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C. Durand: Quand le nationalisme US saborde la mondialisation

Lien publiée le 28 septembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/nationalisme-us-mondialisation/

Alors que chaque jour nous apporte son lot de nouvelles déconcertantes sur la politique étrangère de Donald Trump, qu’en est-il de la réalité de mesures commerciales qui ont fait du protectionnisme états-unien l’alpha et l’oméga de l’orientation de la Maison-Blanche ? Dans une situation économique mondiale instable, où la Chine apparait désormais comme un concurrent direct de la puissance états-unienne et que se négocient de nouveaux accords transnationaux de libéralisation des marchés, la politique de Trump met-elle un frein à la mondialisation ? Cédric Durand éclaire dans cet entretien la réalité des guerres commerciales actuelles et l’étape présente de la globalisation.

 

Peux-tu présenter les grandes lignes de la guerre commerciale engagée par Trump contre la Chine, mais aussi contre le Canada, la Turquie et l’Union européenne ? Peut-on dire qu’une telle offensive est sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale ?

Le protectionnisme est au cœur du projet politique qui a mené Donald Trump à la Maison Blanche. Tout au long de la campagne, son slogan “Make America Great Again” résonna avec celui de “l’Amérique d’abord”, dont la déclinaison concrète est d’abord un agenda anti-immigrés. Le second volet est une hostilité franche au libre échange qui va de pair avec une volonté affichée de protéger les emplois, l’industrie et la propriété intellectuelle d’une concurrence internationale dénoncée comme déloyale.

Conformément à ses promesses, dès le 23 janvier 2017, trois jours après son élection, Donald Trump retire les États-Unis de l’accord de partenariat transpacifique signé l’année précédente par 13 pays, arguant que cet accord allait affaiblir l’économie et la souveraineté du pays. Il engagea également très vite une renégociation de l’Accord de Libre Échange Nord Américain qui vient d’aboutir à un compromis avec le Mexique. Le nouvel accord reprend en partie des revendications des syndicats états-uniens : désormais 40 à 45 % de la valeur ajoutée des produits automobiles doivent provenir d’usines où les travailleurs gagnent au moins 16$ par heure et 75% doivent être produits sur le continent nord américain. Ces mesures devraient conduire à une hausse des salaires dans le secteur au Mexique et favoriser le maintien d’emplois aux États-Unis.

Un autre élément important, concerne les restrictions apportées aux droits des multinationales à recourir à des procédures d’arbitrage pour contester des politiques menées par les gouvernements qui contreviendraient à leurs intérêts. A l’exception des secteurs travaillant directement avec l’État, tels que les télécommunications, l’énergie et les infrastructures, les grandes firmes ne pourront plus utiliser ces dispositions.

Ce sont évidemment pour l’administration en place des arguments électoraux de poids en vue des élections de mi-mandat qui auront lieu cet automne. Dans le même temps, ces ajustements déplaisent aux milieux d’affaires et signalent une inflexion très nette par rapport aux accords commerciaux unilatéralement favorables aux multinationales signés depuis les années 1990. Il est vrai cependant que, dans le même temps, l’accord signé avec le Mexique prévoit un durcissement des droits de propriété intellectuelle et une libéralisation accrue des services financiers qui, dans ce cas, vont exactement dans le sens des demandes des milieux d’affaire.

Au cours de la première année du mandat de Trump, on ne voyait pas bien quel allait être le point d’équilibre entre les positions du président et celle des milieux d’affaires acquis au libre-échange. 2018 a clarifié les choses. Gary Cohn, le dirigeant de Goldman Sachs a démissionné du National Economic Council et Rex W. Tillerson, le PDG d’Exxon Mobil, a quitté ses fonctions de Secrétaire d’État. Ces départs ont laissé le champ libre à des personnages ouvertement protectionnistes. Le premier, Peter Navarro, s’est fait un nom en publiant des pamphlets anti-chinois comme Death by China ; il dirige le National Trade Council nouvellement créé. Le second, Wilbur Ross, est un milliardaire spécialisé dans le rachat par LBO d’entreprises industrielles et minières en difficulté, il dirige le Secrétariat au Commerce.

Dans une note de campagne rédigée conjointement, ils expliquaient que l’affaiblissement industriel des États-Unis est la conséquence de traités commerciaux avantageux pour le big business mais défavorables aux travailleurs du secteur manufacturier. Robert Lighthizer, le représentant des États-Unis pour les affaires commerciales avait déjà servi dans l’administration Reagan, et ne cesse de souligner que le recours aux protections douanières aujourd’hui face à la Chine comme à l’époque contre le Japon est un moyen de défendre les intérêts économiques américains.

Les augmentations des droits de douane annoncées depuis le mois de janvier 2018 visent à faire plier les partenaires commerciaux des États-Unis, à infléchir les règles du commerce international et à réduire le déficit de la balance des biens et services. Deux types de mesures ont été prises : les premières concernent des produits spécifiques comme les panneaux solaires et les machines à laver, l’aluminium et l’acier et les produits automobiles ; les secondes ciblent un pays en particulier, en l’occurrence la Chine, avec des droits de douane de 25 % sur une première liste de produits industriels intermédiaires depuis le 6 juillet, élargie le 23 août à des biens de consommations tels que des motos et des scooters et avec un nouveau train de mesures en préparation pour les jours qui viennent.

