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Pistes pour une lecture marxiste des enjeux syndicaux

Lien publiée le 11 avril 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/marxisme-syndicalisme-beroud/

Le séminaire Marxismes au 21, d’abord intitulé Marx au 21 a été fondé en 2005 par Gilbert Achcar, Emmanuel Barot, Sophie Béroud, Sebastien Budgen, Vincent Charbonnier, Jean Ducange, Isabelle Garo, Stathis Kouvélakis, Olivier Pascault et André Tosel. À partir de 2006, il a été intégré au programme de master dirigé par Jean Salem dans le cadre de l’université de Paris I. À partir de 2013, cette collaboration a cessé et nous nous sommes trouvés dans l’obligation de changer sa dénomination, afin d’éviter toute confusion. 

Ce séminaire propose aujourd’hui des  journées d’étude et des colloques, organisés à la Maison des Sciences de l’Homme de Paris-Nord Saint-Denis. Son esprit n’a jamais changé : il s’agit d’aborder la tradition marxiste, dans toute sa diversité, avec la plus grande rigueur, tout en tentant de dépasser les barrières disciplinaires. Il s’agit aussi d’être offensifs face à la pensée dominante et de s’y confronter. Au fil des années, le site du séminaire s’est ainsi enrichi de plusieurs centaines de textes, dont la plupart sont inédits. Ce fonds sera progressivement mis en ligne sur le site de Contretemps. 

***

Cet article de Sophie Beroud est issu d’une conférence prononcée en décembre 2014 dans le cadre du séminaire Marx au 21e siècle. Il a été publié en janvier 2016 dans le numéro 28 de Contretemps.

Partant du constat d’affaiblissement et de crise du syndicalisme dans les pays capitalistes occidentaux, Sophie Beroud commence par analyser un décalage : structurés dans le cadre du keynésiano-fordisme, enfermés dans l’intervention réformiste et défensive, les syndicats peinent à affronter le moment néolibéral, la violence de ses politiques d’austérité et la disparition des dispositifs antérieurs de négociation. Une analyse marxiste permet d’éclairer l’ambivalence profonde du syndicalisme, par définition inséparable du système capitaliste contre lequel il lutte.

Dans ces conditions, peut-on considérer les syndicats comme des organisations de classe ? Quelle est leur prise sur la réalité du travail ? Quelle place accordent-ils à la démocratie interne ? Et surtout, un syndicalisme radical, anticapitaliste, est-il encore possible ? Sophie Beroud s’arrête sur ce défi, plus actuel que jamais. 

Les syndicats connaissent aujourd’hui, au sein des économies capitalistes occidentales, une profonde crise d’efficacité et traversent une phase de fort affaiblissement. Le constat ne s’arrête pas à une tendance à l’érosion du taux de syndicalisation ou à la difficulté, dans le cas d’effectifs plus ou moins stabilisés, à renouer avec une dynamique de syndicalisation soutenue. Il englobe, comme le notent Rebecca Gumbrell-Mc Cormick et Richard Hyman, une perte de leur pouvoir de négociation, un affaiblissement de leur influence sur les gouvernements censés se situer à la gauche de l’échiquier politique et un recul de leur présence, voire de leur légitimité, dans l’espace public[1].

Désorientés face à la constance et à l’ampleur des politiques d’austérité menées y compris par des gouvernements socialistes ou sociaux-démocrates, par la violence d’un capitalisme financier qui impose ses critères de rentabilité en s’appuyant en partie sur l’action publique et confrontés à la rapidité de circulation du capital, les syndicats rencontrent bien des difficultés à s’extraire de positions uniquement défensives face au démantèlement continu des protections sociales. Les syndicats européens resteraient encore profondément marqués – dans leurs repères idéologiques, dans leur structuration, dans leur façon d’envisager le rapport au politique – par les formes de reconnaissance et d’intervention qu’ils ont pu conquérir dans la séquence historique d’approfondissement des Etats sociaux, c’est-à-dire dans une phase de capitalisme keynesiano-fordienne[2], alors même que cette configuration est largement dépassée.

Pour certains, cette transformation du contexte économique et politique, sous hégémonie néo-libérale, dans lequel s’inscrit désormais l’action syndicale se traduirait par une crise structurelle de la forme social-démocrate ou réformiste du syndicalisme dont l’espace se serait considérablement réduit[3], en raison d’une subordination encore plus accentuée du pouvoir politique aux intérêts du capital. Autant d’éléments comme le démantèlement de la dimension protectrice du droit du travail et la réorientation complète de celui-ci pour encadrer et réduire les moyens d’action des travailleurs (droit de grève, spécificité d’un tribunal du travail comme les Prud’hommes), la localisation des pratiques de négociations au seul niveau de l’entreprise au détriment de solidarités de branche ou interprofessionnelles, attesteraient du peu de prise dont disposent aujourd’hui des syndicats à vocation réformiste, face à des employeurs qui ne sont en rien contraints de s’engager dans une forme d’échange politique[4].

