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Nous sommes tous le cortège de tête

Lien publiée le 7 mai 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

Par Daniel Schneidermann

http://www.liberation.fr/debats/2018/05/06/nous-sommes-tous-le-cortege-de-tete_1648218

Retour sur la manifestation du 1er Mai et ses quelque 1 200 Black Blocs : la fonte des masses syndiquées et l’inflation des cagoulés en début de manif, c’est le mouvement de l’Histoire, sous nos yeux myopes.

Désespoir chez Yann Barthès, au soir du 1er Mai. L’envoyé spécial de l’émission, Paul Larrouturou, se trouve en direct devant les vitrines brisées du McDonald’s du boulevard de l’Hôpital. «La manif avait commencé bon enfant, se plaint l’envoyé spécial. Et tout d’un coup, tout a basculé.» Yann Barthès, désolé : «Les casseurs ont confisqué la manif.»

C’est cette histoire de «confiscation» que racontent les télés en boucle. L’histoire d’une honnête manif syndicale, pacifique, jouant le jeu des institutions, exerçant son droit légitime à manifester, une manif comme on les aime, sitôt dissoute sitôt oubliée, une «belle manif», soudain «confisquée» par une bande d’enragés surgis de nulle part, qui «veulent en découdre»,«casser du flic», pratiquer le «terrorisme urbain», et qui ont fait subir «l’enfer aux manifestants», pour ne citer que quelques constats navrés happés au vol, toutes chaînes confondues. Noirs et Blancs, gentils et méchants, confisqueurs et dépouillés.

«Quand on arrive en ville, les gens changent de trottoir», chantait déjà, dans les années 70, la bande des Etoiles noires de Starmania. A croire que les Etoiles noires se sont réincarnées, le 1er Mai, sur le pont d’Austerlitz. Pour la galerie des visages connus, pour le petit peuple des «belles personnes», les Black Blocs, ce sont les envahisseurs. Ils viennent d’ailleurs. «Je ne discute pas avec toi, petite gouape fasciste !» lance à un interlocuteur au téléphone, dans l’émission les Grandes Gueules de RMC, l’avocat omniprésent Gilles-William Goldnadel.

Ce serait une belle histoire, sauf qu’elle est fausse. Il fallait tendre l’oreille aux chiffres de la préfecture de police de Paris. Ainsi se décomposait la manif : en tête, 1 200 cagoulés. Dans la manif syndicale proprement dite, sous les ballons, derrière les banderoles, 15 000 manifestants environ. Et entre les deux, 14 000 autres. Tiens tiens, qui sont donc ces 14 000 ? Le cortège de tête. Kesako, «le cortège de tête ?». Des manifestants, fatigués de piétiner sagement derrière les banderoles syndicales, qui préfèrent bader en liberté, non loin des cagoulés, devant, derrière, autour. En quelques années, depuis la loi travail, les syndicats se sont, en effet, laissés déposséder de la tête de manif. De cortège en cortège, les rangs syndicaux se clairsèment, tandis que s’étoffe le cortège de tête. Si confiscation il y a, elle dure depuis quelques années.

Comme son noyau dur - les cagoulés - le cortège de tête est opaque aux médias. D’abord, il n’a pas de porte-parole facilement joignable sur son 06, pas de chef, aucune incarnation possible, et c’est ce que les télés redoutent le plus. Il n’a pas de camions sono, mais une fanfare invisible. Ses banderoles sont référencées et souvent incompréhensibles aux moins de 25 ans. Mais il y a pire : le cortège de tête n’a pas de mot d’ordre. Sait-il même ce qu’il veut ?

Le cortège de tête ne pense pas en noir et blanc. Désolant constat : tous les cagoulés ne sont pas casseurs, et tous les casseurs ne sont pas cagoulés. Le cortège de tête ne va pas saccager le McDo, mais par sa masse même, il autorise le saccage. Des saccages d’ailleurs plus ciblés que ne le disent les télés s’en prenant aux banques, aux compagnies d’assurance, aux fast-foods, et au mobilier urbain, symboles d’un urbanisme vertical.

Comme il y avait, à l’époque du plan Juppé de 1995, des grèves par procuration, le cortège de tête saccage par procuration. Ceux qui le composent, souvent, ne savent pas eux-mêmes qu’ils consentent au saccage du McDo. Mais de fait, ils ne lèveront pas la main pour l’empêcher. S’il y a la moindre petite chance que le saccage du McDo arrête le train fou du macronisme, alors va pour le saccage (savoir si, effectivement, le saccage a la moindre chance d’arrêter le train fou est une autre question).

Le cortège de tête ne soutient pas, mais ne condamne pas. La fonte des masses syndiquées, et l’inflation du cortège de tête, c’est le mouvement de l’Histoire, sous nos yeux myopes. Comme on disait il y a cinquante ans à propos d’autre chose, nous sommes tous le cortège de tête.