Les différents pays touchés par les décisions unilatérales américaines ont pris des mesures de rétorsion équivalente, mais c’est surtout dans le cas de la Chine que l’escalade en cours justifie l’utilisation du terme de guerre commerciale. En réponse aux plaintes déposées par ce pays contre les États-Unis à l’OMC, le président Trump a même annoncé considérer la possibilité de quitter cette organisation, ce qui serait une véritable rupture dans l’organisation contemporaine du marché mondial.

 

En ce qui concerne l’offensive US contre la Chine, quel sont ses objectifs et peuvent-ils être atteints ?

L’objectif stratégique du président étasunien est sans aucun doute d’entraver autant que possible le développement économique chinois perçu, à juste titre, comme un défi à l’hégémonie étasunienne sur le plan mondial. Ce but est sans doute inatteignable à long terme. En revanche, il n’est pas exclu que le gouvernement Trump obtienne des concessions non négligeables permettant, notamment via une plus stricte application des droits de propriété intellectuelle, de renforcer la position des entreprises américaines.

Dans tous les cas, il ne faut pas perdre de vue que les deux économies sont extrêmement imbriquées et, en particulier, le fait que le revers des importations chinoises ce sont les profits que les grandes entreprises états-uniennes réalisent grâce aux imports à bas coûts et à l’exploitation du travail chinois par leurs filiales. Un grand nombre d’organisations patronales américaines se sont d’ailleurs publiquement opposés à l’escalade protectionniste en cours. Dans une longue lettre ouverte adressée au représentant du commerce Lighthizer le 6 septembre 2018, des dizaines d’entre elles demandent ainsi ouvertement

« que le gouvernement des États-Unis et de la Chine  suspendent les augmentations sur les droits de douane et entament de véritables négociations sur les questions commerciales et d’investissement », ajoutant que « la poursuite de l’escalade des mesures douanières ne pourrait que porter préjudice aux intérêts économiques états-uniens ».

Un point décisif dans leur argumentation est le fait que de nombreux secteurs dépendent étroitement de leurs chaines d’approvisionnement avec la Chine et sont dans l’impossibilité de les redéployer vers de nouveaux fournisseurs à brève échéance.

 

Quelle incidence politique la guerre commerciale de Trump peut-elle avoir sur l’Union européenne ?

Pour l’instant l’UE fait front. Cette organisation est la plus néolibérale qui soit et son engagement en faveur du livre échange et de la liberté de circulation des capitaux fait partie des principes qui la fondent. Néanmoins, l’Allemagne qui dégage un excédent commercial considérable (de l’ordre de 9 % du PIB) a bien plus à perdre dans le regain de protectionnisme que les autres pays membres. Lorsque Macron dénonce le « fétichisme » allemand des excédents, il rejoint sur le fond Donald Trump quand celui-ci pointe la responsabilité des pays excédentaires dans les déséquilibres internationaux.

Cette guerre commerciale peut-elle précipiter une nouvelle récession à l’échelle mondiale ?

Les droits de douanes touchent pour l’heure moins de 4% du commerce mondial, l’impact macroéconomique direct sera donc négligeable. En revanche, il existe des failles, notamment financières, extrêmement importantes dans l’économie mondiale. Les crises de grande ampleur que traversent actuellement l’Argentine et la Turquie l’indiquent clairement et pourraient d’ailleurs être les signes avant-coureurs de turbulences à une échelle plus vaste…

La situation est paradoxale. D’un côté les indicateurs économiques, notamment aux États-Unis, semblent très solides, la valorisation à Wall Street atteignant des records historiques, mais, d’un autre côté de multiples signaux passent au orange avec le cycle de hausse des taux d’intérêts amorcé outre-Atlantique, en particulier en ce qui concerne la dette des pays du Sud, mais également sur l’endettement des firmes non-financières, la dette étudiante ou encore la chute des prix de l’immobilier dans certaines régions côtières en raison du changement climatique.

Dans un tel contexte, personne ne peut garantir que le surcroît d’incertitude créé par les tensions commerciales ne pourrait pas déclencher une nouvelle tempête financière généralisée, les conditions institutionnelles n’ayant pas radicalement changé en une décennie.

Dans quelle mesure la politique de Trump augure-t-elle d’une nouvelle période, où les affrontements inter-impérialistes entre grands blocs, notamment entre les États-Unis et la Chine, prendraient le pas sur le consensus libre-échangiste dominant à l’échelle planétaire ?

C’est une question extrêmement difficile à clarifier. On l’a dit, la plupart des milieux d’affaires aux États-Unis et dans le monde sont hostiles au regain de protectionnisme en raison de l’interdépendance accrue des opérations dans les différents pays. Surtout, ils sont très attachés à une situation qui leur donne la liberté de faire jouer à plein la concurrence entre les différentes juridictions sur les plans sociaux, écologiques et fiscaux.

Mais face à la montée de l’instabilité politique dans les pays occidentaux, les firmes multinationales ont de plus en plus de mal à ce que leur programme gagne les élections. Nous sommes encore dans l’onde de choc de la crise de 2008 et le réagencement politique est en cours. Dans ces conditions le nationalisme pro-business d’une droite radicalisée peut leur sembler préférable par rapport au renouveau d’une gauche de transformation sociale que l’on voit apparaître des deux côtés de l’Atlantique. Une fois qu’une dynamique nationaliste s’enclenche, la possibilité d’une confrontation existe, même si on est aujourd’hui encore très loin d’un affrontement direct entre grandes puissances.

Cet entretien a paru dans une version plus courte dans le mensuel suisse Solidarités n°333. Propos recueillis par Jean Batou.