De ce point de vue, une polarisation serait à l’œuvre entre une mouvance syndicale ayant intégré l’idéologie du « partenariat social » (et l’idée d’une communauté d’intérêt entre les salariés et la direction de l’entreprise dans une économie mondialisée et hautement concurrentielle) et une mouvance syndicale « radicale » dans le sens où elle continuerait à tenter de mobiliser les travailleurs face aux politiques néo-libérales et n’aurait pas renoncé à porter une aspiration au changement social[5]. Entre les deux, continuerait à exister des forces syndicales cherchant, de façon illusoire, à restaurer le rôle des dispositifs de concertation et de négociation tels qu’ils ont pu fonctionner durant une partie du XXe siècle. Toutefois, bien que disposant d’un espace accru, la forme radicale du syndicalisme serait elle aussi confrontée à un défi de renouvellement, tant du point de vue de sa stratégie que de sa structuration et de ses pratiques, de sa capacité à produire des solidarités transversales entre travailleurs.

Si l’entrée en matière que nous avons choisi dans cet article est très macrosociologique, elle nous semble importante pour réfléchir à la nature des enjeux auquel est confronté aujourd’hui le mouvement syndical en France, et de façon assez comparable malgré des héritages historiques différents (sur le plan de l’architecture juridique des relations professionnelles notamment), dans les autres pays d’Europe occidentale.

La thématique du « renouveau syndical » ou de la « revitalisation syndicale » est aujourd’hui très présente dans une large part de la littérature sociologique anglo-saxonne[6], en lien avec une impulsion qui a été donnée par une partie des syndicats américains au milieu des années 1990 pour se redéployer au sein du salariat et pour tenter d’organiser les « non-organisés »[7], c’est-à-dire en fait l’écrasante majorité du prolétariat contemporain aux Etats-Unis. Cependant, une grande part de ces travaux traite du « renouveau syndical » de façon assez instrumentale[8],  comme la nécessité pour les syndicats d’acquérir en quelque sorte de « bonne pratiques » sur le plan des modalités d’action – en s’inspirant notamment de ce que font d’autres mouvements sociaux – pour réussir à élargir leur base sociale et à mobiliser.

Ces travaux sont intéressants pour les questions qu’ils soulèvent : celles des alliances nécessaires par exemple entre syndicats et associations (ou autres types de collectifs) pour atteindre les travailleurs sur leur lieu de vie ; celles de pratiques de débat et de discussion, de démocratie interne, dans les organisations[9]. Mais, tout en accordant un vif intérêt à ces différentes dimensions, il nous semble important d’ancrer le questionnement dans un cadre théorique plus large, susceptible d’aider à faire le lien entre elles et de les saisir à la fois dans leur spécificité et dans leur ancrage matériel. Nous voudrions donc ici revenir sur ce qui nous semble fonder une perspective sociologique marxiste sur le syndicalisme, dans l’idée non pas de prétendre au moindre propos définitif sur la question, mais au contraire d’inviter au débat et à la poursuite de cette discussion.

Comment analyser les transformations contemporaines du syndicalisme à partir d’une grille d’analyse marxiste et qu’implique, sur le plan des connaissances, une telle perspective ? Il s’agit moins ici, on l’aura compris, de produire une exégèse des quelques textes fondateurs de Marx et d’Engels sur le mouvement syndical[10], mais aussi de Lénine ou de Rosa Luxembourg[11], que de prendre appui sur des outils conceptuels, sur un mode de raisonnement pour comprendre les réalités présentes.

Nous reviendrons sur l’héritage marxiste en termes de questionnement sur les syndicats, en pointant les contradictions qui apparaissent comme constituantes de l’action de ces derniers. Nous aborderons, dans un deuxième temps, le fait que le rôle des syndicats en tant qu’organisations de classe ne peut être séparé d’une réflexion plus large sur l’intrication des rapports sociaux de domination.

