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Invention, centralité et fin du travail, par Michel Freyssenet
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http://www.palim-psao.fr/2018/04/invention-centralite-et-fin-du-travail-par-michel-freyssenet.html
Alors qu’il nous semble inhérent à la condition humaine, le travail apparaît donc, non seulement comme un mot et une notion historiquement datés, mais aussi comme une réalité inventée, construite par le XVIIIe siècle européen. Il correspondrait à l’émergence du rapport salarié et du travailleur libre vendant sa capacité de travail. La diffusion et l’hégémonie progressive de ce rapport social, qui se traduit par le fait qu’il est devenu la référence pour percevoir, penser, organiser tout autre activité, auraient eu pour conséquence une extension de l’appellation travail à des activités qui ne relèvent pas du rapport salarié, comme “travail domestique”, “travail des indépendants”... Il en serait résulté une naturalisation du travail, dès lors perçu comme une réalité universelle et existant depuis toujours. Comme pour l’économie, on aurait projeté sur le passé et sur d’autres sociétés cette réalité contemporaine, et à l’origine géographiquement circonscrite, qu’est le travail, au lieu d’en rendre compte par les conditions historiques et non nécessaires qui l’ont faite émerger il y a trois siècles. Il n’aurait pas été non plus d’emblée central socialement, comme il l’est devenu aujourd’hui en étant la condition d’accès aux ressources nécessaires à la vie dans nos sociétés. Si son historicité implique logiquement sa disparition un jour, celle-ci ne peut raisonnablement être pronostiquée dans un avenir immédiat, car elle suppose la marginalisation du rapport social qui l’a fait naître.
[pdf] INVENTION, CENTRALITE ET FIN DU TRAVAIL DE MICHEL FEYSSENET
***
Si l’on recourt volontiers en sciences sociales depuis quelque temps à l’expression “invention de...” pour signifier le caractère historique et localisé de la notion dont on parle, comme le marché ou le chômage, il peut paraître plus hasardeux de l’utiliser pour le travail, tant celui-ci nous paraît être consubstantiel à la condition humaine. Et pourtant la question doit être examinée.
Le travail et le domaine économique auquel on le rattache seraient définis et délimités, après élimination des particularités qu'ils présenteraient dans chacune des sociétés connues, par les activités contribuant à la reproduction matérielle de la vie humaine et sociale. Le travail serait ce moment qui permet à l’homme d’obtenir, directement ou indirectement à travers le troc ou un équivalent général, ce qui lui est nécessaire pour vivre dans la société où il se trouve. L’économie comme le travail existeraient en quelque sorte, indépendamment de tout rapport social pour l'organiser, puisqu'il serait susceptible de l'être par des rapports sociaux différents au cours de l'histoire, et au sein de chaque société.
La reproduction matérielle, étant perçue, par notre sens commun et par la pensée économique, qu’elle soit d'inspiration classique ou marxiste, comme le minimum indispensable à toute existence humaine, l'activité économique et le travail, et par là même les rapports sociaux qui leur sont attribués, se trouvent investis d'une prééminence sur toutes les autres activités et sur tous les autres rapports sociaux. Cette représentation de l'économique et du travail, de leur universalité et de leur importance en toute société à travers les rapports sociaux qui les auraient historiquement structurés, fait problème pour plusieurs raisons. [1]
1. Le travail n’a pas toujours existé. Il a été inventé
Deux arguments invitent à le penser: l’absence du terme et de la notion de travail dans de nombreuses sociétés, l’obligation d’admettre l’hypothèse de l’homo faber pour fonder en nature l’universalité du travail.
1.1. Seules nos sociétés distinguent le travail des autres activités
L’enquête menée par Marie-Noëlle Chamoux [2] sur les réalités recouvertes et sur les mots qui ont été traduits par le terme de travail dans de nombreuses sociétés ne manque pas d’être dérangeante pour une vision universaliste du travail. Soit le terme et la notion sont absents, soit ils sont éclatés entre plusieurs mots et réalités, soit leurs contraires ne sont ni le repos ni le loisir, soit ils englobent indissolublement et explicitement des actes magiques ou religieux, soit encore ils ne comprennent pas des activités pourtant nécessaires à la vie matérielle comme la chasse... La notion de peine que l’on retrouve en revanche dans de nombreuses sociétés ne présente, elle aussi, aucune homogénéité ni dans la définition ni dans les activités ainsi désignées. La catégorie de travail se révèle donc difficilement saisissable empiriquement. Marie-Noëlle Chamoux pose dès lors la question: peut-on dire que le travail existe quand il est ni pensé ni vécu comme tel ?
Les historiens et les anthropologues semblent à peu près tous d'accord pour dire aujourd’hui que l'économique, la production, le travail... tels que nous les entendons dans nos sociétés sont des notions et des domaines qui se sont constitués clairement à partir du XVIIIe siècle en Europe, avec la différenciation d'un marché capitaliste au sein du marché qui lui pré-existait. Avant, l’économique, la production, le travail étaient, disent-ils, encastrés, mélangés dans le politique ou le religieux, ou fusionnés avec eux. On peut essayer de se représenter cet encastrement de l'économique et du travail en considérant par exemple la sphère familiale, telle que nous la connaissons aujourd'hui. Nombre d'activités y relèvent encore indissolublement de l'éducation, de l'affection, de la reproduction matérielle, de la soumission, de la reconnaissance, etc., dimensions caractéristiques de la sphère elle-même et du rapport social qui constitue cette sphère et la rend désignable. À partir de ce constat commun, les orientations de recherche divergent.
Karl Polanyi, reprenant et développant les observations faites antérieurement par Karl Marx et par Max Weber notamment sur la caractère “non ségrégé” des aspects économiques par rapport à d’autres aspects de la vie dans toutes les sociétés autres que la nôtre, [3]. en conclut qu'il n'y a pas de définition "conceptuelle" universelle possible de l'économique. Chaque époque connaît des formes économiques distinctes. En revanche, il pense que l'on peut donner des définitions "substantives" de l'économie, de la production et du travail valables pour toutes les sociétés connues: à savoir l'activité nécessaire à la vie matérielle de l'homme et de la société.
