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Délégation de service public : quand les services rentables sont livrés au privé
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
L’eau, les transports, les loisirs, le stationnement, rares sont les services liés à la puissance publique échappant à une externalisation vers le privé, à travers les délégations de services publics. Pour certaines entreprises comme Vinci, Veolia ou Eiffage, c’est une manne financière colossale gracieusement octroyée par un État plus beaucoup plus économe lorsqu’il s’agit des dépenses sociales. Isabelle Jarjaille, journaliste indépendante et auteure de « Services publics délégués au privé, à qui profite le deal » a mené l’enquête et répondu à nos questions.
Peux-tu expliquer ce qu’est une délégation de service public ?
Il faut bien distinguer délégation de service public et privatisation. Pour une délégation, c’est un service public géré par le privé, mais restant normalement sous le contrôle de la puissance publique. Celle-ci signe un contrat avec une entreprise pour gérer un service. Par exemple l’eau, le stationnement ou la construction d’une ligne à grande vitesse. Elle est censée ensuite contrôler son contrat et pouvoir reprendre la main. Là où j’ai constaté des défaillances, c’est quand ce contrôle n’existe plus du tout ou que la puissance publique ne sait même pas ce qu’il y a dans le contrat. C’est là que cela pose problème pour les finances publiques. C’est ce qui s’est passé à Béthune où la ville paye 400 000 € à Q-Park pour la collecte des recettes du stationnement. Pour autant, ce ne sont pas des privatisations, mais des gestions de service public par le privé.
L’absence de contrôle est-elle la norme ?
Il y a une grande diversité. La plupart des délégations de services publics sont faites par les communes. Il peut s’agir de l’assainissement, d’un service de crématorium ou d’un centre aquatique. Je me suis concentrée sur des dossiers emblématiques de ce qu’il ne faut pas faire. Cela ne veut pas dire que cela est toujours mal fait. Des communes tirent profit des délégations de service public en se déchargeant d’un service et en n’investissant pas dans des moyens internes. Toujours à Béthune, la municipalité payait 700 000 € par an pour la gestion de la piscine. La mairie a signé un nouveau contrat. Elle a dû mettre 80 000 € sur la table pour faire appel à un cabinet d’expert pour décrypter le contrat. Quand ils ont reçu l’offre de l’entreprise, il y avait cinq ou six cartons de papiers sur une hauteur d’un mètre cinquante posés sur un diable. Cela demande du temps et de l’argent.
Quelle est l’étendue du phénomène ?
C’est difficile à dire, mais au niveau de l’eau, la majorité des usagers boivent de l’eau gérée par le privé. Veolia empoche 20 millions d’euros par an juste sur le contrat du syndicat des eaux d’Île-de-France. Sachant qu’ils possèdent 50 % du marché, cela représente des centaines de millions. Pour les autoroutes, ce sont 4 milliards d’euros de dividendes qui sont versés tous les ans par Vinci, Eiffage et Abertis, les entreprises gestionnaires. L’État pourrait dénoncer les contrats, mais devrait payer des indemnités évaluées à 50 milliards d’euros. C’est une question de court terme ou de long terme.
Qui des collectivités publiques ou des entreprises privées a le plus à y gagner ?
Sur un service rentable comme celui des autoroutes, ce sont les groupes privés qui sont gagnants. Sur d’autres services moins rentables, le public peut être avantagé à court terme, mais à long terme il peut devenir perdant comme sur l’eau. Le jour où le contrat se termine, la mairie peut retrouver des réseaux mal entretenus. À la sortie, c’est elle qui va devoir récupérer ce coût-là. Ce qui m’interroge, c’est pourquoi déléguer un service public qui est rentable et qui rapporterait de l’argent à la collectivité s’il était géré en direct.
Justement, selon toi, qu’est-ce qui motive ce choix ?
La justification généralement donnée est celle d’avoir du cash, comme pour l’aéroport de Paris aujourd’hui. Mais cette réponse ne me satisfait pas. Dans l’exemple des autoroutes, l’État a récupéré 14,8 milliards en 2005 au moment de la signature de la délégation, mais les autoroutes rapportent 4 milliards d’euros de dividendes par an aux entreprises gérant les concessions. Au ministère de l’Économie, il y a une volonté idéologique très forte de désengager l’État en plus de faire rentrer du cash. Le but est d’extraire l’État des sociétés dans lesquelles il est engagé. Pour Bercy, l’intérêt général passe par le soutien à l’économie française, et donc le soutien à ces grandes entreprises, qui passe par les partenariats public-privé ou les délégations de services publics.