1 – Deux contradictions au cœur du syndicalisme

Dans un ouvrage de synthèse sur les relations professionnelles, Michel Lallement revient sur l’approche marxienne des syndicats – telle qu’on la trouve formulée dans une série de textes et de conférences par Marx et Engels – en indiquant qu’elle est marquée par le double sceau de la contradiction et de la dévalorisation[12]. Ce qui est pointé de façon assez négative peut être repris ici comme point d’entrée afin de penser la construction du syndicalisme comme objet d’étude : ce qui distingue justement les syndicats d’autres groupements (partis, associations…) est que cette forme d’organisation est construite dans et à partir de la sphère du travail, c’est-à-dire insérée dans les rapports de production.

Comme l’explique bien Claus Offe dans un texte devenu un « classique » des sciences sociales et qui propose un argumentaire puissant contre des approches réductrices, telle celle de Mancur Olson, sur les logiques de l’engagement[13], les syndicats sont d’une certaine manière des « organisateurs secondaires » car ils s’appuient sur des collectifs dont la constitution première leur échappent dans la mesure où c’est l’entreprise qui rassemble les salariés dans l’activité de production et/ou de services et en raison de la coopération que cette dernière requiert, c’est-à-dire du caractère social du travail vivant. Dépendants d’une communauté de travail qu’ils ne constituent pas, les syndicats tentent de produire un intérêt commun, qui englobe et dépasse les intérêts individuels, d’établir des solidarités entre travailleurs. Ils puisent ainsi leur légitimité dans leur capacité à être en prise avec les expériences concrètes des travailleurs, avec ce qui se joue dans leur vécu au travail, c’est-à-dire aussi avec la forme dans laquelle s’incarne le rapport salarial en termes de conditions de réalisation et d’exploitation de la force de travail.

En contrecoup, et parce que leur activité est elle-même inscrite et modelée par ce rapport salarial, les syndicats en sont profondément marqués et ont tendance à reproduire les divisions qui existent dans l’activité de travail et que celle-ci engendre ou renforce : division sociale, sexuelle, générationnelle, ethnique à l’échelle d’un établissement ou d’une entreprise, à l’échelle d’un territoire, d’une ville, d’un pays ou à l’échelle internationale, avec le processus de concurrence entre travailleurs entretenu par la recherche permanente d’une maximisation du profit. Cette profonde ambivalence des syndicats se traduit notamment et concrètement dans un rapport d’homologie que le syndicalisme entretient, comme forme sociale, avec la structuration des activités productives : c’est sans doute le premier apport d’une analyse matérialiste, telle que formulée en leur temps par Marx et Engels qui observaient l’évolution des syndicats de métier au Royaume-Uni, que d’avoir pointé cette dimension à la fois contrainte et nécessaire.

Dès ses débuts, le mouvement syndical, que ce soit au Royaume-Uni, aux Etats-Unis ou en France, a été marqué par d’importants débats sur la façon de penser le périmètre dans lequel doivent être construites les formes de solidarité entre travailleurs. Ces débats au tournant du XIXe-XXe siècle se sont cristallisés sur le passage d’un syndicalisme de métier à un syndicalisme d’industrie, susceptible de construire un rapport de force coordonné à l’échelle d’un secteur donné[14].

L’enjeu qui consiste à éviter de trop fortes segmentations entre corps de métier, entre catégories socio-professionnelles, entre salariés travaillant sur un même site mais relevant sur le plan juridique d’employeurs différents est toujours d’actualité. Il se traduit dans les tentatives de redéfinition du champ d’action des fédérations professionnelles, de regroupement ou de fusion entre certaines d’entre elles, afin d’être en capacité de répondre aux processus de restructuration d’un secteur d’activité et d’être en phase avec la réalité de la communauté de travail, telle qu’elle se révèle dans les rapports sociaux de production.

Les fédérations syndicales des Postes et Télécommunications en France, construites en phase avec l’existence d’une seule entreprise publique, ont connu ce type de tensions : avec la nécessité, d’un côté, de prendre acte de l’éclatement des PTT d’abord en deux entités (La Poste et France Télécom), puis de la privatisation et de la dérégulation du secteur des télécommunications, de l’émergence de multiples opérateurs privés et la volonté syndicale, d’un autre côté, de maintenir la référence à la défense d’un service public unifié. Mais que ce soit par exemple à la CGT ou à SUD-PTT, la structuration syndicale a dû évoluer, subissant les contrecoups de la profonde transformation du secteur, de l’évolution divergente des métiers, des conditions d’emploi et de travail.

Les fédérations de cheminots y sont également aujourd’hui confrontées, avec là encore, l’exigence de disposer d’un outil syndical qui corresponde à la réalité économique et sociale du secteur des transports, au jeu croisé des intérêts économiques et financiers de grandes entreprises comme la SNCF qui, au travers, de ses filiales, est le premier opérateur du transport routier en France.

