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La société de distraction ou comment s’éteindre sans s’en rendre compte
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://adrastia.org/spielberg-player-one-effondrement/
« Tu te demandes sans doute ce qui est arrivé avant que tu débarques ici. Eh bien des tas de trucs, à dire vrai. On a évolué, on est devenu des êtres humains, et c’est là que les choses se sont gâtées. On a compris comment faire pousser la nourriture et domestiquer les animaux pour éviter de passer tout notre temps à chasser. Nos tribus se sont beaucoup élargies, et puis nous nous sommes éparpillés sur toute la planète comme un virus implacable. Ensuite, après avoir mené toute une série de guerres pour annexer le territoire ou les ressources des autres, ou pour des questions de religions, on a fini par rassembler toutes les tribus pour former une “civilisation mondiale”. Mais, franchement, tout cela n’était pas très bien organisé, ni vraiment civilisé d’ailleurs, et on a continué à s’affronter dans de nombreuses guerres. Mais on a aussi compris comment pratiquer la science, ce qui a contribué à notre développement technologique. Pour une bande de singes imberbes, on a quand même réussi à inventer des trucs assez incroyables : les ordinateurs, la médecine, le laser, le four à micro-ondes, le cœur artificiel, la bombe atomique. On a même expédié quelques types sur la Lune pour les rapatrier sur Terre ensuite. On a aussi créé un réseau de communication mondial qui nous permet de nous parler à n’importe quel moment, depuis n’importe où dans le monde. Sacrément impressionnant, hein ?
« Mais c’est là que ça se complique. La civilisation mondiale nous a coûté extrêmement cher. Il nous a fallu énormément d’énergie pour la bâtir, et on y est parvenu en brûlant des combustibles fossiles qui provenaient de plantes et d’animaux morts enfouis loin sous terre. On a épuisé la plupart de ces combustibles avant que tu débarques, si bien qu’à présent, ils ont pratiquement disparu. Cela veut dire qu’on n’a plus assez d’énergie pour continuer à faire marcher notre civilisation comme avant. Il a fallu procéder à des coupes. Énormes. C’est ce qu’on appelle la crise énergétique mondiale, et ça fait un moment que cela dure.
« Et puis la combustion de toutes ces énergies fossiles a eu quelques effets secondaires assez sévères, comme l’augmentation de la température du globe terrestre et la destruction de l’environnement. En ce moment, les calottes polaires sont en train de fondre, le niveau de la mer monte et le climat est complétement déréglé. Les espèces animales et végétales connaissent des taux record d’extinction, tandis que des tas de gens crient famine et se retrouvent sans abri. Mais on continue à se faire la guerre essentiellement pour récupérer le peu de ressources qui restent.
« En gros, fils, ça veut surtout dire que la vie est bien plus dure qu’avant, tu sais, je veux parler du bon vieux temps avant ta naissance. On avait une vie d’enfer à cette époque-là, mais maintenant, ça fait plutôt peur. Tu veux que je te parle franchement ? Eh ben, l’avenir est loin d’être rose ! T’es né à une sale période de l’histoire, et on dirait bien que ça ne va pas s’améliorer. La civilisation est “sur le déclin”. Certains disent même qu’elle est en train de s’effondrer. »
Ready Player One, chapitre un, par Ernest Cline (2011)
Les mots que vous venez de lire ne sont pas tirés du dernier rapport du GIEC ou d’une vieille conférence de Dennis Meadows mais du chapitre d’introduction du roman Ready Player One d’Ernest Cline, anthologie de tous les produits de la sous-culture geek des années 80-90 paru en 2011 mais se situant en 2044.
La situation exposée sous-tend tout le roman où une humanité aux abois a trouvé un refuge moral dans l’OASIS, un cyberespace quasi-magique où les gadgets haptiques servent d’interfaces avec le virtuel en servant tout autant d’écrans de protection contre le réel. Les gens, enfin ceux qui en ont encore les moyens, puisque l’action se passe dans ce qui reste des USA, jouent, travaillent, aiment, bref vivent dans ce nouvel univers, faux mais clinquant, pendant que le monde réel, lui, s’effondre doucement mais sûrement autour d’eux avec le retour de la misère généralisée, de la famine chronique et même de l’esclavage légal.