Mais cette activité, distinguée des autres ou bien encastrée dans les autres, n'en est pas pour autant nécessairement déterminante, de par sa nature, sur les autres activités. Elle peut être, selon les époques, d'un poids très variable sur la vie sociale en général. Karl Polanyi dénonce, à cette occasion, l'économisme qui envahit, selon lui, les sciences historiques et sociales.
Maurice Godelier, dans son ouvrage “L’idéel et le matériel” (1984), reprend la thèse polanyienne du mélange de l'économique dans le tissu social de nombreuses sociétés, mais sans en partager les conclusions. Elle permet au contraire, écrit-il, de réexaminer la notion marxiste de rapport social de production et de la dégager de toute référence à une société particulière, et notamment de notre société qui a autonomisé l'économique. Elle permet surtout de comprendre, contrairement à ce qu'affirmait Karl Polanyi lui même, pourquoi des rapports sociaux réputés superstructurels, comme la parenté ou les rapports politiques, peuvent fonder et organiser l'ensemble d'une société. La production est insérée dans ces rapports et par conséquent ces derniers font fonction de rapports de production. C'est même grâce à l'exception que constitue la société capitaliste occidentale depuis la fin du XVIIIe siècle, qui a révélé l'économique et l'a désignée comme tel, qu'il est devenu possible "d'appréhender l'importance des activités matérielles et des rapports «économiques» dans le mouvement de production et de reproduction des sociétés..." [4]. Le fait que les rapports économiques une fois autonomisés apparaissent déterminants dans la vie sociale serait la preuve que les rapports politiques et les rapports symboliques qui ont régi certaines sociétés n'ont pu le faire que parce qu'ils intégraient les rapports sociaux de production. Le raisonnement mené alors par Maurice Godelier [5] rétablissait donc ces derniers au fondement de toute société, à la différence de celui de Karl Polanyi.
Louis Dumont propose pour sa part de développer la thèse polanyienne jusqu'à ce qui lui paraît être son terme logique: à savoir de renoncer définitivement à tout économisme, y compris pour nos sociétés, de "refuser jusqu'au bout la compartimentation que notre société et elle seule propose, et au lieu de chercher dans l'économie le sens de la totalité sociale -ce à quoi Polanyi s'est certes opposé- à chercher dans la totalité sociale le sens de ce qui est chez nous et pour nous économie" [6].
Nombre d'anthropologues considèrent en effet que là où l'histoire commence la culture est déjà présente. La production est de part en part symbolique. La société bourgeoise est d'abord une culture avant d'être une économie. "Considérer l'échange comme avantageux aux deux parties a représenté un changement fondamental et signale l'accession de la catégorie économique" [7].
Deux orientations majeures peuvent donc être distinguées. Pour la première, le rapport capital-travail a autonomisé les activités concourant à la reproduction matérielle, et a permis ainsi de définir l'économique en général, au-delà de sa forme capitaliste. Le travail serait donc de tout temps cette activité consistant à utiliser, maîtriser, dominer la nature pour en produire les utilités nécessaires à l’homme. Il y aurait donc une définition substantive possible du travail, permettant d’analyser en toute société cette forme d’activité avec des critères communs et de déterminer quelle place elle a pu tenir dans la structuration des rapports sociaux. Alors que pour Polanyi l’économique, le travail ne seraient structurants que dans notre société, pour Marx et Godelier (1984), le rapport capital-travail aurait aussi révélé leur caractère fondateur dans toutes les sociétés.
Selon la deuxième orientation, une culture, et une seule jusqu'à présent, la culture bourgeoise, a inventé un domaine appelé économique, qui n'a d'autre substance que le rapport que cette culture a engendré et développé entre les individus. Une définition universelle de l'économique est donc impossible aussi bien conceptuellement que substantivement. Le travail tel que nous l’entendons aujourd’hui correspond dans cette perspective à l’émergence du rapport salarié et du travailleur libre vendant sa capacité de travail. La diffusion et l’hégémonie progressive de ce rapport social, qui se traduit par le fait qu’il est devenu la référence pour percevoir, penser, organiser nombre d’activités, auraient eu pour conséquence une extension de l’appellation travail à des activités qui n’étaient pas désignées comme tel et qui ne relèvent pas du rapport salarié, comme “travail domestique” et “travail indépendant”. Il en serait résulté une naturalisation du travail, dès lors perçu comme une réalité universelle et existant depuis toujours. Comme pour l’économie, on aurait projeté sur le passé et sur d’autres sociétés cette réalité contemporaine, et à l’origine géographiquement et culturellement circonscrite, qu’est le travail, au lieu d’en rendre compte par les conditions historiques et non nécessaires qui l’ont faite émerger il y a trois siècles. Une bonne manière d’avancer dans un tel débat est de rechercher les présupposés des deux positions.
1.2. Retenir l’hypothèse du dévoilement du travail et de l’économique par le rapport capital-travail et donc de leur universalité suppose de faire sien un matérialisme naturaliste aujourd’hui intenable
Un journaliste américain avait déjà objecté à Karl Marx, après avoir lu la Préface de laContribution à la Critique de l'Economie Politique dans laquelle Marx expose sa distinction entre les rapports fondant la société (traduit en français par infrastructures) et les rapports qui la régissent (traduit par superstructures), que l'on ne peut poser comme universelle la détermination de la vie sociale par les rapports sociaux de production. La société antique et la société féodale, rappelait-il, étaient fondées sur des rapports essentiellement politiques. Marx lui répond, par une note dans Le Capital, que, lors de la décomposition des rapports féodaux, il a bien fallu à Don Quichotte trouver seul le boire et le manger. En d'autres termes, privés des rapports qui, dans certaines sociétés, englobent et masquent à la fois les rapports par lesquels est assurée la reproduction matérielle de la société, les hommes se retrouvent devant leur obligation physique première: se nourrir. La détermination par l'économique aurait donc clairement pour origine les incontournables nécessités vitales.