Du côté syndical, face à la concentration du capital financier (et à la diversité des activités que couvrent les grands groupes ou multinationales), la tentation est grande de mettre en place d’énormes fédérations multi-professionnelles, vues comme seules susceptibles, grâce à des économies d’échelle, de disposer d’un poids numérique et de ressources financières suffisantes pour faire face à ce phénomène. Mais, dans le même temps, la constitution de ces « mastodontes » syndicaux[15] soulève le problème de la conciliation entre des intérêts hétérogènes – avec des salariés relevant de secteurs professionnels aux histoires différentes -, des formes de démocratie interne et du lien entre une base sociale très large et les différents étages de l’appareil militant.

Le fait que les syndicats soient, d’une certaine façon, inséparables du système capitaliste dont lequel ils prennent place a conduit Marx et Engels à pointer leur tendance, en raison même du rôle central qui leur revient dans la lutte économique, à se laisser enfermer sur ce seul terrain. Cette ambivalence a été signalée par Marx dans des textes comme la résolution fondatrice de l’Association internationale des Travailleurs ou dans la conférence traduite en français sous le titre Salaire, prix et profit.

Lieux d’organisation du conflit de classes, centres de résistance, les syndicats permettent aux travailleurs de sortir de l’isolement que crée l’illusion juridique du contrat de travail et de se constituer, en tant que collectif, dans leur lutte quotidienne contre « les escarmouches inévitables que font naître sans cesse les empiètements ininterrompus du capital ». Mais cette lutte défensive peut aussi devenir très vite leur seul horizon, au bénéfice relatif de petits groupes de salariés disposant, grâce à leurs mobilisations passées ou à des qualifications recherchées, de meilleures conditions que d’autres.

Il y a donc nécessité d’aller plus loin, de mettre en œuvre comme les délégués cégétistes réunis à Amiens en 1906 le diront autrement, la « double besogne » du syndicalisme, soit la lutte au quotidien, mais aussi l’articulation de celle-ci avec un projet radical de changement de société, projet éminemment politique car permettant de penser l’émancipation sociale. Or, toute la difficulté du syndicalisme provient du fait que le rapport entre les deux est dialectique : sans le combat mené au quotidien sur le lieu de travail, en prise avec la réalité que vivent les salariés, l’action syndicale ne parvient pas à faire émerger un intérêt commun, une dynamique collective.

Dans sa conférence Salaire, pris et profit, Marx précisait ainsi :

« si la classe ouvrière lâchait pied dans son conflit quotidien avec le capital, elle se priverait certainement elle-même de la possibilité d’entreprendre tel ou tel mouvement de plus grande envergure ».

Mais, à l’inverse, sans lien avec des outils critiques permettant de comprendre ce qui se joue dans les rapports de production, sans aspiration à penser autrement l’utilité sociale du travail, la valeur d’usage de ce qui est produit, les syndicats peuvent s’enfermer ou se laisser enfermer dans une activité défensive et/ou de revendication immédiate facilement canalisable par les directions d’entreprise. Organes de résistance, de conscientisation, les syndicats peuvent aussi devenir des instruments de contrôle social permettant la reproduction de l’ordre social dominant.

Un double risque existe, en fait : d’un côté, celui d’un syndicalisme militant, très minoritaire, ne parvenant pas à disposer d’une véritable base sociale ; de l’autre, celui d’un syndicalisme d’accompagnement, intégré aux relations hiérarchiques, reprenant pour partie à son compte la rationalité de l’entreprise ou de l’administration, mais bénéficiant d’une assise réelle, en raison même de son peu de dangerosité qui en fait une forme acceptable pour une partie du patronat. Cette dimension du syndicalisme, là encore ambivalente, a conduit, on le sait, un certain nombre de penseurs marxistes du début du XXe siècle soit à théoriser la nécessité de subordonner l’action du syndicat aux orientations décidées par une avant-garde (celle du parti), soit à se méfier des logiques de bureaucratisation présentes au sein de toute organisation et à valoriser la forme de l’assemblée ou du conseil, c’est-à-dire du pouvoir direct des travailleurs.

Cette critique de la tendance au réformisme, à l’enfermement dans la seule défense au quotidien des travailleurs – qui prive d’une certaine façon le syndicalisme de boussole et peut le conduire à accepter différentes formes de segmentation, de hiérarchisation et de concurrences – est ce que Michel Lallement désigne comme une approche en partie dévalorisante du syndicalisme. Ce dernier ne trouverait pas en lui-même les ressources nécessaires pour se déprendre de l’ordre capitaliste : il aurait besoin d’une forme de politisation extérieure ou, les deux pouvant évidemment se combiner, de l’espace politique qui naît du conflit.