C’était donc avec une grande impatience que j’attendais l’adaptation par Hollywood du roman en film, sous la conduite du renommé Steven Spielberg. Après Elysium en 2013 et Interstellar en 2014, un autre blockbuster allait servir d’outil didactique pour informer les masses de leur avenir le plus probable mais cette fois, l’histoire n’offrirait pas d’échappatoire comme un partage miraculeux de la part des puissants ou une improbable fuite vers les étoiles.
Las, c’était sans compter sur les besoins visiblement puissants de lisser le message. En effet s’il est concevable que pour réussir cette adaptation, il fallait couper et retailler l’histoire pour rendre l’action à la fois plus linéaire et plus cinématographique et qu’il était nécessaire aussi de simplifier les références geek les plus obscures pour permettre l’accès au plus grand nombre (et sans doute au passage limiter les droits d’auteurs à reverser pour toutes les références en dehors de la galaxie Warner Bros et DreamWorks…), la question demeure sur le besoin d’édulcorer le moteur même de l’histoire, c’est-à-dire l’état du monde réel, effectivement présenté mais dont la nature est quasiment expédiée en une phrase dès le début du film.
Sans doute le service marketing, le réalisateur ou même le scénariste, Ernest Cline en personne, ont-ils préféré alléger le propos en se censurant. Il semble qu’il ne soit pas encore temps d’effrayer le chaland avec une dystopie un peu trop probable et réaliste et que le cinéma doive rester une machine à faire rêver et en l’occurrence à faire rêver à une machine à faire rêver encore plus grande et performante.
Cette idée de machine à faire rêver avec le risque d’une orientation programmée et donc dirigée de nos perceptions rappelle la fameuse photo[1] de Mark Zuckerberg, le patron de l’annuaire préféré des services de surveillance : Facebook. On y voit un multimilliardaire passant, satisfait et invisible, sous le nez d’une foule plongée dans un ailleurs totalement défini par et pour ses intérêts. Malgré sa conclusion sur le besoin de déconnection, est-ce qu’au fond Ready Player One, ne serait devenu, en version film, rien d’autre qu’un immense clip promotionnel de ce que le roman tentait justement de dénoncer avec quelques ambiguïtés ? C’est-à-dire l’échappatoire ultime à un réel intolérable ?
Pourtant, à bien y réfléchir, tout ceci n’est rien de plus qu’une nouvelle anecdote illustrant la propension de notre civilisation à produire et s’injecter du déni à haute dose partout et tout le temps, comme un organisme souffrant qui secrèterait des endomorphines pour calmer sa douleur.
On peut alors bien sûr accuser les puissants et tous ceux qui sont investis des moyens modernes de communication de masse de comploter à rendre le troupeau aveugle, mais ce serait oublier que l’accès au cinéma reste encore aujourd’hui un acte libre et volontaire et s’il est bien dans l’intérêt des puissants d’endormir les consciences, c’est aussi le nôtre de repousser activement tout message désagréable et de combler tout aussi activement le vide ainsi créé par de la distraction.
Il est possible alors de se demander si la “Société du Spectacle” telle que décrite par Guy Debord ne se serait pas raffinée en “Société de la Distraction”, une civilisation où le spectateur, autrefois consentant mais passif, aurait désormais parfaitement intégré son aliénation pour pouvoir activement rechercher une plus grande illusion de sa liberté qu’autrefois. Il aurait maintenant l’impression d’être moins passif en zappant, choisissant son film en ligne, posant ses “likes” et partageant photos et vidéos de sa propre existence. Mais nous ne sommes pas plus libres, nous croirions l’être et c’est ce qui compte au final. Cette impression fait la fortune des GAFA qui pensent diriger le monde alors qu’ils ne font que tirer parti d’un besoin quasi addictif, tout comme l’ont fait tout au long de l’histoire les marchands de vin puis les multinationales du tabac.
