémitisme récurrentes dont le penseur américain était l’objet, et qui jetait le trouble en France chez ceux qui admiraient son œuvre théorique de linguiste et sa critique des médias. Je revois ce type me hurlant dessus, dans son costume beige en lin : « Il n’y a pas de “cas Noam Chomsky”, tu m’entends ? Il n’y en a pas. Le cas Noam Chomsky, c’est un cas psychiatrique, il n’y a rien d’autre à en dire. » Cette fois la police de la pensée avait marqué le point, je n’ai jamais fait cette enquête. Le jour où j’entendrai à nouveau ce genre de propos, où que ce soit, et quel que soit le nom de l’auteur concerné, je partirais.
* Afin d’être entièrement transparent : votre serviteur est également journaliste pour Le Média.
Nos Desserts :
- Pour choper en librairie La pensée en otage en librairie
- Nous avions interviewé Aude Lancelin à la sortie du Monde libre
- Notre recension de La pensée en otage, dans nos shots de février 2018
- Notre recension du Monde libre
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- Une interview d’Alain Accardo, par Ludivine Bénard sur Vice à propos de son livre sur les médias
- « Lundi.AM et BHL : convergence des luttes ? » sur Le Média