Il n'est pas inutile de rappeler d'où vient cette position naturalo-matérialiste. Elle plonge ses racines dans les premières oeuvres philosophiques de Karl Marx. Réagissant contre l'idéalisme et l'universalisme hégéliens, qu'ils partageaient antérieurement, Marx et Engels posent dans l'Idéologie allemande que l'Homme en général n'existe pas et qu'il n'existe que des individus concrets historiques. "Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels, agissants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et du mode de relations qui y correspond, y compris les formes les plus larges que celles-ci peuvent prendre. La conscience ne peut jamais être autre chose que l'Être conscient, et l'Être des hommes est leur processus de vie réelle" [8].
Aussi pour "dissiper les fantasmagories universalistes de la pensée et s'en libérer", ils proposent un programme de travail visant à étudier les hommes concrets historiques, les relations qu'ils entretiennent entre eux, leurs conditions de vie, et le processus de la vie réelle. Pour justifier ce programme, ils avancent trois arguments. Un argument méthodologique: la vie matérielle des hommes concrets est vérifiable par voie purement empirique. Son analyse fournit des bases réelles à la réflexion, dont on ne peut faire abstraction qu'en imagination. Elles ne sont pas des dogmes. Argument important s'il vise à dénoncer l'oubli par la pensée universaliste des conditions de vie réelles et de leurs relations avec les différents courants et formes de pensée. Argument cependant insuffisant pour justifier la primauté accordée à la vie matérielle pour comprendre les autres manifestations humaines. Vient s'ajouter alors un argument historique: on peut prouver qu'il y a un lien, dans l'histoire humaine, entre les divers stades de développement de la division du travail et les formes de propriétés, c'est-à-dire les rapports des individus entre eux. Cette corrélation, constatable, n'impliquant pas logiquement que la production matérielle soit pour autant déterminante, intervient enfin un troisième argument, clairement naturaliste: "... force nous est de débuter par la constatation première de toute existence humaine, partant de toute histoire, à savoir que les hommes doivent être à même de vivre pour pouvoir «faire l'histoire». Mais pour vivre il faut avant tout boire, manger, se loger, s'habiller et quelques autres choses encore. Le premier fait historique est donc la production des moyens permettant de satisfaire ces besoins, la production de la vie matérielle elle-même, et c'est même là un fait historique, une condition fondamentale de toute histoire que l'on doit aujourd'hui encore comme il y a des milliers d'années remplir jour après jour, heure par heure simplement pour maintenir l'homme en vie" [9]. "On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion, par tout ce que l'on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu'ils commencent à produire leurs moyens d'existence, pas en avant qui est la conséquence même de leur organisation corporelle" [10]. Engels et Marx ajoutent que, très vite, se développent d'autres besoins et tout un mode de vie. Il demeure qu'ils fondent la prééminence de l'activité productive sur "l'évidence" des besoins vitaux, évidence qui n'en est une que dans et par un discours sur les origines de l'homme, celui-ci étant en fait un discours sur le propre de l'homme à son origine.
Faut-il partager, aujourd'hui, cette hypothèse originelle pour pouvoir affirmer le caractère fondateur de la production matérielle en toute société ? Il le semble bien, puisque, au-delà de ces besoins vitaux qui seraient premiers, la production matérielle est elle-même un produit totalement social et historique, au même titre que tout autre manifestation humaine. Les présupposés de l'énoncé du "premier fait historique" à savoir la production des moyens permettant de satisfaire les besoins en nourriture sont trop nombreux et incertains pour être retenus aujourd'hui. Il faudrait en effet que, seul de l'espèce animal, le pré-homme n'ait plus trouvé dans son écosystème le boire et le manger. Il faudrait que ce soit ce besoin-là et pas un autre, devenu contrainte absolue, qui ait enclenché l'invention et la réflexion humaines, et le premier rapport social. Il faudrait que le recours à un moyen "artificiel" pour l'acquisition de nourriture soit le propre de l'homme, ce qui, on le sait, n'est pas le cas, etc. Bref, il ne paraît plus possible de fonder une thèse aussi lourde de conséquences théoriques et pratiques que celle des rapports sociaux de production au fondement de toute société, sur l'hypothèse fragile de l'homo faber. On ne peut raisonnablement postuler qu'un être social "complet", dégagé de tout primitivisme, dont les conditions de l'existence même sont dès lors tout autant une société, un langage,la transmission des savoirs, des raisons de vivre et de mourir... que le boire et le manger, sans compter d'autres conditions naturelles ou culturelles, tout aussi essentielles, mais que nous ignorons parce qu'elles nous sont données.
Est-on ramené à la position de Louis Dumont et à devoir rechercher dans la "totalité sociale" de chaque société les raisons du découpage et de la désignation du social que l'on y observe? Outre que l'on est ainsi renvoyé à devoir reconstituer pour chaque société une "totalité" impossible à figer et "boucler", il faudrait également se représenter la société comme un organisme, doté d'un principe unique d'existence, d'ordre et de régulation, qui donnerait sens à chacune de ses parties. Au lieu de tenter de construire une telle "totalité", il paraît plus prudent et heuristiquement plus fécond de partir du constat premier de l'existence de rapports sociaux, historiquement datés, ayant une logique propre; agis, actualisés et transformables par des acteurs sociaux que chacun de ces rapports instituent; coexistant ou s'articulant entre eux; et créant des champs sociaux, dont la désignation et les frontières se transforment, en fonction de la place et de l'importance qu'acquièrent ces rapports sociaux les uns par rapport aux autres. Curieusement, Marx donne l'occasion et la possibilité de s'engager dans cette voie et de penser le concept de rapport social dégagé de toute détermination "substantive", contrairement à ce qu'il avance par ailleurs pour fonder le caractère fondamental des rapports sociaux de production.
2. Le rapport capital-travail et le travail que ce rapport a historiquement engendré ne sont pas liés conceptuellement à la production matérielle
Dans ses recherches sur le travail productif et le travail improductif, Marx montre que cette distinction n'a de sens que par rapport à une forme sociale d'accumulation. Reprenant la thèse d'Adam Smith, et la défendant contre J.B. Say et les post-classiques, il montre que la définition du travailleur productif comme producteur de valeurs d'usage n'a pas d'intérêt scientifique, toute personne l'étant à partir du moment où le produit matériel ou immatériel de son activité trouve un usage quelconque, fut-il la fantaisie. Le but de la production capitaliste n'étant pas la production de valeurs d'usage ou de marchandises pour elles-mêmes, mais la reproduction de l'ancienne valeur et la création de plus-value, le travail productif est donc celui qui s'échange contre du capital, alors que le travail improductif est celui qui s'échange contre du revenu quelle qu'en soit la forme (salaire, profit, rente, impôt, etc.).