Le philosophe Thomas Schauder décrit excellement bien cette évolution dans son récent article « Le “temps libre” dans cette société du divertissement fait-il notre bonheur ? »[2] et pose les questions de son futur : « Le divertissement nous offre une solution pour être heureux, mais il nous fait manquer ce qui pourrait nous rendre véritablement heureux puisqu’il ne nous offre qu’une vision standardisée et impersonnelle du bonheur. Au lieu de « ne rien faire », nous ne « faisons rien » : nous occupons notre temps au lieu de prendre le temps de nous poser des questions, de penser, de contempler, de nous laisser aller à l’émerveillement. Nous nous « vidons la tête » au lieu de la remplir de tout ce qui pourrait donner un sens à nos actions. »
Face aux signes de plus en plus évident des prémices de l’effondrement (“mais où sont donc passés les insectes écrasés sur les parebrises de mon enfance ?“), le divertissement est une aubaine, en se plongeant dans un virtuel enivrant et rassurant, il est possible d’échapper aux messages d’une civilisation à l’agonie…
Selon Yves Cochet[3], les interactions spéculaires (pas les actes que nous envisagerions, ni même ceux que nous poserions pour de vrai, mais ceux sur lesquels nous croirions que les autres nous jugent) sont la structure de nos relations, ce qui en ferait un obstacle majeur au changement volontaire de notre système actuel (personne n’a d’intérêt social à afficher sa croyance dans un effondrement possible du système) tout en étant une cause forte de son effondrement systémique (tout le monde s’affolera lorsque les premiers convaincus d’une catastrophe se manifesteront suffisamment pour changer la norme de l’acceptable).
Il semble bien qu’il soit d’autant plus solide qu’il est amplifié par les médias en temps réel et les réseaux sociaux, au point que les journalistes en sont à commenter les évolutions des avis sur le web comme des informations en elles-mêmes alors qu’ils étaient initialement issus de leur travail d’information[4]. La mise en abime est totale, comme deux miroirs qui se feraient face en escamotant le reste du monde à notre perception.
Il apparait alors que tous les choix que nous faisons forment un système qui évolue et dans lequel les agents sont eux-mêmes agis. Dans le cas du film Ready Player One : les producteurs d’Hollywood sont sans doute intimement persuadés qu’ils proposent ce que les spectateurs veulent voir, d’autant plus que les liens organiques étroits entre Hollywood (machine de propagande étasunienne) et les intérêts économiques de la Silicon Valley (le nouveau complexe technologique de domination de la planète) les y poussent, que leurs réticences psychologiques individuelles favorisent leur déni et que les regards posés sur eux les poussent à garder un silence confortable. De toute façon, comme les spectateurs veulent voir ce qu’on leur a déjà proposé parce que leur imagination est déterminée par les images qu’ils ont déjà vues (surtout si elles les rassurent au final), ils confirment les intuitions des producteurs. L’industrie culturelle crée ainsi ses propres codes, ses propres stéréotypes, un cahier des charges qu’elle réutilise autant de fois que cela fonctionne…
Thomas Schauder conclut dans son article que « le temps de l’inactivité est celui qui rend possible l’activité, d’inventer, de créer, de rêver, bref de nous soustraire réellement aux injonctions du marché et du travail. Aujourd’hui, la productivité et la richesse n’ont jamais été aussi importantes. L’occasion nous est offerte de réclamer un « droit à la paresse » (selon l’expression de Paul Lafargue), un droit à l’inutilité et au temps perdu. Et si ce droit devenait l’enjeu des luttes sociales de demain ? On a bien le droit de rêver… » et alors que la lecture du roman Ready Player One – qui n’est certes pas un chef d’œuvre littéraire ni même un brûlot politique – nous expose à une dystopie qui pourrait advenir et que le visionnage du film Ready Player One, lui, nous montre une quasi-utopie qu’on voudrait nous vendre, il reste entièrement de notre responsabilité individuelle de sortir de ces systèmes aliénants et de reprendre notre liberté d’agir. On a bien le droit de rêver…
Laurent Aillet
Le 21 Avril 2018
[1] Mark Zuckerberg, réalité virtuelle
[2] Thomas Schauder : Le “temps libre” dans cette société du divertissement fait-il notre bonheur ?
[3] Yves Cochet, de l’Institut Momentum