Il nous semble que cette approche dévalorisante du syndicalisme n’est pas contenue dans l’œuvre marxienne en tant que telle, où ce qui est pointé est la contradiction liée à cette double exigence d’un travail revendicatif immédiat et d’une projection vers des transformations structurelles. L’enjeu pour les syndicats réside dès lors dans leur capacité à dépasser cette contradiction, c’est-à-dire à se garder de tentatives de subordination à une puissance extérieure comme d’une conception de l’autonomie synonyme d’un renoncement à tout projet radical de transformation sociale et d’enfermement dans la seule sphère des relations professionnelles.

Le syndicalisme est à la fois mouvement et institution : organisation des travailleurs, il contribue à l’expression du conflit de classe ; organe de représentation permanent, il est possible que ses intérêts en tant qu’organisation se substituent à ceux des travailleurs et des travailleuses qu’il est censé défendre. Mais ce sont les luttes menées, le niveau de rapport de force obtenu qui a permis aux syndicats d’obtenir, selon les pays et les secteurs d’activité, différents types d’appui institutionnels. Il n’y a pas nécessairement, de ce point de vue, une institutionnalisation qui serait nécessairement négative du mouvement syndical, mais des usages différenciés des institutions[16].

2 – Base sociale, affirmation de classe et démocratie interne

Dans un ouvrage publié en 1975 où il entendait poser des jalons pour défendre une approche marxiste des relations industrielles[17], Richard Hyman  insistait sur la nécessité de sortir d’une lecture institutionnelle des relations entre syndicats et employeurs pour comprendre l’ampleur des enjeux de pouvoir dans l’entreprise et en dehors de l’entreprise. Très critique d’une interprétation en termes de systèmes de relations professionnelles ou industrielles – où ce qui semble en jeu est la régulation entre des acteurs de poids égal et la production de normes partagées, d’un « dialogue social » comme cela serait dit aujourd’hui -, il rappelait que la question du pouvoir dans la sphère productive passe d’abord par les conditions de mise au travail, de domination dans l’activité de travail et par les formes qu’y prend l’exploitation.

Cette réflexion conduit, sur le plan des connaissances, à tenter de dépasser des spécialisations au sein des sciences sociales qui empêchent, d’une certaine façon, de saisir les enjeux syndicaux dans leur globalité : il est ainsi dommage de séparer la sociologie du travail de la sociologie des relations professionnelles, de laisser aux uns l’analyse de ce qui se joue dans l’activité même de travail (des formes de consentement et de résistance qui y sont produites) et aux autres ce qui relève des pratiques de représentation, de mobilisation et de négociation. Il y a de même, tout intérêt, à faire dialoguer la sociologie de l’action collective, des mouvement sociaux, avec celle du syndicalisme[18]. De plus, le fait de ne pas réduire les syndicats à leur forme instituée permet de revenir sur le rôle qui est le leur dans la lutte des classes : à la fois, bien sûr, comme instruments au service des luttes sociales, mais aussi comme lieu d’organisation de la classe, de production d’une conscience de classe.

Dans les années 1970, la CFDT et la CGT en France se disputaient par rapport à l’ordre des mots permettant de définir le syndicalisme de « classe et de masse » ou de « masse et de classe » qu’elles entendaient alors défendre l’une et l’autre. Ces débats se retrouvent aujourd’hui, sous des formes un peu différentes, au sein de la CGT et de Solidaires. Est-il possible de considérer les syndicats comme des organisations de classe ? La proposition peut heurter, de prime abord, ceux qui estiment que le syndicalisme doit s’adresser à l’ensemble du salariat et qu’il y a, de plus, un intérêt stratégique à organiser les différentes catégories de cadres, à les politiser, à l’heure où la division internationale du travail se traduit par une large implantation des sites de production dans les pays du Sud et le maintien des sites de conception et de recherche dans ceux du Nord.

Sur le territoire national, combien d’équipes syndicales aux orientations combatives n’ont-elles pas fait l’expérience des effets induits par les processus d’externalisation, vers des filiales ou des entreprises sous-traitantes, des emplois d’exécution ? Dans les grands groupes, de nombreux comités d’entreprises changent ainsi de majorité syndicale, passant notamment de la CGT à la CFE-CGC, car la sociologie du salariat sur le site a profondément évolué, avec des recrutements désormais limités aux seules catégories d’ingénieurs, cadres et techniciens.