Marx se différencie toutefois d'Adam Smith sur un point important. Pour Smith, le travail productif de capital correspond à la production de biens matériels sous forme de marchandises, et le travail improductif aux "services", définis comme échanges d'homme à homme. Il fonde donc la distinction productif-improductif non seulement sur le rapport du travail au capital, mais aussi sur une différence dans la nature de l'activité. Il introduit une deuxième détermination: celle de la matérialité du produit. Marx montre, au contraire, que s'il est vrai que le travail productif de capital produit le plus souvent des biens matériels, sa définition n'a rien à voir avec son contenu concret, mais désigne exclusivement un rapport social, au point qu'une personne exerçant la même activité, la cuisine par exemple, sera productive ou improductive du point de vue du capital, suivant qu'elle vend sa capacité de travail à un restaurateur ou bien à un particulier, suivant que sa capacité de travail s'échange contre du capital pour le mettre en valeur ou contre du revenu pour satisfaire une demande du détenteur de ce revenu. Un professeur sera productif (du point de vue du capital) s'il est salarié d'un établissement scolaire à but lucratif, il sera improductif de capital s'il donne des leçons particulières dans une famille ou s'il est salarié de l'Education Nationale. S'il arrive à Marx de dire que la caractéristique des "travailleurs productifs, c'est-à-dire des travailleurs produisant du capital, est que leur travail se réalise dans des marchandises, dans de la richesse matérielle", il parle de la marchandise au sens de la valeur d'échange, il désigne "une existence fictive, purement sociale de la marchandise, absolument distincte de sa réalité physique; [...] l'illusion vient ici de ce qu'un rapport social se présente sous la forme d'objet” [11].
En dénaturalisant complètement le concept de rapport capital-travail, en le considérant comme un rapport purement social, en montrant qu'il n'est pas lié à la production matérielle, Marx fait donc de ce "rapport social de production" là, historiquement daté, un rapport dont la prééminence sur les autres rapports sociaux ne peut plus provenir des activités servant à la reproduction matérielle de la société. Il ne semble pas avoir jamais tiré une telle conclusion. Elle découle pourtant logiquement de son analyse du travail productif de capital. Elle est, on le voit, en contradiction avec le naturalisme matérialiste de "l'Idéologie Allemande" [12]. Aujourd’hui comme par le passé, il est impossible de donner une définition substantive du travail, c’est-à-dire de le définir par la nature des activités qu’il est censé regrouper ou par leur utilité.
Dans nos sociétés, une même activité peut être du travail ou du non travail. Sa nature ne fait rien à l’affaire Cela dépend si elle s’effectue ou non sous un des trois rapports sociaux qui nous font aujourd’hui parler de travail, le rapport salarié, le rapport marchand (pas dans tous les cas) et le rapport domestique (cela commence, mais n’est pas admis par tout le monde). Notons enfin qu’un nombre croissant d’activités, tenues comme ne relevant pas de l’économique et comme n’étant pas du travail, le deviennent avec la diffusion du rapport salarié et particulièrement du rapport capital-travail.
Une activité donnée peut être du travail ou du non-travail selon le moment ou la personne qui l’effectue : jardiner, conduire, cuisiner, construire, chanter... Une même activité peut être au même moment du travail et du non-travail. Ainsi d’une personne qui étant avec ses enfants garde en même temps contre rémunération les enfants des autres. On ne pourra donc dire d’une activité qu’elle est du travail que si l’on spécifie sous quel rapport social elle s’effectue. Et aujourd’hui, il n’y a guère que trois rapports sociaux qui nous font parler de travail: le rapport salarié, le rapport marchand, le rapport domestique.
L’utilité, pas plus que la nature des activités, ne permet d’établir les limites entre le travail et les autres activités. Même si on lui ajoute le qualificatif de « sociale », l’utilité déborde largement les activités communément rangées sous le terme de travail. Les rapports sociaux qui font aujourd’hui de certaines activités du travail, ne sont pas non plus liés à un domaine particulier du social. Ils sont susceptibles de concerner des activités très diverses, dont certaines, nombreuses, ne font pas partie de ce qu'il est convenu communément d'appeler la production, ou le champ économique.
Le rapport capital-travail, par exemple, s'est étendu, et s'étend de plus en plus, à des activités considérées hier comme hors de la sphère économique: le loisir, le sport, la politique, la religion, les symboles, la science, l'art, la philosophie, la police, etc. Il n'a pas concerné à l'origine des activités essentielles à la vie matérielle. Il a soumis tardivement l'activité agricole dans certains pays. Ses limites variables dans le temps et dans l’espace, les tentatives souvent vaines pour en contenir l’expansionnisme au nom de la “noblesse” supposée intrinsèque de telle ou telle activité montrent qu’il est un rapport indifférent à la nature des activités qu’il organise. On commence, par exemple, à discuter aujourd'hui pour savoir sous quel rapport social (don, dédommagement, achat ou salaire) va se faire à l'avenir, dans un certain nombre de cas, tout ou partie de la reproduction humaine, ou bien encore "l'accompagnement" des mourants. Le rapport capital-travail est donc un rapport social susceptible de se diffuser dans toutes sortes d'activités. Aucune d'elles ne peut a priori lui échapper de par sa nature. Cette extension même, dépassant toutes les frontières mises à ce jour dans nos sociétés entre les types d'activités humaines, confirme le caractère purement social et historique de l'économique et du travail.
De ce point de vue, on peut dire que le travail devient toujours plus central: à la fois parce qu’il est pour le plus grand nombre la forme obligée d’activité pour accéder aux ressources matérielles et immatérielles nécessaires pour vivre dans nos sociétés, et parce qu’il devient de plus en plus la forme de réalisation des activités humaines quelle qu’en soit la nature. C’est aujourd’hui une question de société que de savoir si des limites ne doivent pas être établies, question que certains posent en termes de marchandisation des rapports humains.
