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Le travail au ras des pâquerettes – Épisode 2
Par Lise Gaignard
1 juillet 2018
Sous le pseudonyme de Marie-Louise Michel, de 2007 à 2014, Lise Gaignard a écrit pour Alternative libertairedes « Chroniques du travail aliéné », réunies et publiées par les Éditions d’une. Psychanalyste en ville et en campagne contre la servitude passionnelle, elle nous fait partager ses tribulations institutionnelles, passant de l’analyse des processus psychiques mobilisés par le réel du travail à la psychothérapie institutionnelle, pratique thérapeutique marchant sur deux jambes (Karl Marx et Sigmund Freud) pour tenir ensemble aliénation psychopathologique et aliénation sociale.
Dans cette nouvelle chronique, Lise Gaignard nous emmène dans un Ehpad à la rencontre d’un directeur des ressources humaines pavé de bonnes intentions, pour remettre au travail des aides soignantes « résistantes au changement ».
Télécharger l’article en PDF.
Il est jeune, la trentaine, plutôt sympathique. Il a demandé à me rencontrer pour envisager « une action » dans son service. Il travaille dans un hôpital de moyenne importance. Une grande partie de son personnel s’occupe de personnes âgées, en Ehpad, longs et moyens séjours. Ce personnel souffre, dit-il. Il se trouve devant de trop nombreux arrêts de travail, dus à des dépressions et des troubles musculo-squelettiques. Il s’est dit que c’était en lien avec une souffrance au travail. Il me demande donc d’intervenir en tant que spécialiste de la psychanalyse, sur la mort, le vieillissement, la gestion du handicap, en utilisant les artifices de groupes de paroles ou d’interventions magistrales, comme je voudrai. Je lui demande alors comment est organisé le temps de travail. Je lui explique ma question : il a été montré que ces problèmes éthiques sont souvent traités dans les pauses informelles, les moments de convivialité, quand ils ont lieu. Il est embarrassé, parce que, justement, il vient de supprimer les pauses.
Posant des questions précises, j’obtiens une description de l’organisation prescrite du planning des aides-soignantes, qui représentent la plus grande partie du personnel. Elles arrivent le matin sans savoir dans quel service elles vont intervenir. Elles sont alors réparties en fonction du nombre de présentes dans les différents services. Elles changent ainsi de collègues tous les jours, et aussi de patient·es. Je lui demande alors comment elles s’organisent entre elles, qui fait quoi, dans quel ordre ? Il répond que c’est très simple, tout est organisé, le « timing » est très précis, les gestes sont les mêmes chaque jour, le minutage est parfait – « tout est prévu ». Il a payé une fortune une étude ergonomique pour cela… Et d’ailleurs, cela fonctionne très bien. Avant cette installation, il avait toutes les peines du monde à envoyer une aide-soignante d’un service dans un autre pour faire un remplacement, elles montraient trop de « résistances au changement ». Ce n’est pas cela du tout qui le préoccupe. Je demande alors s’il s’est déjà posé la question du café. Fournit-il le café de l’hôpital ? Doivent-elles l’acheter ? (Ce qui ne peut pas se faire dans des équipes aussi mobiles.) Il ne sait pas pour le café, il ne s’est jamais posé la question, il a supprimé les pauses, en boiraient-elles tout de même ?
Il s’agace, ne comprend pas où je veux en venir. Il veut que j’anime des groupes de parole sur la mort. Mais, imperturbable, je repose les questions de la situation de travail. Il demande mes tarifs, on lui a parlé de moi, il veut absolument que je vienne au moins rencontrer les cadres.
Comme il ne comprend vraiment rien, je lui pose la question de son travail à lui. Comment s’entend-il avec ses collègues ? A-t-il trop de travail ? Est-ce facile à faire ? Content de se retrouver sur un terrain qu’il connaît, il raconte. Tout irait assez bien s’il n’avait pas une vieille collègue qui ne comprend rien à rien, qui l’exaspère. « C’est un boulet. » Elle fonctionne avec les vieilles méthodes, elle présente – elle aussi – des résistances au changement. Elle n’a pas « fait l’École de la Santé », comme lui. Autrement, il aime son travail, mais cette vieille… Comment se débrouille-t-il, alors pour amadouer cette dame ? A-t-il des ruses, des stratégies particulières ? « Oui, dit-il, n’entendant ces paroles que trop tard, je lui fais des petits cafés ! »
Nous avons pu travailler enfin grâce à « la vieille », et à ses « petits cafés ». Enfonçant le clou, je lui demande ce que cela lui ferait si on lui changeait la vieille tous les jours, si ce n’était jamais la même, que tout était à recommencer tous les matins. Il me regarde, stupéfait : « En gros, j’ai tout faux… » Il est désespéré un moment, il s’aperçoit qu’il avait fait abstraction dans son raisonnement comptable de la subjectivité des agents. Non seulement il n’avait pas tenu compte de leur situation de travail, mais il avait mis à mal toutes les stratégies de coopération, tous les systèmes d’amortissement des épreuves psychiques liées à la prise en charge de la fin de la vie. Pourtant, son planning était « beau », son « timing » horaire de la journée type d’une aide-soignante lui avait demandé beaucoup de travail, d’attention… Il ne s’agissait pas de désinvolture, de négligence de sa part. Il avait été alarmé par les arrêts de travail à répétition, il s’était inquiété d’une souffrance psychique, d’où sa demande d’intervention auprès d’une psychanalyste. Mais jamais il n’aurait pensé qu’une organisation du travail qui lui avait demandé autant de soin pouvait être aussi délétère. Pour terminer, il était content d’être venu, content, mais dans un grand embarras. Je me suis alors permis de lui conseiller d’en parler avec « la vieille »…
Je n’ai plus jamais eu de nouvelles de cet homme jeune qui croyait pouvoir organiser « scientifiquement » le travail de femmes auprès de personnes vulnérables.