Serait-ce donc seulement une vision idéologique ?
En réalité, il y a une part de réseau, de lobbying et de pantouflage. Ces entreprises ont des liens très forts avec ces hauts fonctionnaires de Bercy. Ce sont des gens qui ont fait les mêmes écoles, qui ont parfois travaillé ensemble. Certains des grands dirigeants de ces entreprises sont d’abord passés par des ministères comme celui des transports. L’Institut de la gestion déléguée (IGD) qui se présente comme un institut pour promouvoir les partenariats public-privé est présidé par Hubert du Mesnil. Or il était président-directeur général de Réseau ferré de France quand ont été signés les partenariats public-privé pour les nouvelles lignes à grande vitesse. Élisabeth Borne [actuelle ministre des Transport – NDLR] était aussi membre de l’IGD lorsqu’elle était à la tête de la RATP. Elle est aussi passée par Eiffage [en tant que directrice des concessions – NDLR]. Cela crée des facilités pour mettre en œuvre des délégations de services publics. Une entreprise comme Vinci est toujours présente, notamment sur l’aéroport de Paris. Elle va constamment voir l’Agence des participations de l’État en leur disant : « si vous avez besoin de cash, nous sommes là ». C’est du lobbying constant.
Est-ce la même réalité dans les collectivités territoriales ?
Il faut dissocier le niveau de l’État de celui des collectivités locales où la dimension idéologique est moins forte. Vous y trouvez le même phénomène de lobbying des entreprises qui proposent des solutions clefs en main. Par exemple, au salon des maires, toutes les conférences qui avaient trait aux grands enjeux de l’eau potable étaient proposées par Suez Eau France. C’est Suez qui choisissait les thèmes, les intervenants étaient des salariés de l’entreprise qui proposaient aux élus des solutions Suez. Les édiles ayant de moins en moins de moyens et de temps, ce lobbying fonctionne très bien. Par contre à la sortie, cela peut coûter beaucoup plus cher. À l’échelle des collectivités locales, c’est plus la facilité et le lobbying qui sont en cause. Cependant, un élu m’a rapporté que la formation des cadres de la fonction territoriale fonctionne comme l’ENA. Ils sont biberonnés à l’idée d’une gestion déléguée qui serait plus efficace que la gestion directe. Les directeurs généraux de services dans les collectivités territoriales sont formés sur ce modèle.
Dans les collectivités territoriales, les étiquettes politiques comptent-elles ?
Au niveau des communes, il n’y a pas de clivage partisan. En 2015, quelques collectivités ont repris la main sur leurs services de l’eau gérés jusque-là par Veolia. C’est le cas à Rennes, mais aussi à Nice. Pour cette dernière, c’est Christian Estrosi, ancien ministre de Nicolas Sarkozy, alors que pour Rennes c’est une majorité PS. À Béthune, tous les contrats catastrophiques avaient été signés par la majorité PS, restée 30 ans au pouvoir. Aujourd’hui, c’est la majorité UDI qui remet tout à plat pour que cela soit moins coûteux pour la commune.
Quelles sont les conséquences pour la population de ces délégations de services publics ?
Dans le transport, Vinci récupère les contrats de gestion des aéroports. Avec la vente annoncée de l’aéroport de Paris, si Vinci remporte l’appel d’offres, il deviendrait l’actionnaire majoritaire de cette entreprise et propriétaire de l’aéroport. Le risque est d’avoir un groupe qui devienne majoritaire sur le réseau aéroportuaire français et qu’ensuite, il favorise ses propres aéroports en développant par exemple les liaisons Rennes-Lyon et en délaissant Rennes-Toulouse. À Toulouse, Vinci a perdu l’appel d’offres face à un consortium chinois. Le transport aéroportuaire pourrait être guidé par la stratégie économique de Vinci et créer des territoires délaissés. L’entreprise pourrait favoriser les activités les plus rentables au détriment du service public aéroportuaire. Pour le train, sur la ligne Tours-Bordeaux, le risque est de voir les prix flamber pour les voyageurs pour faire face au contrat que la SNCF a signé avec le consortium mené par Vinci. Autre exemple, Que Choisir vient de sortir une enquête révélant un écart de prix allant de 3 à 8 € le mètre cube d’eau selon l’endroit où on habite. La question fondamentale qui se pose est : un service public doit-il servir l’intérêt général ou peut-il servir un intérêt privé ?