Dès lors qu'un seul des rapports sociaux dits de production connus, en l'occurrence le rapport capital-travail, n'est pas lié conceptuellement avec la reproduction matérielle de la vie en société, il devient impossible de faire de celle-ci le critère de définition et de prééminence des rapports sociaux de production en général sur les autres rapports sociaux. Ce fait invalide la possibilité de construire un concept universel de rapport social de production et nous amène à considérer le rapport capital-travail comme un rapport "totalement social", c'est-à-dire comme un rapport qui n'appartient pas à un domaine particulier d'activité qui existerait en dehors de lui-même; qui ne relève pas d'une catégorie particulière de rapports sociaux; qui est unique comme tout rapport social; qui est en mesure d'organiser la quasi totalité de la vie sociale, comme cela semble l'avoir été d'autres rapports sociaux dans l'histoire; et qui enfin ne présente pas de dimension qui prévaudrait sur d'autres, comme le montre l'analyse du rapport capital-travail lui-même, ce rapport étant tout autant politique et symbolique qu'économique.
Le travail serait-il une pure construction sociale sans lien quelconque avec des exigences naturelles ? Comment comprendre qu'un rapport social peut historiquement prévaloir sur d'autres, et parfois hégémoniser et homogénéiser tout le social, s'il ne tire pas cette capacité du contrôle des activités "vitales" des sociétés considérées? Il est difficile en effet de penser qu’il n’y a pas de conditions nécessaires à la reproduction de toute société et de l'espèce humaine, et que seules compteraient les conditions spécifiques à chaque société.
Mais ces conditions générales sont multiples: bien sûr manger, boire, éventuellement se vêtir et se loger, mais aussi procréer, respirer, communiquer, être reconnu, se mouvoir, ne pas être tué et bien d'autres conditions connues ou inconnues. Ces conditions "vitales" ne le deviennent, et ne sont perçues comme telles, qu'à partir du moment où elles ne sont plus données naturellement ou socialement à tous ou au plus grand nombre. C'est pourquoi certaines sont risibles, comme respirer, car jusqu'à ce jour l'air, bien que d'une qualité variable, reste directement accessible à chacun. Cet exemple a le mérite cependant de rappeler le caractère social et historique des conditions à la reproduction de la vie en société. Elles n'acquièrent le statut de conditions que si elles font l'objet d'une raréfaction naturelle, d’une appropriation sociale, ou d'une restriction collective. Dès lors, il est pensable que la reproduction matérielle et le travail en tant qu’activité qui serait vouée à celle-ci aient pu ne pas être socialement importants ou fondateurs, si d'autres conditions tout aussi essentielles à la vie en société ou à la vie de telle ou telle société étaient l'objet préférentiel de l’appropriation ou du contrôle social.
Dans cette perspective, chaque rapport social aurait sa valeur, son économie, sa rationalité, sa forme de répartition et de division des activités qu’il régit, ses principes techniques...pouvant devenir ceux d’une société, si ce rapport social vient historiquement à prévaloir sur les autres. Une société ne serait jamais un tout par rapport auquel chacune de ses “parties” deviendrait intelligible, mais un ensemble de rapports sociaux possibles en tension dans lequel l’un d’entre eux crée socialement une ou des raretés vitales et en régit l’accès.
On pourrait donc risquer l'hypothèse selon laquelle un rapport social devient important lorsqu'il transforme certaines données naturelles ou culturelles en enjeu social, en conditions non garanties de la vie en société et en moyen de différenciation et de contrôle, et qu'il est fondamental lorsqu'il est parvenu à être la voie obligée pour accéder à ce qui est devenu les ressources matérielles et immatérielles (de toute nature) nécessaires à la vie dans la société considérée. L’économie et le travail n’existeraient et ne seraient donc importants que dans nos sociétés. Ils tiendraient leur caractère central de ce qu’ils sont la manifestation et la désignation naturalisées d’un rapport social qui est devenu hégémonique en régissant certaines des conditions générales nécessaires à la vie en société, et des conditions particulières propre à nos sociétés.
3. La diffusion du rapport capital-travail et l’universalisation naturaliste du travail
S’il en était ainsi, comment ce terme a pu se diffuser pour désigner des activités qui ne s’effectuent pas sous ce rapport social là? Deux généralisations sont à comprendre: celle de travail salarié et de salariat, et plus largement celle de travail.
Les termes de salaire, de salariés et de salariat semblent avoir été étendus postérieurement à des situations qui n’en relevaient pas: par exemple, l’employé de maison ou de collectivités qui vend ses services contre du revenu et non contre du capital et qui est payé sous formes de gages; les fonctionnaires, ces “serviteurs de l’Etat”, dont les émoluments sont la rétribution de la fonction sociale qu’ils remplissent pour le compte de la collectivité. Et de fait, malgré les homogénéisations juridiques des conditions d’emploi, le type de rapport n’est pas le même. La subordination n’est pas du même type et l’incertitude du rapport social n’a pas la même forme selon le rapport salarié que l’on considère. Le but de l’employeur n’est ni l’enrichissement personnel ni l’accumulation de capital. L’employeur dépense son revenu pour obtenir les services qu’il attend ou pour que soient remplies les fonctions qui lui sont dévolues par la collectivité, sans intention, espoir ou devoir de retrouver sa mise. Le but est la satisfaction face au service rendu.
S’il peut y avoir, et s’il y a effectivement à intervalles plus ou moins réguliers, notamment de la part des collectivités (Etat, municipalités, associations, institutions...), recherche d’une meilleure efficacité à coût moindre à travers des “réformes” ou des “contrats”, c’est sous la pression politique de tout ou partie de ceux qui payent l’impôt ou les cotisations et qui désirent les voir arrêter leur progression ou les voir diminuer pour x raisons, et non sous la nécessité de reproduire son capital pour ne pas disparaître. Les modalités et les conséquences de la subordination salariale comme celles de l’incertitude inhérente à ce type de rapport social ne sont pas les mêmes pour les salariés et les employeurs.