La question mérite, en fait, d’être formulée sous un autre angle : ce qui importe est en fait la base sociale sur laquelle peuvent s’appuyer les syndicats et, surtout, la réflexivité qu’ils déploient par rapport à celle-ci. La faiblesse structurelle du syndicalisme français en termes d’adhérents fait qu’aujourd’hui il n’organise – au travers de ses différentes composantes – qu’une petite partie des classes populaires et plus précisément des classes populaires stabilisées.

A titre d’exemple, si la CGT compte parmi ses adhérents en 2011 50,4% d’employés et 27,6% d’ouvriers, elle indique par ailleurs que 58,5% de la totalité de ses syndiqués relèvent d’une entreprise de plus de 500 salariés[19]. Y compris donc pour sa mouvance la plus combative (CGT et Solidaires[20]), le syndicalisme est essentiellement implanté dans les grandes entreprises, auprès des salariés en emplois stables (CDI ou fonctionnaires). Il n’est guère étonnant, au regard de ces données, que des études statistiques du ministère du Travail aient pu montrer que dans la France d’aujourd’hui, les cadres sont tendanciellement plus syndiqués que les ouvriers[21].

La taille de l’entreprise, on le sait, est un facteur décisif dans la syndicalisation, en raison des droits qui y existent encore, de la reconnaissance (même limitée) du fait syndical. Cette situation est souvent décrite au travers de l’expression de déserts syndicaux ou, dans un registre militant, au travers de la nécessité d’étendre la syndicalisation. Mais la question prend beaucoup plus d’acuité lorsqu’elle est posée en termes de classes sociales : quel est le sens aujourd’hui d’un syndicalisme qui ne parvient pas à organiser, voire à atteindre, les fractions les plus exploitées du salariat afin de fournir des points d’appui au prolétariat contemporain ?

On sait qu’une partie de la réponse se trouve dans l’existence de conditions structurelles, objectives, qui rendent les opportunités de syndicalisation, d’accès au syndicalisme, extrêmement rares pour celles et ceux qui se situent au bas de l’échelle sociale[22]. Mais justement, l’identification de ces obstacles fait de l’organisation des salariés précaires, du développement syndical dans les secteurs fortement précarisés, non pas un supplément d’âme, mais l’un des enjeux les plus fondamentaux pour le mouvement syndical aujourd’hui.

Les travaux sur le « renouveau syndical », notamment dans les pays anglo-saxons, montrent bien comment, pour s’implanter auprès de travailleurs fortement précarisés, le syndicalisme doit renouer, d’une certaine façon, avec ses pratiques militantes fondatrices et se trouve en quelque sorte lui-même « précarisé ». Face à l’absence de points d’appui, face à la répression patronale, les actions de sensibilisation auprès de travailleurs soumis à des bas salaires, à des horaires éclatés, à la négation parfois de leurs droits les plus élémentaires, passent par des démarches fortement volontaristes[23]. Mais la question n’est pas seulement celle de la capacité à déployer des alliances et à renouveler le répertoire d’action pour atteindre ces travailleurs, elle renvoie également à la façon dont les syndicats analysent les formes de domination, mais aussi les dynamiques de résistance, au sein du prolétariat contemporain.

En effet, cet enjeu n’est pas séparable, au regard de ce qui a été dit plus haut, de la capacité des syndicats à être en prise avec la réalité du travail, avec l’expérience vécue, à la fois individuellement et collectivement, des formes de domination, d’aliénation et d’exploitation au travail. De ce point de vue, les recherches-actions menées sur la question de la santé au travail, les outils de sensibilisation créés sur le sujet[24], constituent des initiatives intéressantes car ils équipent d’une certaine façon les militants de terrain pour faire parler les salariés des contradictions ressenties dans leur activité de travail, de l’incompatibilité entre la recherche permanente de profit et leur propre conception de tâches bien faites.

Mais ce point d’entrée mérite d’être davantage articulé à une réflexion plus large et on voit combien, pour réussir à s’implanter auprès de travailleurs subissant des formes renforcées d’exploitation, les syndicats ont aussi besoin de penser l’intrication des rapports sociaux de domination, leur consubstantialité[25]. Réfléchir à la façon dont, dans certains secteurs d’activité, le maintien dans la précarité de l’emploi et du travail s’appuie en partie sur des assignations liées aux rapports sociaux de sexe et au processus d’ethnicisation permet à la fois de comprendre les usages combinés de ces rapports de domination par le patronat et la complexité des expériences vécues.