4. Le travail est devenu aujourd’hui central parce que le rapport social qui l’a créé se diffuse dans toutes les activités et parce que ce rapport est “totalement social”
Le rapport capital-travail a été, on le sait, longtemps perçu, considéré comme un simple rapport marchand: des entrepreneurs et des travailleurs achètent et vendent du travail au prix du marché. Il a fallu de nombreux débats, de nombreux conflits tout au long du XIXe siècle pour que les salariés reconnaissent et fassent reconnaître qu'il s'agissait d'un rapport spécifique, devant faire l'objet d'une législation spéciale distincte des autres droits, notamment commerciaux. Il ne s'agissait pas alors d'une simple méconnaissance ou d'un moyen pour les employeurs de dégager toute responsabilité, notamment en cas d’accident. Il existait en effet des formes ambiguës très répandues: la sous-traitance à domicile et les équipes de travail mobiles dirigées par un maître ouvrier. Il a été reconnu depuis que le contrat de travail n’est pas un échange entre égaux.
Il cèle la subordination du salarié à l’autorité de l’employeur, mais dans le même temps, il recèle une incertitude irréductible, deuxième caractéristique essentielle de ce rapport. Ce que chacun considère comme vendu ou acheté dans l'acte d'embauche est quotidiennement en question dans les rapports de travail. Que recouvre en effet une vente de capacité de travail ?
Est-ce une mise à disposition par le salarié, tout à la fois, de son énergie, de son expérience, de son intelligence, de sa motivation, de son dévouement, de son imagination? Ou bien, comme l'histoire l'atteste, un constant conflit sur ce que chacun peut exiger de l'un et de l'autre, c'est-à-dire sur la nature de la liberté respective du salarié et de l'employeur. L'étendue de ce que l'un estime avoir vendu et de ce que l'autre considère avoir acheté ne diffère pas seulement en raison des intérêts divergents du premier et du second, mais en raison d'une appréciation différente de ce qui est jugé comme vendable et achetable: le dévouement, la fidélité, en font-ils partie? La motivation, l'imagination, l'intelligence, jusqu'à quel point? La définition précise du travail n’est pas seulement une tendance de l’employeur sous la forme de la prescription, c’est aussi une demande du salarié, qui sous une autre forme, veut établir des limites à ce que l’on peut exiger de lui.
Le rapport capital-travail exige la "liberté" des travailleurs de vendre leurs capacités de travail, et les détenteurs de capitaux de les acheter. Ces deux libertés ne sont ni des données naturelles, ni des données permanentes sans limitation ni altération. Tout le monde n'en "jouit" d'ailleurs pas. L'enfant jusqu'à sa majorité, l'épouse jusqu'à il y a peu, et encore aujourd'hui dans de nombreux pays, doivent avoir l'autorisation du père ou du mari pour être salariés, et ne disposent pas toujours, de fait ou de droit, de l’argent de la vente de leur capacité de travail. Ces "libertés" sont en constante redéfinition et délimitation, dans le droit et dans la pratique. Les débats et les conflits sur la durée du travail ne se réduisent pas à des divergences sur la qualité et le rythme de vie nécessaire ou acceptable eu égard à des impératifs "économiques" et aux exigences de la reproduction des capacités de travail, mais renvoient au statut politique" de travailleur "libre".
Le rapport capital-travail a impliqué aussi pour exister, on le sait, qu'il soit considéré comme moralement acceptable, que l'on en vienne à considérer que la somme d'intérêts égoïstes puisse conduire, concourir, à l'intérêt et au bien être général. Et à vrai dire, le procès en moralité du capitalisme reste toujours ouvert. Le renouveau du libéralisme économique s’est accompagné d’un discours non seulement sur son efficacité mais sur le fait qu’il serait le plus juste.
Enfin, par l'acte de vente de sa capacité de travail, le salarié reconnaît à l'acheteur de celle-ci la légitimité, fût-elle concédée temporairement, partiellement, et dans l'ambiguïté, de l'autorité qu'il exercera sur lui. Cette reconnaissance se doit d'être reconfirmée quotidiennement dans l'acte de travail pour que le rapport capital-travail se reproduise. Le salarié accepte d'aliéner sa "liberté" de travailleur "libre" durant le temps de travail et de limiter ses droits de citoyen qui sont par ailleurs les siens hors du temps et de l'espace de l'entreprise qui l'emploie.
Le rapport salarié, et notamment le rapport capital-travail, ne se laissent pas à l’analyse ranger aisément dans un domaine qui serait l’économique, en opposition au politique ou au symbolique. Il contient en fait toutes les dimensions du social. Il ne semble pas être simplement un rapport social dans l’ordre économique, ou un rapport économique encastré dans le social, mais un rapport totalement social pouvant ordonné, structuré l’ensemble ou une grande part du social, comme d’autres rapports sociaux ont pu le faire dans certaines sociétés.
L’incertitude, inhérente au contrat de travail salarié, ne se limite pas aux conditions imprévues de réalisation pouvant advenir, mais à la nature même des “capacités de travail” que l’on voudrait pouvoir acheter comme des marchandises, alors qu’elles ne peuvent en être. D’où la nécessité de dispositifs matériels, juridiques, relationnels, sociaux, de règles explicites ou implicites, sanctionnées ou non par la puissance publique, pour que le détenteur de capital ait plus d’assurance d’obtenir des salariés dont il a acheté les capacités de travail les produits qu’il en attend.
La première voie consiste à établir dans les faits, voire juridiquement, un rapport de confiance, par lequel en échange de la garantie de la part des salariés, non seulement du volume de production attendue, mais aussi de l’accroissement de la productivité et de la qualité et d’invention de nouveaux procédés grâce à une spécialisation et une mobilité professionnelle volontaires, l’employeur donne à son tour aux salariés la garantie de l’augmentation des effectifs et de leurs salaires, ainsi que le pouvoir de connaître et de contrôler la pertinence des choix stratégiques dont dépend les garanties obtenues. Dans cette voie, la division du travail pourrait se faire entre spécialistes des différents domaines de savoir et de savoir-faire requis, chacun des spécialistes étant, non seulement utile, mais surtout indispensable pour concevoir, organiser et parvenir au résultat attendu. La division conception/exécution est dans cette perspective contradictoire avec le contrat de confiance initial et elle est contreproductive. Est-ce que cette voie a été empruntée par le passé? Connaît-elle aujourd’hui une certaine actualité ? Sauf réinterrogation et réanalyse de l’histoire industrielle, il semble bien que le type de rapport salarié qu’elle suppose a peu d’exemples, et que la répartition du travail entre spécialistes de niveau de compétence voisin est une forme de division du travail qui ne s’est jamais imposée, même si on peut trouver ici ou là des exemples.
La deuxième voie consiste à intervenir dans la conception du processus de production, des outils et machines, de l’organisation du travail et des formes de coopération entre salariés afin que ces dispositifs délimitent l’activité ou s’imposent, autant que faire se peut, à ceux qui auront à les mettre en oeuvre, un encadrement et une prescription absolus étant impossibles. Une part essentielle de l’intelligence du travail passe alors sous l’autorité de l’employeur, et change de ce fait de contenu et de forme. La répartition du travail entre spécialistes est remplacée alors par la division de l’intelligence du travail. Cette dernière devient au principe et délimite la variété des formes de techniques de production, d’organisation du travail, de règlements, de structuration, de classification et de formation de la main-d’oeuvre observées. L’intervention de l’employeur dans la conception du processus de production est observable dès l’origine du rapport salarié, ainsi que la constitution d’un groupe ou de plusieurs groupes de salariés visant à l’aider dans cette tâche.
5. Le travail est-il en voie de perdre la centralité qu’il a acquise? N’est-il plus au fondement du lien social ?
Dans le débat actuel sur la perte de centralité du travail, on peut distinguer au moins trois positions conduisant à des conclusions pratiques très différentes. Pour les uns, le travail change de nature aujourd’hui et doit être perçu dorénavant comme une activité permettant à chacun de faire preuve de ses capacités. Pour les autres, le travail n’est plus, à supposé qu’il l’ait été, la seule source de la richesse et n’est plus central économiquement. Enfin pour les troisièmes, les gains de productivité possibles sont telles aujourd’hui avec les nouvelles technologies qu’il ne serait plus possible à l’avenir de donner du travail à tout le monde. C’est une opportunité pour pratiquer un large partage du travail et permettre au plus grand nombre de se livrer à des activités de libre choix.
Les premiers, réduisant singulièrement leur champ de vision, se représentent le travail comme activité contrainte, prescrite, imposée, sans autonomie, bref le travail taylorien, tel qu’il a été abusivement décrit et généralisé. Constatant que ce travail-là est en train d’être remplacé par une activité de surveillance, d’intervention et de communication, pouvant donner lieu à initiative et invention (ce qui relève plus de l’affirmation ou du souhait que de l’observation et de l’analyse [13]), ils en concluent qu’émerge une réalité nouvelle qui ne mérite plus le nom de travail dans la mesure où elle permettrait l’accomplissement de soi. La récupération du terme métier pour essayer de la désigner est symptomatique de cette position.
Pour les seconds, la théorie de la valeur fondée sur le travail est infirmée théoriquement et pratiquement. Le travail n’est plus l’élément fondamental ou exclusif de la production de la valeur. La performance économique ne serait pas ou plus liée directement au travail, à son volume, sa qualité, son organisation dans les ateliers, mais à la gestion de production, à l’organisation de la conception, à la relation avec la clientèle... Comme si le travail se limitait à celui de l’atelier, comme si les travailleurs étaient indifférents par exemple à ce que la production se fasse en rafale ou en flux tendu, comme si ces différentes modalités n’étaient pas une mise en forme du travail, comme si l’émergence des formes nouvelles de conception, de gestion et d’organisation ne correspondaient pas à des moments, à des conjonctures, à des phases du rapport salarié.
Pour les troisièmes, le travail salarié capitaliste est fondamentalement et définitivement contraint. Il est inutile d’espérer de le transformer en un moyen d’épanouissement. Il convient en revanche d’en utiliser au maximum les potentialités de réduction du temps à y consacrer pour que chacun puisse se livrer aux activités sociales et culturelles de son choix et pour ainsi faire émerger d’autres rapports sociaux. Cela présuppose tout d’abord une croissance des gains de productivité qui soit toujours plus importante que celle des concurrents potentiels, afin de ne pas avoir à remettre en cause la réduction continue du temps de travail; ensuite, une interdiction faite au capital d’investir dans les activités sociales nouvelles qui auront de fait révélé un marché potentiel; enfin, une autorité politique forte disposant de suffisamment de moyens pour garantir à tous une part du travail demeuré socialement nécessaire ou un revenu d’existence, le temps d’opérer les reconversions périodiquement induites par les changements de production, de techniques et d’organisation. À supposer que ces conditions puissent être réunies, elles ne pourraient l’être que dans quelques ensembles géo-politiques. Bien que marginalisé en termes de temps, le travail demeurerait la condition d’existence et de suprématie de ces ensembles, c’est-à-dire resterait en fait central, car devant faire l’objet de toutes les attentions.
Si on analyse le travail comme une invention historique, ainsi que nous avons essayé de le faire ici, alors nous sommes conduits à penser que nous ne sommes pas près de voir la fin de sa centralité. En effet, pour que le travail ne soit plus central, et que la société se structure sur d’autres rapports sociaux, il faudrait que la vente des capacités de travail de chacun ou du produit de son travail, ne fut-ce que partiellement, ne soit plus la condition pour accéder à ce qui est devenu historiquement les conditions de la vie même dans nos sociétés. Il faudrait également que le capital ne soit plus en mesure d’investir tous les domaines anciens ou nouveaux de la vie sociale, comme il le fait irrésistiblement, malgré des coups d’arrêt qui lui sont imposés ici ou là temporairement, car ce mouvement d’expansion à des champs nouveaux est une condition de sa reproduction.