Cette approche est également fondamentale pour réfléchir aux formes de la démocratie syndicale, laquelle passe bien sûr par des règles et des procédures en termes de décision collective, de respect des différentes sensibilités, mais n’a de sens que si elle crée des espaces de parole permettant de prendre conscience de la consubstantialité des rapports de domination et et de la reproduction de ces derniers dans l’activité militante.

Pour revenir au questionnement qui ouvrait cet article, peut-on dire aujourd’hui, que dans la phase actuelle de très forte pression sur ce qui demeure des Etats-Providence dans les pays d’Europe occidentale, un espace plus conséquent existe pour un syndicalisme radical, d’orientation anticapitaliste ? La réponse n’a rien d’évident à partir du moment où l’on n’en reste pas à l’identification de « modèles syndicaux » ou de « pôles syndicaux », mais que l’on part des contradictions auxquelles sont confrontés, sur le lieu de travail, dans leur façon d’organiser les travailleurs, l’ensemble des syndicats.

Déployer le mouvement syndical sur une assise de classe, en se donnant des moyens pour lutter de façon combinée contre les différents rapports de domination, demande des moyens militants, mais aussi du temps, en termes de formation et de débats. Or, ces défis sont à relever dans un contexte marqué par la dégradation des rapports de force et par une vaste offensive idéologique, soutenue par l’Etat, pour dire la bonne forme du syndicalisme, celle du « partenariat social » et pour disqualifier toute expression de « radicalité ».

Notes

[1]             Rebecca Gumbrell-Mc Cormick, Richard Hyman, Trade Unions in Western Europe, Hard Times, Hard Choices, Oxford, Oxford University Press, 2013.

[2]                Pour une critique du compromis fordiste tel qu’il a pu être accepté par les syndicats y compris de sensibilité communiste : Bruno Trentin, La cité du travail. La gauche et la crise du fordisme, Paris, Fayard, 2012.

[3]                Martin Upchurch, Andy Mathers and Graham Taylor, « Towards Radical Political Unionism ? » in Heather Connolly, Lefteris Krestos, Craig Phelan, eds, Radical Unions in Europe and the future of Collective Interest Representation, Bern, Peter Lang, 2014, p. 29-48.

[4]                Cette approche en termes d’échange politique a servi a caractérisé les politiques de « pactes sociaux », établis au niveau national entre l’Etat, le patronat et les syndicats dans différents pays européens au cours des années 1970-1990, dans l’idée de conférer une certaine légitimité aux syndicats par leur reconnaissance institutionnelle dans les processus de décision publique et de les impliquer, en retour, dans des politiques de modération salariale et de flexibilisation progressive des formes d’emploi.

[5]                Martin Upchurch, Andy Mathers and Graham Taylor, « Towards Radical Political Unionism ? », op. cit.,

[6]                Pour une présentation de ces enjeux : Adrien Thomas, « Universitaires engagés et nouveaux cadres syndicaux aux EU : une alliance pour faire face au déclin des syndicats ? », Genèses, n°84, 2011, pp. 127-142.

[7]                Sur la scission de l’AFL-CIO et la création de Change to Win : Donna Kesselman, « Scission du mouvement syndical et espoirs de renouveau : où en est-on ? », Chronique internationale de l’IRES, n°128, janvier 2011, p. 3-14 ; Sur les stratégies d’organizing et de renouveau syndical aux Etats-Unis : Lowell Turner, Harry C. Katz, Richard W. Hurd, eds, Rekindling the Movement Labor’s Quest for Relevance in the 21st Century, Cornell, Cornell University Press, 2001.

[8]                Pour un bilan critique de ces travaux dans une perspective marxiste : Andréia Galvao, « A contribuição do debate sobre a revitalização sindical para a análise do sindicalismo brasileiro », Crítica Marxista, n. 38, 2014.

[9]                Kim Voss, « Dilemmes démocratiques : démocratie syndicale et renouveau syndical », La Revue de l’IRES, n°65, 2010, pp. 87-107.

[10]              Signalons deux recueils, anciens, de ces textes en français : Karl Marx, Friedrich Engels, Le syndicalisme. Vol I. Théorie, organisation, activitéVol II. Contenu et significations des revendications, Paris, Maspero, 1972 (traduction et notes de R. Dangeville) ; Marx, Engels, Lénine, Sur l’anarchisme et l’anarcho-syndicalisme, Moscou, Editions du Progrès, 1982.