Bien que l’exercice ait quelque chose d’un peu dérisoire, on peut se risquer à quelques raisonnements. Pour que le travail ne soit plus central, il faudrait un reflux du rapport capital-travail sous le dynamisme d’un autre rapport social qui finirait par le supplanter, comme lui-même l’a fait et continue de le faire, en étant plus performant que lui sur le terrain où il puise sa force d’expansion, c’est-à-dire sur sa capacité à orienter la demande vers les biens nouveaux qu’il produit, si l’on admet que la liberté politique et le libre choix demeurent des acquis historiques. Ce n’est pas peu dire que nous avons encore quelques difficultés à imaginer le processus.
Conclusion
Alors qu’il nous semble inhérent à la condition humaine, le travail apparaît donc, non seulement comme un mot et une notion historiquement datés, mais aussi comme une réalité inventée, construite par le XVIIIe siècle européen. Il correspondrait à l’émergence du rapport salarié et du travailleur libre vendant sa capacité de travail. La diffusion et l’hégémonie progressive de ce rapport social, qui se traduit par le fait qu’il est devenu la référence pour percevoir, penser, organiser tout autre activité, auraient eu pour conséquence une extension de l’appellation travail à des activités qui ne relèvent pas du rapport salarié, comme “travail domestique”, “travail des indépendants”... Il en serait résulté une naturalisation du travail, dès lors perçu comme une réalité universelle et existant depuis toujours. Comme pour l’économie, on aurait projeté sur le passé et sur d’autres sociétés cette réalité contemporaine, et à l’origine géographiquement circonscrite, qu’est le travail, au lieu d’en rendre compte par les conditions historiques et non nécessaires qui l’ont faite émerger il y a trois siècles. Il n’aurait pas été non plus d’emblée central socialement, comme il l’est devenu aujourd’hui en étant la condition d’accès aux ressources nécessaires à la vie dans nos sociétés. Si son historicité implique logiquement sa disparition un jour, celle-ci ne peut raisonnablement être pronostiquée dans un avenir immédiat, car elle suppose la marginalisation du rapport social qui l’a fait naître.
Michel Freyssenet, directeur de recherche au CNRS.
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Notes :
[1] Cet article reprend et développe un ensemble de textes publiés depuis 1987: “Le concept de rapport social peut-il fonder une autre conception de l’objectivité et une autre conception du social” in Freyssenet, M., Magri S.(eds), Les rapports sociaux et leurs enjeux, CSU, Paris, volume 1, 1989, pp 9- 23, et “Le rapport capital-travail et l’économique” in volume 2, 1990, pp 5-16. “L’invention du travail” in Futur Antérieur, 1993/2, pp 17-26. “Historicité et centralité” in Bidet J., Texier, J., La crise du Travail, PUF, Paris, 1995, pp 227-244.
[2] Chamoux M-N., “Société avec et sans concept de travail: remarques anthropologiques”, in Freyssenet, M., “Les énigmes du travail”, Sociologie du Travail, n° hors-série, octobre 1994. Précédemment publié in Colloque interdisciplinaire PIRTTEM-CNRS “Travail: recherches et prospective”, Lyon , 1992. 2 Polanyi K., La grande transformation, Gallimard, Paris, 1983.
[3] Polanyi K., La grande transformation, Gallimard, Paris, 1983.
[4] Maurice Godelier. L’idéel et le matériel. Fayard. Paris. 1984. p.32.
[5] La position de Maurice Godelier a évolué depuis, comme il s’en explique dans son avant-propos à “Transformation de la nature et rapports sociaux” in Michel Freyssenet et Suzanna Magri (eds) Les rapports sociaux et leurs enjeux. CSU. Paris. tome 2. 1990. p19-20. Reprenant un texte “L’oeuvre de Marx” publié dans “Le marxisme analytique anglo-saxon”, Actuel Marx, n°7, septembre 1990, il écrit “Lorsque, par exemple, dans une société tribale, les rapports de parenté fonctionnent aussi de l’intérieur comme rapports de production, donc à la fois comme infrastructure et superstructure, il faut expliquer pourquoi...(Or), l’anthropologie sociale n’a jamais découvert jusqu’à ce jour de rapport direct, de causalité, entre un mode de production et un mode de filiation et d’alliance. En fait si les rapports de parenté ne dépendent pas directement, pour leurs apparitions, d’un mode de production, c’est parce qu’ils ont leurs fonctions propres et possèdent -ce n’est un paradoxe qu’en apparence - une base matérielle indépendante : les rapports biologiques entre les sexes et entre les générations, conditions matérielles de la production de nouveaux individus auxquels les règles de la filiation et de l’alliance des divers systèmes de parenté donnent un sens et des usages sociaux....Ainsi, l’hypothèse centrale de Marx faisant des modes matériels et sociaux de production le fondement général de la vie sociale n’est pas confirmée. Mais elle garde une capacité plus restreinte mais toujours impressionnante d’explication du fonctionnement et de l’évolution des sociétés”.
[6] Préface de Louis Dumont à l’ouvrage de Karl Polanyi La grande transformation. Gallimard. Paris. 1983, p XXVI.
[7] Louis Dumont. Homo aequalis. Gallimard. Paris. 1985. p. 45
[8] Engels F., Marx K., L’idéologie allemande, Editions sociales, Paris, 1968 , P 50.
[9] ibidem, p 57.
[10] ibidem, p 45.
[11] Marx K., Histoire des doctrines économiques, Ed. Costes, Paris, Tome 2, pp. 33-34.
[12] Peut-être faut-il retenir aujourd’hui de l’oeuvre scientifique de Marx cet effort, repérable dans ses écrits et toujours plus visible au fur et à mesure qu’il remet sur le chantier ses propres analyses, de dénaturalisation et d’historicisation des notions et des réalités qui nous sont les plus ordinaires, effort que nous sommes loin d’avoir poursuivi, y compris ceux qui ont dénoncé et dénoncent le matérialisme de Marx, comme en témoigne la conviction largement partagée par toutes sortes de courants philosophiques et politiques que le travail est inhérent à la condition humaine.
[13] Freyssenet M., “Processus et formes sociales d’automatisation. Le paradigme sociologique”, Sociologie du travail, 1992/4, pp 469-496.