[11]              John Kelly, Trade Unions and Socialist Politics, Londres, Verso, 1988.

[12]              Michel Lallement, Sociologie des relations professionnelles, Paris, La Découverte, (1996) 2008, p. 26.

[13]              Texte dont Karel Yon a proposé à la fois une traduction récente et une introduction critique : Claus Offe, Helmut Wiesenthal, « Deux logiques d’action collective », Participations, vol. 1, n°8, 2014, p. 147-172 ; Karel Yon, « Offe, la démocratie dialogique et la lutte des classes : une critique participationniste du mouvement ouvrier », Participations, vol. 1, n°8, 2014, p. 127-146.

[14]              Pour un retour analytique sur ces débats : Stéphane Sirot, Le syndicalisme, la politique et la grève. France et Europe : XIXe –XXIe siècle, Nancy, Editions de l’Arbre Bleu, 2011.

[15]              Ce processus de fusion de fédérations ou de syndicats a marqué le syndicalisme allemand et britannique dans les décennies 1990-2000. Il est encore peu connu dans le syndicalisme français, bien que la CFDT, par exemple, ait constitué de grosses fédérations professionnelles comme la F3C qui englobe la communication, le conseil et la culture (et donc les activités postales et de télécommunication). Sur le sujet des fusions : Adrien Thomas, Entre démocratie militante et efficience managériale. Rationalisation syndicale et création de fédérations syndicales multibranches en France et en Allemagne, Thèse de science politique, Paris I, dir. M. Offerlé, 2008 et sur la diffusion des critères managériaux au sein des syndicats : Adrien Thomas, « Towards the Managerialization of Trade Unions? Recent Trends in France and Germany », European Journal of Industrial Relations, Vol. 19, n°1, 2013, pp. 21-36.

[16]              Sophie Béroud, Karel Yon, « Institutionnalisation et bureaucratisation du syndicalisme : pour une lecture dialectique » in Dominique Mezzi, dir, Nouveau siècle, nouveau syndicalisme, Paris, Syllepse, 2013, p. 35-51.

[17]              Richard Hyman, Industrial Relations : a Marxist introduction, Londres, MacMillan Press, 1975.

[18]              John Kelly, Rethinking Industrial Relations : Mobilisation, Collectivism and Long Waves, Londres et New-York, Routledge, 1998.

[19]              Nous nous appuyons ici sur les données produites par la CGT et diffusées à l’occasion, notamment, de ses congrès confédéraux.

[20]              Pour Solidaires, nous disposons grâce à une enquête menée depuis 2008 avec Jean-Michel Denis et Thibault Martin de données quantitatives, recueillies de façon longitudinale, mais uniquement sur les délégués aux congrès nationaux, ce qui constitue un reflet déformé de la base sociale des syndicats membres de l’Union : lors du congrès de Dunkerque en 2014, seuls 3,1% des délégués sont ouvriers, 15,5% employés et la quasi-totalité des délégués travaillent soit dans les fonctions publiques, soit dans des entreprises de plus de 500 salariés. La représentation des salariés précaires est de fait très limitée dans des instances comme les congrès.

[21]              Loup Wolff, « Le paradoxe du syndicalisme français : un faible nombre d’adhérents, mais des syndicats bien implantés », Premières synthèses DARES, avril 2008.

[22]              Sophie Béroud, Paul Bouffartigue, dir, Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?, Paris, La Dispute, 2009 ; Corinne Mélis, « Des syndicalistes comme les autres ? L’expérience syndicale des migrantes et des filles d’immigrés d’Afrique du Nord et sub-saharienne », L’Homme et la société, n° 176-177, 2010, p. 131-149.

[23]              Pour quelques exemples : Cristina Nizzoli, SyndicalismeS et travailleurs du « bas de l’échelle ». CGT et CGIL à l’épreuve des salariés de la propreté à Marseille (France) et à Bologne (Italie), Thèse de doctorat de sociologie, Université AMU-LEST, 2013 ; Sophie Béroud, « Une campagne de syndicalisation au féminin. Une expérience militante dans le secteur de l’aide à domicile », Travail, genre et sociétés, n°30, novembre 2013, p. 111-128.

[24]              On pense notamment au bulletin « Et voilà » publié tous les mois par l’Union syndicale Solidaires sur les conditions de travail et la santé au travail ou, parmi d’autres exemples à l’ouvrage : Yves Bongiorno et al, Pour quoi nous travaillons ?, Paris, L’Atelier, 2013.

[25]              Danièle Kergoat, Se battre disent-elles…, Paris, La Dispute, 2012.